Éditions de la Toison d’or (p. 66-75).


JE FAIS DES VISITES


Un matin, ma mère me dit :

— Keetje, tu ne dois pas aller à l’école aujourd’hui : il faut faire ta visite chez Mademoiselle Smeders, puis tu iras, avec mes compliments, voir Mademoiselle Rendel[1].

— Mais, mère, elles n’aiment pas que je vienne chez elles.

— Nous n’avons pas le choix, ma Keetje. Elles nous donnent chaque fois un pain : nous ne pouvons laisser d’y aller.

Les Smeders et les Rendel étaient d’anciens voisins. Je m’acheminai, à travers la neige, vers l’autre extrémité d’Amsterdam, où ils habitaient.

Je me rendis d’abord chez les Smeders. Ceux-ci étaient des ouvriers comme nous, même d’un cran inférieurs. Le mari, manœuvre aux docks, ne savait pas de métier, tandis que mon père était un cocher très capable, employé chez un grand loueur : il avait un beau fouet bagué d’or, et portait une cravate blanche sur le siège, aux enterrements et aux mariages. Mais les Smeders n’avaient qu’un enfant, élevé presque entièrement par sa grand’mère ; chez nous, il y en avait huit que mon père était seul à faire vivre. Ce nous était une grande mortification de devoir accepter la charité de nos égaux.

C’est avec appréhension que j’ôtai mes sabots au bas de l’escalier presque perpendiculaire et soigneusement récuré à l’eau de craie, et que je montai en me tenant au câble qui servait de rampe. Arrivée en haut, je frappai craintivement à la porte : après qu’on m’eut répondu, j’ouvris et pénétrai dans la chambre. Mademoiselle Smeders me regarda assez froidement.

— C’est toi, Keetje, par ce temps-là ? Prends garde, tu salis la natte. Va t’asseoir là, — elle m’indiqua une chaise près de la porte, — et tiens tes jambes suspendues, pour ne pas salir les barreaux.

— Oui, Mademoiselle. Mes bas sont mouillés parce qu’il y a des trous dans mes sabots.

Elle continua de passer à l’amidon ses bonnets blancs, et le devant de chemise que son mari portait le dimanche. Ses mouvements étaient mous, mais sûrs. Elle était vêtue, comme toujours, d’un jupon de mérinos noir, large de six aunes, et d’un caraco en indienne lilas, dont le corsage aux épaules tombantes et les basques descendant jusqu’aux genoux, se fronçaient autour de la taille. Comme chaussures, des bas blancs et des pantoufles en tapisserie verte, à fleurs rouges. Autour du cou dégagé, elle portait un collier de quatre rangées de coraux, à fermoir en filigrane d’or ; aux oreilles, de longs pendants en corail. Elle était coiffée de bandeaux blond sable, luisants de pommade, qui lui couvraient les oreilles, et d’un bonnet blanc tuyauté dont les brides pendaient sur le dos. Le frémissement continu de ses narines dilatées et son regard bleu qui vous jaugeait, me causaient toujours un malaise : je n’aurais pas aimé la fâcher.

La bonne chaleur du poêle me tapa légèrement à la tête : tout me sembla voilé. Je regardais avec étonnement, à chacune de mes visites, cette chambre, au plafond bas à poutres couleur orange, dont l’ordre et la propreté m’intimidaient. Au milieu du plancher, passé à l’eau de craie, était étendue une grande toile à voile peinte en jaune avec bord orange, que la femme repeignait tous les ans ; tout autour des nattes ; devant et sous la table, placée entre les deux fenêtres et couverte d’une toile cirée jaune, des morceaux de tapis de toute couleur. Aux fenêtres à guillotine, des pots de géraniums qui, l’été, étaient à l’extérieur, des rideaux en mousseline à carreaux maintenus par des rubans jaunes, et au milieu un écran en étamine bleue, pour que « les voisins ne pussent vous compter les morceaux dans la bouche ». Hors des fenêtres, des séchoirs où, par les temps secs, pendaient les chemises en laine rouge du mari.

Des chaises peintes en acajou étaient rangées le long des murs ornés d’images. Dans un angle, se trouvait une commode en acajou, garnie de grands cuivres aux serrures et surmontée d’une barque à voile, œuvre du mari, ancien marin. Sur la table, un bocal, avec un poisson doré et, près de la place du mari, un crachoir en faïence bleue ; sous la table, deux chaufferettes en bois.

Un doux engourdissement m’envahissait. Ce confort, si loin de notre vie, me faisait rêver. Ce bon fauteuil en paille, si père l’avait le soir pour se reposer, comme il y serait bien, appuyé contre le dossier, une chaufferette aux pieds pour sécher ses bas ! Car il souffre beaucoup, père, quand, par ce temps, il doit nettoyer les voitures en plein air : ses mains sont gonflées comme des pelotes, et de grandes crevasses le torturent la nuit, au point de l’empêcher de dormir. Il pourrait me tenir sur ses genoux en fumant sa pipe. Le crachoir serait inutile, puisqu’il ne chique pas.

Mes regards, continuant à errer, rencontraient l’alcôve cloisonnée, orange comme le plafond, garnie de rideaux en indienne lilas, écartés au moyen de rubans : on voyait les literies recouvertes de taies et de draps, à petits carreaux rouges et blancs. Sous le haut manteau de cheminée, bordé d’un volant à fleurs, avançait un long poêle orné de cuivre, portant une bouilloire en bronze ; tout à côté, le seau à braise en cuivre jaune et rouge.

Mademoiselle Smeders passait sa vie à frotter, astiquer, et faire reluire tout cela à outrance. L’odeur de la térébenthine et de l’alcool, qui lui servaient à délayer la cire et autres ingrédients à faire briller, imprégnait la chambre. Tout cela m’intimidait ; j’aurais néanmoins voulu vivre dans cette joliesse et dans cet ordre, mais alors il faudrait changer de mère, et ne plus avoir Dirkje, ni Naatje, ni Keesje. Ah non ! Ah non ! pour rien, pour rien, je ne voudrais ne pas les avoir. Ma gorge se serrait, je m’agitais sur ma chaise.

— Mais ne remue donc pas ainsi, Keetje ? tu vas trouer la natte avec les pieds de la chaise.

Je me tins coite un instant. Les voyez-vous lâchés ici ? Dirk qui se traîne sur son derrière et n’est pas encore propre ! Quel dégât ! Je riais en dedans, mais n’osais plus manifester mes sensations.

— Et ta mère, Keetje ? elle ne t’a pas dit quand elle va acheter un bébé ?

— Vous pensez, Mademoiselle, que ma mère achète les enfants ? Je crois plutôt qu’on nous les donne de force ! nous n’avons même pas d’argent pour aller chercher de l’huile pour la lampe. Je comprendrais que vous en achetiez, mais nous ! Et mes parents disent toujours que c’est une calamité, mais qu’il n’y a rien à faire.

Mademoiselle Smeders me regarda bouche bée et ne répondit pas. Elle choisit une poêle, la plaça sur le feu, y versa de l’huile, puis alla vers l’alcôve, souleva l’édredon sous lequel elle prit le bassin rempli de la pâte à crêpes qu’elle y avait mis lever, et commença à faire des crêpes pour le dîner. Elle laissa brunir l’huile, y versa la pâte avec une louche, fit bien rissoler des deux côtés, glissa les crêpes sur un plat, y étala du sirop doux, et les déposa, couvertes d’une assiette, entre le matelas et l’édredon, afin de les tenir chaudes. Après s’être léché les doigts, elle plaça sur la table deux assiettes, deux couverts en étain bien luisants, et, pour être mangés avec les pommes de terre, un plat d’éperlans froids délicieusement croustillants.

Ah ! si elle voulait me donner un éperlan ou une crêpe ! Je laverais bien sa vaisselle et resterais jusqu’au soir pour faire toute sa besogne. Mais elle se dirigea vers l’armoire, y prit un pain noir, me le donna sans l’envelopper, et dit :

— Maintenant, va-t’en ! Mon homme va revenir manger : il n’aime pas trouver des étrangers. Et bien des compliments à ta mère.

— Merci, Mademoiselle, et bien les compliments à votre homme.

Je repris mes sabots à la porte, redescendis en me tenant au câble, et, par la neige fondue qui pénétrait à nouveau dans mes sabots, je traversai la rue pour me rendre chez l’autre ancienne voisine.

Mademoiselle Rendel avait été une dame, disait-on, mais avait fait un mariage au-dessous de son rang. Son mari était facteur dans une messagerie. Ils avaient cinq enfants, étaient bien mis et habitaient un rez-de-chaussée. Mademoiselle Rendel faisait le matin son ménage, et sortait invariablement les après-midi, habillée d’une robe de barège gris sur une large crinoline, et d’un châle noir à bordure violette, qu’elle attachait devant par une grande broche à camée, ramenait dans la taille en croisant les mains dessus, et dont la pointe, derrière, rasait terre. Elle portait un chapeau à bavolet en satin gris, avec des brides violettes nouées sous le menton par un nœud à longs bouts pendants ; des repentirs poivre et sel sortaient du chapeau, de chaque côté des tempes. Ses bottines trop grandes, sans talon, étaient en lasting et lacées sur le côté ; elle avait un sac en drap noir au bras, des gants à un bouton recousus aux extrémités, et un mouchoir blanc déplié en main. Dans cette tenue respectable, Mademoiselle Rendel passait au milieu de la rue, en saluant les voisines avec de jolies inclinations de côté. Elle allait voir ses anciennes amies et revenait le soir, son sac rempli ou avec des paquets dissimulés sous le châle, et elle pouvait, le lendemain, payer ses petites dettes. Elle me reçut très aimablement et me demanda si ma mère avait déjà acheté un bébé.

— Mais non, Mademoiselle, ma mère ne fera pas cette bêtise ! Nous sommes dans une panne noire : voyez mes sabots. Elle n’ira donc pas acheter des enfants : nous en avons du reste huit.

— Bon Keetje, bon. Approche-toi du feu. Quel mauvais temps, n’est-ce pas, mon enfant ?

Elle ne craignait pas que je salisse son parquet.

J’étais bien plus à l’aise chez elle, mais je préférais l’autre chambre. Ici, des bottines traînaient sous la table, le châle sur une chaise, des chapeaux sur des meubles, et des joujoux d’enfant dans les coins. Elle-même avait une vieille robe noire tachée, et les cheveux dans des papillotes.

Mais sur le poêle, des pommes de terre bouillaient, et des boulettes de viande rissolaient dans une lèchefrite. Ma bouche se remplissait d’eau. Il y avait neuf boulettes : une par enfant, deux pour chacun des parents. Si Mademoiselle Rendel avait pris un grain de chacune, elle aurait pu en faire une de plus et me l’offrir. Ça doit être bon, d’après l’odeur. C’est étrange ! Comment s’arrangent-ils donc tous pour avoir ces bonnes choses ? Chez nous, il n’y a jamais rien, même pas à nos anniversaires, ni à la Saint-Nicolas, ni à la Noël, jamais, jamais ! et ailleurs il y a tous les jours de tout. Ici, je vois toujours neuf boulettes sur le feu.

Le mari entra pour dîner, ainsi que la fille aînée qui apprenait les modes : tous deux me firent bon accueil. Alors Mademoiselle Rendel alla dans le jardin, se fit donner, par le boulanger d’à côté, un pain noir par-dessus le mur, et me le remit en disant :

— Keetje, tu as encore à aller loin. Va, ma petite, et bien des compliments à ta mère.

Tous me conduisirent aimablement jusqu’à la porte ; la fille aînée me chargea encore de compliments, et je m’en retournai à l’autre bout d’Amsterdam, chargée de mes deux kilos de pain noir, pas enveloppés.

La neige tombait drue. Quand j’arrivai dans notre impasse, toutes les femmes étaient en émoi : en rentrant chez nous, je fus surprise par les vagissements d’un nouveau-né.



  1. En Hollande, les femmes mariées du peuple et de la petite bourgeoisie sont appelées Mademoiselle.