Éditions de la Toison d’or (p. 63-65).


MON PÈRE PROPOSE DE NOUS
ABANDONNER


La propriétaire était venue nous insulter pour les deux semaines de loyer que nous lui devions.

On s’était couché après cela, tout agités.

Sur les paillasses à terre, les enfants s’endormirent vite. Moi, je ne pouvais.

Les parents dans l’alcôve, causèrent. Mon père proposa à ma mère d’abandonner tous les enfants, disant que la Ville prendrait certainement soin d’eux et qu’ils auraient moins souvent faim et froid que maintenant ; que lui était à bout de forces, qu’il n’avait que trente-huit ans, qu’elle sans doute n’aurait plus d’enfants, et qu’ils pourraient se refaire une vie à deux. Ma mère répondit :

— Non, non, abandonner les enfants, jamais !

J’entendais tout cela de mon lit. Je fus prise d’une folle terreur. Je voulais éveiller mes frères et sœurs pour les prévenir, ou aller supplier mes parents de ne pas nous quitter, mais je n’osais, de crainte des coups. Je rampai sur le ventre jusqu’à la porte, et me couchai en travers afin de les empêcher de partir.

Mes parents, ayant perçu quelque bruit, se turent. Ma mère dit :

— C’est Keetje ; elle aura entendu : après des scènes comme ce soir, elle ne dort jamais.

— Mais non, fit mon père, ce sont les rats.

Puis il appela :

— Keetje, Keetje !

Je ne bougeai pas.

— Ils dorment tous, reprit-il. Si tu veux, tu viendras me rejoindre demain à midi à l’écurie, et nous partirons. Comme c’est jour de paie, nous aurons un peu d’argent pour prendre le bateau et aller loin d’ici.

— Non, non, jamais je n’abandonnerai mes petits.

Ils se turent.

Je m’endormis vers le matin, étendue devant la porte. Quand ma mère se leva pour préparer le café de mon père, elle me trouva là.

— Tu vois, j’en étais sûre, elle a entendu et voulait nous empêcher de partir.

Mon père se leva d’un bond, s’habilla en quatre mouvements, et se sauva sans attendre le café.

Vers midi, en « jouant école » avec les enfants, je les avais tous assis sur le seuil ; mais ma mère ne sortit pas.

Puis j’attendis anxieusement le soir. Quand mon père rentra enfin, je me jetai avec un grand cri dans ses bras. Il me souleva silencieusement, me garda sur ses genoux, puis en me caressant les cheveux, et la voix rauque, il parla :

— Keetje, je suis souvent si fatigué, et, quand on vient alors nous injurier comme hier, je ne sais plus ce que je fais.

— Père, dis-je, laisse-moi dormir cette nuit entre ma mère et toi ; j’aimerais tant, puis-je ?

— Oui, ma Keetje, oui, ma « Poeske », et avec ta poupée, n’est-ce pas ?

— Non, père, murmurai-je, avec vous deux seuls.

J’étais indéfinissablement heureuse.