Jours d’Exil, tome I/Le Lac des Quatre-Cantons

Jours d’Exil, tome I
Le Lac des Quatre-Cantons


Septembre 1849.


LE LAC DES QUATRE-CANTONS.




« Gloire, gloire encore ! »
Goethe.


176 C’est dans les derniers jours de l’été, le temps où les aubergistes et les voyageurs sont heureux en Suisse ; les uns parce qu’ils gagnent de l’argent, les autres parce qu’ils en dépensent : c’est le 23 août 1849 !

Adieu Lucerne, perle d’Italie, perdue dans les neiges helvétiques ! Adieu, vieille citadelle catholique, si bien prise dans ta maigre taille, si fière de ta ceinture de fortifications et de tes églises resplendissantes ! On ne répare plus tes tours écroulées ; le temps mord tes vieux créneaux et les couvre de rouille ; tes autels sont moins riches, le lac ne gémit plus sous le poids de tes processions saintes ! La génération qui vient s’écriera comme moi : Lucerne, adieu !

Le Waldstætten, le beau bateau, s’éveille sur le lit moëlleux des ondes. Sur ses flancs qui reluisent, il porte avec orgueil les devises des cantons unis. Fume, Waldstætten, comme un étudiant de Heidelberg qui rêve gloire, quand la bière lui monte au cerveau : ta noire fumée fait rire l’éclatant soleil !

Le ciel a revêtu sa robe d’azur ; de glorieux souvenirs flottent dans l’air diaphane ; d’un pied rapide, la Liberté court sur les Alpes. Comment la terre ne serait-elle pas joyeuse ? Comment un être jeune se déroberait-il à de pareilles impressions ?… Mon cœur s’épanouit, et je m’abats sur le pont du bateau, semblable à 176 l’oiseau des rivages qui plonge avec délices dans son élément favori.

Car j’aime l’eau, l’universel élément ; j’aime les fleuves voluptueux qui dorment au milieu des prairies, les lacs qui les laissent découler de leurs urnes, les grandes mers qui les recueillent dans leur sein, et les navires qui nous portent avec leurs ailes blanches. L’eau purifie nos corps et délivre nos âmes : l’eau, c’est la liberté !

Et puis, les lacs de Suisse sont plus clairs que les grottes glacées ; leurs eaux sont bleues et vertes comme le beau ciel d’Irlande, pendant les nuits d’été ; on voit dans le fond les truites dormir et les montagnes environnantes confondre leurs cimes avec les rochers sous-marins. Les capitales et leurs petits habitants sont bien loin, perdus dans la fumée. Les grands cataclysmes de la nature nous laissent insensibles aux intérêts de notre pauvre monde. Notre âme est si haut, et le ciel si près des aiguilles de glace !

… La cloche a tinté sur le pont. Les Anglais ouvrent leurs hand-books, déploient leurs maps sur leurs longues jambes, et braquent contre la nature leurs insolents spectacles. L’Allemand bourre sa pipe allégorique. Le Frrrançais chante et se démène, trottant, furetant partout, regardant tout, excepté le paysage. L’étudiant de Zofingen et l’étudiant de l’Helvétia ceignent, chacun, les couleurs de leurs sociétés rivales. Des femmes d’Uri et d’Unterwalden tirent de leurs corsages rouges leurs seins gonflés de lait. La rêverie s’empare de moi ; je sens tous les êtres qui m’entourent s’animer et chanter les louanges de la Liberté :

— Une batelière de Gersau : « Liberté ! daigne abaisser tes regards sur l’aubépine qui fleurit à notre porte ; tous les matins je me rends près d’elle pour t’adresser ma prière et mêler ma voix à celle de la fauvette à la gorge écarlate. Mon père veut me marier à quelque propriétaire riche, et moi, je veux passer ma vie sur le bateau de celui que j’aime. — Gloire à toi Liberté ! »

— Un étudiant allemand : « Fumée bleue du tabac, souffle de ma pensée, monte aux cieux ! Va te mêler aux écharpes de nuages, aux pleurs de la rosée qui se forme, aux transparentes vapeurs, à tout ce qui est plus libre et plus élevé que nous ! Je voudrais vous suivre bientôt, mes rêves heureux ! Loin des bancs de l’école routinière, loin des salons du monde perfide, quels 177 sublimes accents ferait entendre ma langue délivrée ! — Gloire à toi Liberté ! »

— Un chasseur d’Arth : « L’enfant des montagnes est sauvage comme le chamois qui se laisse mourir dans l’esclavage ; jamais vous n’en verrez un seul traîné par un valet, au bout d’une chaîne de fer. Il y a des Suisses qui reçoivent la solde des rois et combattent sous leur livrée. Les délices de la vie des palais leur font oublier l’honneur ; ils quittent leur terre natale, par bandes nombreuses, au son des instruments joyeux. Jamais ces hommes-là n’ont chassé dans les défilés du Schreckhorn. — Gloire à toi, Liberté ! »

« Un pêcheur de Fluelen : « Le poisson frotte ses écailles sur les pierres les plus profondes, la mouette fait son nid dans les crevasses les plus cachées du Seelisberg ; jamais la main de l’oiseleur n’a maculé ses plumes. Ainsi, dans les abîmes de mon cœur, la liberté réside. — Gloire à toi, Liberté ! »

— Une femme de Steinen : « Liberté ! c’est par toi que mes entrailles sont devenues fécondes, je te consacre mon premier-né. Avant qu’il n’aille exercer son œil dans les tirs de carabine, je veux former son cœur par le récit de notre histoire glorieuse. — Gloire à toi, Liberté ! »

— Un Anglais : « Bienvenue soit la liberté parmi les nations ! Bienvenue soit-elle dans les îles vertes, sur les mers capricieuses, au faîte des monts, comme au fond des vallées ! Dieu et mon droit ! — Liberty all ! — Gloire à toi, Liberté ! »

— Un Frrrançais : « Que deviendrait l’homme si son cœur cessait de battre ? Sur quel axe tournerait le monde si Paris ne le guidait plus ? Paris ! la cité sainte où germent les lauriers, la patrie de toutes les gloires et de toutes les révolutions ! La terre n’a pas nos pareils. Nous seuls sommes dignes de la liberté ! — Gloire à toi, Liberté !




LA CONSPIRATION DU GRÜTLI.


Un étudiant de l’Helvétia chante : « Werner Stauffacher était vénéré dans le canton de Schwitz. Il avait fait bâtir une belle maison 178 au village de Steinen ; c’était le fruit des travaux de toute sa vie. Les pierres du grès le plus fin, les couleurs les plus riantes, le plus beau bois de chêne et de châtaignier, il n’avait rien épargné pour la rendre solide, commode et bien disposée, comme son cœur, pour l’hospitalité.

« Elle était belle à voir, la maison de Werner, quand le soleil levant faisait étinceler ses girouettes de fer-blanc et ses vitres de cristal ! Jamais l’étranger n’y frappait sans qu’on vînt lui ouvrir, jamais l’homme en détresse n’avait attendu en vain sur le seuil ; jamais personne n’en était sorti dans le besoin.

— Temps à jamais regrettables où les Suisses partageaient avec leurs hôtes la coupe du matin ! Alors, jamais dans nos vallées, on n’insultait au malheur ; on ne savait pas encore violer les droits sacrés de l’asile ! Temps d’honneur et de vaillance, que vous êtes loin de nous !

« Quand Gessler vit la jolie maison de Werner, il la trouva trop belle pour un villageois et le menaça de la faire démolir parce qu’il l’avait élevée, sans permission, sur un terrain appartenant à l’empereur.

— Ainsi, quand un homme oisif passe près d’une cité de fourmis, le spectacle du travail l’irrite, et d’un pied envieux, il fait sauter en l’air le résultat d’un grand labeur.

« Un soir que Werner Stauffacher était assis sous sa vigne, l’esprit plus troublé que jamais par les menaces du bailli, sa femme lui dit : « Combien de temps verra-t-on encore l’orgueil rire et l’humilité pleurer ? À quoi sert-il que nos montagnes soient habitées par des hommes ? Des étrangers seront-ils toujours les maîtres de ce pays et les héritiers de nos biens ? Mères, devons-nous nourrir des fils mendiants et élever nos filles pour servir d’esclaves à nos maîtres ?

» Gloire à toi, Liberté ! »


— Un autre étudiant : « Dans tout le canton d’Uri, il n’y avait pas d’homme plus respecté que Walter Fürst. Il avait donné sa fille à Guillaume Tell, le simple archer qui nous délivra tous. À cette époque de bonne foi, on ne pesait pas les hommes dans des balances d’or ; c’était à leur courage et à leur bonne réputation 179 qu’on les mesurait. C’est pourquoi Guillaume Tell, de Bürglen, avait obtenu la fille de Walter Fürst.

« Camarades ! les mères de nos aïeux feraient honte aux hommes d’aujourd’hui. C’étaient des femmes sans peur qui sonnaient la trompe d’Uri, allumaient des signaux de feu sur les montagnes, poussaient leurs époux au combat, et armaient leurs fils de leurs propres mains. Dans la guerre de l’Indépendance, elles furent aussi héroïques que nos pères. La fille de Walter Fürst doit avoir le tiers de la gloire de son père et de son mari.

« Gloire à toi, Liberté ! »


— Un troisième, étudiant : « Arnold de Melchtal était un fier laboureur. Un jour qu’il faisait souffler ses beaux bœufs noirs au bout du sillon, un valet du gouverneur de Sarnen s’approcha de lui : « Manant, lui dit-il, un paysan est tout au plus bon à tirer la charrue ! détache tes taureaux du joug et me les donne : le comte de Laudenberg leur réserve une place dans ses royales écuries. » — « Esclave, lui répondit Arnold, les gens de ton espèce n’ont pas besoin de mains. » — Et d’un coup de son bâton de frêne, il lui écrasa trois doigts. — « Maintenant, va te faire voir à ton maître, et dis-lui qu’il n’est pas prudent de tenter le courage des montagnards. »

« Gloire à toi, Liberté ! »


— Un autre étudiant : « Le père d’Arnold de Melchtal était un de ces beaux vieillards comme on en voit dans nos vallées, droit comme un tronc de peuplier, robuste comme un érable. Ses longs cheveux d’argent tombaient sur ses épaules, ainsi que le feuillage d’un saule pleureur sur une colonne de marbre.

« Hélas ! ce sont les hommes les plus nobles que la tyrannie persécute. Un soir, les cavaliers de Laudenberg vinrent saisir le père d’Arnold à la veillée et le traînèrent devant leur maître. Celui-ci voulut que l’infortuné vieillard lui révélât la retraite de son fils. Et comme il ne pouvait le faire, le gouverneur furieux ordonna de lui crever les yeux avec des épieux de charme rougis au feu.

« On lui confisqua ses biens, on le dépouilla de ses vêtements, on le laissa pauvre, sans bâton, sans guide, à la fureur des vents qui soufflent du Saint-Gothard dans les noires journées de décembre. 180 C’était un navrant spectacle que celui de cet homme, heureux et riche quelques jours auparavant, et qui maintenant errait autour des maisons d’Unterwalden, disant :

« Dieu qui me voyez, et dont je ne puis plus contempler les merveilleux ouvrages ! vous m’aviez donné la vue ; vous me l’avez retirée : vous m’aviez donné un fils, le plus habile cultivateur de ces contrées, vous me l’avez ôté : vous m’aviez donné de beaux attelages, de nombreux troupeaux de chèvres et de génisses, des chiens qui forçaient le renard prompt à la fuite ; vous me les avez ôtés. Que votre saint nom soit béni ! »

« Et de ses poings fermés le vieux Melchtal pressait ses yeux privés de lumière, et ses yeux restaient secs comme les enveloppes des fruits de la vigne quand ils ont été foulés. On l’entendait pourtant s’écrier quelquefois : « Non, de pareils crimes ne peuvent rester impunis. Auparavant, le soleil cesserait de luire pour tous les jeunes Suisses, comme pour moi qui n’ai plus besoin que d’un tombeau. »

« Gloire à toi, Liberté ! »


— Un autre étudiant : « Cependant Arnold apprend que Laudenberg a fait aveugler son père. Il quitte de nuit la maison de Werner Stauffacher, son hôte, traverse le lac à la faveur d’un déguisement, et s’engage dans les défilés des montagnes d’Alpnach et de Sarnen qu’il connaît. Il revoit son père, et ne pleure pas. En le quittant, il jure sur sa tête mutilée de ne plus revenir dans les campagnes de Melchtal, avant qu’elles ne soient délivrées de la tyrannie.

« Dès cette heure en effet, il ne goûte plus le doux sommeil. Mais toutes les nuits il parcourt les trois cantons, depuis les bases des glaciers jusqu’aux bords du lac, cherchant, de porte en porte, des ennemis à l’Autriche. Dans toutes les cabanes il est bien reçu. La haine et le besoin de vengeance ont germé. Par ses soins, tous les glaives sont aiguisés, et toutes les armes prêtes à la conspiration sainte.

« Il revoit Werner Stauffacher, de Steinen ; Walter Fürst, d’Uri, et Conrad Baumgarten, qui avait tué le gouverneur de Rossberg pour sauver l’honneur de sa femme, et qui dérobait comme lui sa tête aux vengeances. Il revoit aussi Guillaume Tell, Struth de 181 Winkelried, et tous les hommes qui avaient la confiance des trois cantons. Ils conviennent de se réunir au Grütli quelques jours plus tard pour aviser aux moyens de sauver l’antique indépendance.

« Gloire à toi, Liberté ! »


— Le premier étudiant reprend : « Sur la tête chauve du Seelisberg, voyez cette prairie qu’oublièrent les eaux des déluges. C’est le Grütli !

« Gloire à toi, Liberté ! »


« Le 17 novembre 1307, trente-trois hommes libres foulèrent ce sol étroit, consacré depuis eux. Ils allumèrent un grand feu, et se rangèrent autour ; — car le feu consume les trônes. — Ils enfoncèrent une épée dans la terre ; — car le fer est plus fort que l’argent ; — Au nom de la patrie déshonorée, sur ce glaive nu, devant Dieu qui juge les rois et les peuples, sous le ciel étoilé qui les protégeait, ils jurèrent de vivre ou de mourir libres.

« Gloire à toi, Liberté ! »


« Puis le bouillant Arnold, Werner Stauffacher et Walter Fürst, se serrant la main : « De même, dirent-ils, que trois hommes se sont unis sincèrement ici, de même nous voulons conclure entre nos trois cantons une alliance fidèle, à la vie et à la mort.

« Gloire à toi, Liberté ! »


« Alors, raconte la légende, trois fontaines jaillirent sous leurs pieds. L’on eut dit que la liberté, vive et pure comme l’eau des sources, voulait assister à ce conseil solennel, et laisser à la postérité un souvenir bienfaisant des trois fondateurs de la ligue helvétique.

« Gloire à toi, Liberté ! »


« L’orbe de la lune éclairait leurs fiers visages ; les nuages passaient sur leurs têtes et portaient au ciel leurs vœux magnanimes ; le lac dormait à leurs pieds, et la nature tranquille semblait se rassurer à leurs mâles discours. Ô nuit ! dont les oreilles discrètes furent frappées par de tels accents, comment peux-tu prêter aux esclaves modernes l’abri de ton manteau !

« Gloire à toi, Liberté ! »


182 — Un autre étudiant : « L’allégresse d’un peuple délivré dut faire trembler, dans sa tombe, l’ombre damnée de Gessler. Le lendemain de sa mort, les confédérés du Waldstætten se soulevèrent ; les forteresses du Rossberg, d’Altorf et de Sârnen furent abattues, les cloches retentirent dans toutes les vallées. Du Pilate au Schachen, de l’Axenberg au Brunig toutes les cîmes furent glorieusement éclairées par des feux de joie ; un drapeau rouge parut au-dessus de la Croix du Lac dont l’image blanche s’imprima dans ses plis. La Suisse indépendante suspendit l’arc de Tell dans un lieu consacré.

« Gloire à toi, Liberté ! »



Rien n’est favorable à l’évolution de la pensée comme le rapide trajet d’un bateau à vapeur au milieu d’un grand paysage. Les tableaux s’offrent ainsi, l’un après l’autre, à notre vue, et l’esprit classe rapidement les impressions qu’ils font naître en lui. Nous les comparons, et sans nous fatiguer, nous avons acquis une notion générale du pays. Nous avons rapproché les temps et les distances ; nous nous sommes fait une philosophie de l’histoire beaucoup plus profitable que celle du Collège de France.

Le Wadstætten, le beau bateau, gronde toujours contre la vague qui s’incline. Toujours il avance, glissant de sa carène de fer sur le miroir du lac, comme un patineur sur un pied glacé.

Que de merveilles ! voici la Croix-du-Lac, symbole du catholicisme qui brilla sur ces peuples comme sur ces ondes, étendant ses immenses bras vers les quatre points cardinaux. — À droite, la tête brumeuse du mont Pilate attire les regards des nochers qui lisent, sur sont front irrité, la tempête prochaine. — À gauche, sur les flancs escarpés du Righi, je distingue les touristes à la mode gravissant péniblement le rocher, pareils à la vermine qui s’esbaudit sur le corps d’un géant. Pauvres gens, que peuvent-ils comprendre à ces grands souvenirs de liberté ? — Au pied du Righi, s’élèvent les derniers vestiges des châteaux de Hapsbourg et de Küssnacht, résidences des seigneurs de la contrée : le hibou, qui pleure ses maîtres, habite seul ces décombres. — Et puis, voyez-vous ce long ruban qui se déroule au-dessus des ruines du 183 manoir ? C’est le chemin creux où Gessler tomba sous le trait vengeur de Tell.

« Gloire à toi, Liberté ! »


« Waldstætten, vieux fumeur, crache encore ; encore un tour de roue. Les deux Nez, blocs énormes, s’avancent à la rencontre l’un de l’autre, et ferment l’horizon. Il semble que le lac finisse là. Mais à mesure que la vapeur gagne sur l’onde, se découvre une baie nouvelle, moins large que la précédente, mais déjà plus féconde en souvenirs historiques :

À gauche, séparé du reste du monde par les assises du Righi, Gersau dort au soleil avec ses fraîches prairies, ses riants vergers et ses volets verts. Ce fut l’occupation française, l’occupation partout maudite, qui ravit à cette jolie ville son indépendance, et la réunit au canton de Schwitz en 1799. — Dans le lointain, sur la même rive, la flèche de Schwitz s’élève sur son clocher, curieuse de voir la Confédération rangée tout autour d’elle. Schwitz : Suisse ! Salut à l’âme de l’Helvétie ! — À droite, Stanz la bien gardée, patrie de Nicolas de Flüe, dont les habitants se souvinrent de la valeur de leurs pères, et résistèrent jusqu’à la mort aux forces françaises qui ravageaient Unterwalden, sous les ordres du général Foy.

Gloire à toi, Liberté !


Le Waldstætten, le beau bateau, pénètre dans le dernier évasement du lac. Ici tout devient imposant, silencieux, solennel. Les Hautes-Alpes égarent dans le ciel leurs pointes inconnues ; la vague apporte aux crevasses des monts ses caresses ou sa furie ; une solitude absolue, une infinie tristesse, répandues sur tout, vous commandent invinciblement le respect de l’admiration.

Pas une herbe, pas un sapin sur les flancs des monts. À peine un sentier connu des seuls pâtres ; un pêcheur, le matin ; un braconnier, le soir. La chevelure des siècles n’a pas même secoué de poussière sur la roche nue. C’est le bout du monde et l’entrée de l’enfer. C’est une immense amphore de granit dont le fond se perd dans l’eau, et le rebord d’argent, dans la nue. Mais qu’on interroge chaque fissure, elle redira les épisodes d’une immortelle épopée. 184 C’est véritablement ici le temple de la liberté, son dernier refuge sur la terre.

Solitudes éternelles, enfers de glace, abîmes d’eau que sanctifièrent la grande âme de Tell et le génie de Byron… je vous salue !

Gloire à toi, Liberté !


Ne cherchez rien des hommes de notre temps dans ces lieux consacrés par le triomphe de la Justice. Vous n’y trouverez que deux souvenirs : le Grütli, dont les bergers ont entouré les fontaines avec quelques pierres, et le monument que l’assemblée générale des citoyens de Schwitz fit élever au Libérateur trente-et-un ans après sa mort. Sur cette terre républicaine, tous les souvenirs accordés à la mémoire des grands hommes sont marqués d’un cachet symbolique ; ils rappellent leurs occupations, leur caractère et les actes qui leur ont mérité la reconnaissance des générations. C’est sur le socle même de l’Axenberg, à l’endroit où le glorieux archer s’échappa de la barque de Gessler, que 114 citoyens, qui l’avaient personnellement connu, inaugurèrent cette cabane ronde, simple comme le plus fier des hommes. C’est là qu’il repose ; il est placé là comme l’écho de tous les bruits de la nature ; son esprit est dans cet air, dans cette eau, dans les tourbillons de vent qui courent de l’un à l’autre. Le voile de la nuit semble fait pour le recouvrir, et les étoiles pour le regarder. C’est là qu’il se réjouit des cris déchirants de la tempête.

Gloire à toi, Liberté !


Il y a dans ces deux souvenirs de quoi rendre les univers ivres d’orgueil. Astres, tourbillons de lumière qui passez si loin de nous, grands mondes qui nous regardez avec des yeux si petits, combien nous devons vous paraître dégénérés, vous qui éclairâtes les pas des fondateurs de la liberté suisse. Chapeau bas ! courtisans, race esclave de naissance, malheureux qui vous découvrez devant les princes et blasphémez les noms du Christ et de Guillaume Tell, sublimes révoltés !

Grandiose et sauvage, aride et fertile à la fois, cette contrée perdue de la Suisse est la plus féconde en témoignages impérissables de grandeur. Comme dans tous les pays où les prodigieux caprices de la nature n’ont pas encore cédé devant le génie de 185 l’homme, l’amour de la terre natale et un profond attachement à la religion de ses pères forme le caractère du Suisse des Waldstætten.

C’est au plus haut des monts, et près de l’aire de l’aigle, que la Liberté aime à fixer son séjour ; mais c’est aussi dans le secret des forêts épaisses que vivent les religions vieillies et les pratiques superstitieuses. Ce fut là que le culte des Druides se réfugia contre le souffle envahissant du christianisme ; c’est aussi là, qu’en plein dix-neuvième siècle, l’intolérance catholique trouve encore des défenseurs dévoués.

Semblables à ces chênes qui grandissent épars dans les aspérités des rochers, les montagnards du Waldstætten sont trapus et robustes ; ils ont l’écorce dure, une organisation à toute épreuve et une extrême ténacité. Si vous les arrachez à leurs montagnes, il les pleurent jusqu’à la mort. Chez eux vous trouverez la loyauté et le courage, mais ne leur demandez pas le progrès. Sauvegarde d’une civilisation dont l’écho lointain ne retentit que faiblement dans leurs collines, ils en savent à peine le nom, et n’en comprennent pas le besoin…

Repose-toi, Waldstætten, souffle, mon beau bateau ; je voudrais ne jamais te quitter. Demain, d’autres hommes s’appuieront sur tes vertes balustrades : puissent-ils se pénétrer aussi de la conscience de leur liberté. À genoux, pèlerin de l’indépendance, puisque sa grande image est effacée de la terre, puisque son arbre vert ne grandit plus que sur les tombeaux, du moins prosterne-toi devant eux !

Gloire à toi, Liberté !




Flüelen est un joli village où le bateau vous débarque et où vous pouvez admirer l’embouchure de la Reüss, apportant du Saint-Gothard au lac le tribut de ses eaux. En suivant la vallée à laquelle cette rivière donne son nom, vous arrivez à Altorf, où deux fontaines remplacent le poteau qui supportait le chapeau de l’Autriche aux plumes de paon, et le tilleul où Walter Tell fut enchaîné avec une pomme sur la tête.

Ici, comme à la chapelle de Küssnacht, comme à l’ossuaire de 186 Morat, comme à Genève, lors de l’anniversaire de l’escalade, comme à Lausanne, en l’honneur du major Davel, comme à Glaris, quand on fête la victoire de Nœfels, la Suisse est toujours simple et symbolique dans sa gratitude.

Prairies qu’arrosent l’Aâr et la verte Reüss ; châlets perdus dans les grands pommiers d’Unterwalden ; routes sablées, bordées de fleurs ; paisibles lacs de Sârnen, de Thunn et de Zug, vallées de Frütigen et d’Alpnach ; beaux chevaux au poil luisant, hymnes des cloches bronzées, batelières de Lucerne qui fixez vos cheveux sur la nuque avec une épingle d’or ; bain glacial de Flüelen ; je n’ai joui de tout cela que quelques heures, mais je m’en souviendrai toute ma vie !




LE GRÜTLI.


Chasseur des montagnes, guide mes pas aux champs du Grütli. Tu connais les sentiers des Alpes ; moi je ne sais lire que dans les livres. Nous tous, tristes humains, nous sommes des aveugles qui cherchons la liberté. Je ne l’ai pas trouvée dans les maximes des philosophes ; toi, l’ami de la nature, tu l’auras vue de plus près que moi. Chasseur des montagnes, conduis mes pas.

Helvétie, noble terre ! je veux m’agenouiller sur ton mont sacré, je veux boire à tes sources vives. Peut-être ravirai-je à la foudre, qui gronde si près de ta tête, le secret des vengeances ; peut-être découvrirai-je, dans les débris des déluges, quelles sont les voies de l’éternelle révolution ? Je veux savoir comment les eaux et le feu détruisaient autrefois les nations chargées d’iniquités. Chasseur des montagnes, conduis mes pas.

Oh ! gravir ces sommets que l’aigle parcourt dans son vol glorieux, baigner sa tête ardente dans l’atmosphère glacée, respirer les nuages encore vierges des vapeurs de notre monde, caresser l’arc-en-ciel, jouer avec l’éclair, s’approcher du Dieu de ses rêves et mépriser les hommes envieux de tout ce qui s’élève.

Frapper du pied la terre, la repousser dans les entrailles du chaos affamé, s’élancer dans l’infini, monter, monter toujours, sentir 187 la tempête passer dans ses cheveux, planer avec des ailes sur ces régions où rien n’est souillé :

Ni le soleil du matin par les exclamations des gens des villes, ni l’herbe par les bêtes de labour, ni la glace par l’opulence, ni le vautour par l’oiseleur, ni le rocher par la poudre…

Qui me le donnera ?




Ô Grütli ! libre encore, parce que ta glorieuse pauvreté n’a tenté la convoitise de personne, tu n’es plus guère visité que par le soleil levant et par les proscrits. Quand elles s’allument, les lumières du ciel illuminent les sommets des monts ; ce n’est que plus tard qu’elles descendent dans les plaines.

Terre, ma mère, ici tu es à moi tout entière, et mon regard n’est pas affligé par le spectacle de milliers d’hommes qui se disputent une place sur ton sein. Ici tout m’appartient : l’air qui passe, le temps qui ne se mesure point, l’espace infini, la cascade fumante, les fleurs qu’aucune main ne cueille, la première écume du torrent.

Génie de la liberté ! c’est ici que tu résides. Tu t’entoures des génies des abîmes, des esprits qui vivent dans les fissures des rochers, des naïades des sources froides, des sylphes qui se mirent dans les grottes irisées, des anges aux mille couleurs qui se jouent dans l’arc-en-ciel, et de ces divinités plus puissantes qui commandent à la foudre et aux tempêtes.

Tu laisses chacun d’eux suivre la loi de sa gravitation ; et jamais leur cours n’est dérangé ; et tout revient en son temps, les saisons et les fleurs, les oiseaux qui voyagent, les pluies et les sécheresses. L’homme parle toujours de liberté, mais il en méconnaît la condition première ; il comprime sa gravitation passionnelle et se montre docile aux volontés d’un autre. Voit-on que dans le ciel les astres se choquent et se consument ? Voit-on le plus vaste des univers paralyser le mouvement des autres ? Voit-on que les rois puissent digérer et boire, et vivre matériellement pour tout le genre humain ? Malheureux les hommes qui leur abandonnent leurs pensées pour conserver le bien-être de leur estomac !

188 Ici tout parle gloire, depuis les ailes de l’aigle qui trouvent un appui dans l’éther, jusqu’à la racine de patience qui cherche des sucs dans le rocher. Et moi aussi, j’aime la Gloire. Non pas cette fleur cultivée qu’on cueille en fléchissant le genou dans les antichambres du pouvoir, mais cette fleur rouge et solitaire qui croît ici, sur cette pierre nue, où le sobre sapin dédaigne de vivre.

Moi aussi, j’aime la Renommée, — qui ne l’aimerait ? — Non pas celle qui agace les passants par des propos obscènes, non pas celle qui se traîne sur les trottoirs comme une fille soûle, et qu’on voit tout le jour affichant un nom sur les murs. Mais celle qui se recueille loin des foules, qui ne sacrifie pas aux préjugés de l’époque, celle qui ne violente pas le jugement du temps. Je l’aime encore quand elle bondit an bruit du canon, quand elle chante sur des cadavres, quand elle passe, les bras sanglants, au milieu des mondes qui vacillent sous la main du progrès.

Tout ou rien. Pas de réputation bâtarde, d’élévation sans scandale, de chute sans éclat. Jamais je ne donnerai de poignées de main en calculant ce qu’elles me rapporteront d’éloges. Je ne veux pas de ces croix déshonorantes, de ces rubans et de ces panaches dont s’amusent les hommes les plus sérieux et les plus laids, sans réussir à devenir plus distingués et plus beaux pour cela.

Tell ne fut si grand que parce qu’il fit son œuvre seul et dédaigna la conspiration chuchottière. Il ne prémédita point la mort ; il en souffrit trois avant d’en donner une. La Suisse ne dut la liberté qu’au sifflement de sa flèche, qui précipita les pas de la conjuration boiteuse.

Encore qu’elle soit de pourpre, la tunique de l’esclavage consume et avilit. L’habit fait le moine. Celui qui porte la livrée commune a l’âme commune. Creusez le fonctionnaire et le soldat jusque dans la moelle de leurs os, vous n’y trouverez jamais l’homme.




C’est du faîte des Alpes qu’on apprend à mépriser les fausses richesses. Quelles splendeurs humaines pourraient jamais remplacer ces splendeurs de la nature toujours immenses, toujours 189 nouvelles, toujours accessibles à tous ? — Tandis que c’est avec l’or qu’on fait les couronnes et les louis jaunes, les plus pesantes et les plus dures des chaînes. L’or ne se rouille jamais. Malheur à ceux dont les bras sont enchaînés par l’or, ils ne seront jamais délivrés.

Soleil ! quels lustres te sont comparables ? Tu ne te lèves jamais le même sur la terre amoureuse. Un jour tu nous montres un globe de feu, le lendemain, un bouclier d’or ; un autre jour une prunelle sanglante, enchâssée dans des paupières de nuages. Grand œil du monde, qui fais naître tant de lumières et de pensées, tandis que nos pâles lumières éclairent à peine quelques beautés qui passent, des couleurs fardées, des crânes chauves et de pauvres esprits qui ne peuvent briller qu’à des clartés douteuses !

Lune ! qui respectes le repos de la nature, douce amante des nuits, qui veillera sur mon sommeil avec plus de sollicitude que toi ? Tu répands sur le monde la suavité, la limpidité, la fraîcheur.

Étoiles, filles du ciel ! l’éclat des filles des hommes réjouit comme le vôtre. Mais leurs regards fascinent et font perdre la raison. Et puis la vieillesse vient, qui leur dérobe douce lumière, couleurs brillantes, et de sa main ridée, disperse leurs charmes comme la poussière du papillon.

Harmonie des mondes, tableau des mers et des continents qui se tiennent embrassés, immense nature ! Quels concerts et quels décors de mains d’homme égalèrent jamais votre magnificence ?

D’ici ma vue s’étend au loin ; les hommes me semblent petits et rampants comme des vers, serrés comme des brins de gazon. Qu’ils marchent lentement sur la terre ! Leurs villes sont petites comme des ruches ; leurs maisons sont des cellules. Ils se culbutent dans les ruisseaux pour ramasser quelques maravédis.

Ils élèvent des monuments avec des cailloux et des copeaux de sapin. Je n’entends pas le bruit que font leurs marteaux. Les puits dont ils tirent l’eau me paraissent comme des gouttes de rosée. Ils s’activent à prendre des alignements et à s’entasser les uns sur les autres. Que d’émeutes, que de révolutions ; des villes sont illuminées et incendiées, des armées se choquent ; comme ils se heurtent et se tuent ! Leurs manœuvres m’impressionnent moins que le bavardage des grillons et la vanité des vers-luisants. Les voilà qui 190 passent sous des arcs-de-triomphe, comme des insectes sous des fétus de paille. Il y en a un qui semble plus grand que les autres de la hauteur d’un cheveu, et ce cheveu est un panache.

Et moi, qui suis-je donc ? un monstre de folie ou de vanité ? un ange ou une brute ? Je suis simplement un homme, assemblage de laideur et de beauté, de découragement et d’enthousiasme. Il est des moments où je vole dans l’air, et d’autres où je rampe sur le pavé. Je diffère des autres en cela seulement, que j’ose décrire mes contrastes.




Glaciers du Grindelwald, villages riants ; vallée de Laüterbrunnen, qui verses tant de larmes ; Reichenbach enchanté, grottes du Rosenlaüi, avalanches de la Schaïdeck ; Louëche, qui rends la santé et la joie ; Interlaken, ravagé par les touristes ; Zurich, patrie de Gessner et de Lavater ; belles femmes de Berne, qui serrez vos corsages noirs avec des chaînes d’argent, Valaisannes à la coiffure brillante ; haleine du matin, journées de voyage, brises des soirs, nuits de bon repos ; pure atmosphère des monts, extases de l’âme, premières amours de la nature !… On ne jouit de tout cela qu’une fois !

Suisse du Grütli, Suisse du quatorzième siècle et de la liberté, je te dois tout ce qui fait l’homme, la vie de l’intelligence et la vie du cœur. Tu m’as animé de cet esprit de révolte et de justice sans lequel je ne serais rien qu’un singe ou un esclave. Dans les plaines de France, je n’eusse acquis l’estime du monde et ses biens positifs qu’au prix du quiétisme de ma pensée et de l’abaissement de mon front.

Jeunes hommes qui rêvez liberté, allez chercher un refuge dans l’arche, allez visiter la Suisse, allez boire de l’eau des fontaines du Grütli !




PRESSENTIMENTS.


L’aurore entr’ouvre doucement les paupières de la nature. Un pâtre chante le Ranz-des-Vaches. Entre les sapins humides, les 191 troupeaux brâment pour s’éveiller. Le matin parcourt les cimes des monts.

Suisses ! voici l’heure où vos pères invoquaient le Dieu des batailles. Prosternez-vous sous le soleil levant, et relevez-vous dignes des Winkelried, des d’Erlach, des Henzi et des Davel, les héros de la liberté !

Écoutez ! écoutez ! La guerre retentit sur toutes les Alpes.


Entendez-vous le fracas des fourgons ? Voyez-vous s’élever des tourbillons de poussière ? Au loin les chevaux hennissent, les clairons appellent la mort ; un voile de pourpre s’étend des montagnes de Berne à celles de Neuchâtel. Des clameurs étrangères ont frappé l’oreille des aigles.

Ce sont les Cosaques. Voilà ceux qui boivent les eaux de l’immense Volga ; ceux qui passent les nuits humides sous le mince abri des tentes. Voici ceux qui creusent les flancs du Caucase, riche en métaux ; ceux qui lustrent leurs cheveux avec des graisses rances, ceux qui se jouent parmi les glaciers de l’Oural. Ils sont habiles à manier le cheval et la lance ; ils sont durs aux fatigues et sourds aux prières. Leur Dieu, c’est la guerre aux yeux rouges. Ils viennent des lieux où le soleil se lève !

Écoutez, écoutez ! La guerre retentit sur toutes les Alpes.


Une voix d’en haut leur a dit : Débordez de vos steppes inconnues. Vous avez besoin d’instruction, et les Peuples du Couchant ont besoin de vigueur. Allez ! brisez les barrières qui séparent les hommes, confondez les races et les classes ; mêlez le sang aux nerfs, et le fer à l’or. C’est du choc des opinions que jaillissent les lumières, et c’est du choc des peuples que jaillissent les générations. Allez ! vous êtes les fils aînés de l’humanité ; gagnez le monde en Socialisme.

Dociles à cette voix, ils sont partis. Ils traînent après eux leurs familles, leurs tentes et d’innombrables troupeaux. Longtemps ils ont campé sur les rivages de la verte Baltique et sur les bords de l’Elbe impétueux. Ensuite, ils ont traversé les plaines fertiles de l’Allemagne, rasant les villes, incendiant les forêts et les moissons, chassant devant eux, par le fer et la flamme, les armées prussiennes aux casques brillants. Par tous les défilés à la fois, par les 192 hautes Alpes Rhétiennes, par les gorges herbeuses du Jura, par les fleuves dont ils remontent le cours, à travers les rochers qu’ils font sauter, ils ont pénétré jusqu’au cœur de la Suisse, et l’emprisonnent dans une ceinture ardente.

Les voici, les voici ! Suivant les coutumes de leurs pères, ils s’avancent par détachements épars. Les campagnes en sont couvertes, depuis les blancs glaciers jusqu’aux lacs de cristal. Leurs chevaux trouvent de l’herbe sous la neige, et leurs enfants se roulent avec délices dans les glaces de l’Helvétie.

Écoutez, écoutez ! La guerre retentit sur toutes les Alpes.

Fidèles confédérés ! déployez vos étendards : — l’aigle noire qui garde les clefs de Genève, les étoiles du Valais, la bannière de Vaud, aux couleurs d’espérance, les ours de Berne, les armes des nobles villes de Bâle, de Lucerne et de Zurich. — Les grands jours sont venus. Sonnez le cor d’Unterwalden ; que le taureau d’Uri mugisse dans les vallées qu’il aime, que les cloches de Schwitz bondissent sur les églises ; que les cantons se groupent autour du Waldstætten.

Vos arsenaux regorgent de trésors de guerre. À Berne, à Soleure, à Bâle, à Fribourg, à Chillon, à Lucerne, à Schaffouse, les canons sont dévorés par la rouille. Alignez-les sur les crêtes des collines, descellez les rochers, fermez les vallons avec les chaînes de fer dont se servaient les fédérés de Morgarten, brûlez villes et villages, fourbissez vos carabines, et tirez ! Feu partout, feu toujours ! Ne comptez que sur vous-mêmes pour rester indépendants. Les grandes puissances civilisées tremblent comme à l’approche des grands fléaux. La France et l’Angleterre sont pourries au cœur.

Écoutez, écoutez ! la guerre retentit sur toutes les Alpes.


Seule, la Suisse peut échapper à la mort, si elle sait se délivrer de ses gouvernants timides que firent asseoir un jour la Diplomatie louche dans les conseils d’un peuple où la Force, au regard fier, avait régné jusqu’alors. Ces hommes jettent bas l’édifice des siècles, ils saccagent sans pitié les traditions sacrées ; ils foulent, sous leurs pieds plats, les anciens traités de libre alliance ; ils concentrent la force, ils centralisent l’argent, ils ont juré la mort de l’indépendance.

193 Que les Suisses se rappellent le noble adage de leurs pères : « Aucune tyrannie, qu’elle vienne du dedans ou du dehors, ne peut pousser de profondes racines dans le sol de l’Helvétie. » Que les Suisses se souviennent qu’ils sont issus de reins indomptés ; qu’ils chassent du temple des lois les marchands de Soleure et les avocats de Lausanne ; c’est une coutume salutaire contre la tyrannie. Qu’ils se guident eux-mêmes dans les combats : les jeunes héros poussent, comme le lierre, dans les fissures des Alpes !

Écoutez, écoutez ! la guerre retentit sur toutes les Alpes !


Du fond des cavernes s’élève une voix : Hélas ! crie-t-elle, la forteresse des Alpes est toujours aussi puissante, mais le cœur de ses défenseurs s’est amolli. Ils sont devenus riches, industriels, docteurs. « La graisse leur cache le visage, leur bouche parle avec fierté. » Ils s’enrôlent, ils s’exilent dans les pays étrangers, ils passent les mers lointaines, poursuivant la fortune. Leur convoitise est devenue plus célèbre que celle des Juifs. Ils se sont livrés aux gouvernants et aux prêtres ; ils s’inclinent devant les ambassadeurs des rois ; à peine osent-ils avouer qu’ils sont républicains. La grande image du Libérateur flotte sur leurs cohortes, mais ils achètent souvent la paix au prix de concessions. Ils vivent sur leur gloire passée ; ils ne songent pas que les lauriers se flétrissent quand on ne les arrosent pas avec du sang.

Malheur aux peuples qui ont échangé le fer contre l’or, et la pierre contre le diamant ! Malheur aux hommes qui sont nés dans les montagnes, et dont les pieds tremblent au-dessus des précipices ! Malheur aux villes souveraines qui ont comprimé le sauvage enthousiasme des populations des champs ! Vous avez semé la servitude, vous récolterez la peur. La nature combat pour le fort ; elle se déclare contre les nations qui laissent affaiblir leur courage. Songez-y.

Écoutez, écoutez ! la guerre retentit sur toutes les Alpes.




GUILLAUME TELL.


Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux ! Et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !

Au cœur de la Suisse, défendu par des remparts de glace et des abîmes d’eau, on retrouve encore tout ce qui reste de l’antique Helvétie : une prairie sur un rocher, une chapelle, une tombe, et un nom qui domine le fracas des éléments.

Découvre ton front, voyageur. Ici naquit, lutta, mourut le plus libre et le plus courageux des hommes : les Alpes allemandes redisent le grand nom de Tell. Le soleil cessera de luire sur les glaciers, le lac sera desséché, et les sapins jaunis ; l’aigle superbe rampera le jour où l’esprit du Libérateur cessera de planer sur ces contrées.

Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux ! Et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !


Tell n’était rien qu’un paysan, un chasseur. Mais au quatorzième siècle, l’homme comptait pour quelque chose quand son cœur était droit et son bras exercé. Il ne savait du monde que sa riante maison de Bürglen, les clochers d’Altorf, de Schwitz et de Sarnen, l’affection de sa femme, les caresses de ses enfants, l’estime et l’admiration de ceux qui le connaissaient. Son univers finissait à ces espaces infinis où les nuages se déchirent aux arêtes des monts.

Avant que les chamois n’eussent disposé sur les cimes du Myten leurs sentinelles défiantes, il partait, l’arbalète à l’épaule. L’abîme connaissait le bruit de ses pas ; il avait su dompter les Alpes, ce qu’il y a de plus superbes sous le ciel. Un seul homme le tenta depuis Tell : cet homme s’appelait Byron !…

Le matin, le soleil étanche ses jeunes ardeurs dans les glaces éternelles. On le voit tournoyer autour d’elles, dépensant tous ses rayons d’or, humble comme un amant qui tremble aux pieds de la première femme qui l’a séduit. Les neiges transparentes dédaignent les hommages du soleil naissant : elles le regardent passer comme un jeune fou. Ce n’est que dans le milieu du jour, lorsque l’astre souverain mûrit les moissons des plaines, qu’elles frissonnent, les beautés froides, dans les profondeurs de leur âme, et que les lacs, confidents de leurs douleurs, savent ce que leur dédain cache de larmes amères.

C’était à ces heures que Tell parvenait au faîte des Alpes. Alors il se penchait vers la terre, cherchant çà et là des vestiges de pas, il suivait le fétu de gramen emporté par la bise, il interprétait tous 195 les signes que l’expérience lui avait révélés depuis longues années. Et puis il tendait son arc et attendait le chamois. Et quand l’animal bondissant passait à la portée de sa flèche, jamais sa dent tranchante ne broutait plus les tendres pousses de l’arbousier.

Quand les chasseurs rentraient le soir à l’heure où les grands feux brillent sur les cimes, et qu’ils étalaient leur butin sur la place de Bürglen, on reconnaissait parmi toutes les autres les bêtes qu’avait atteintes le fer de Tell. Elles portaient une large blessure au défaut de l’épaule, elles avaient le pied sec et la corne forte. Depuis longtemps ces chamois-là ne quittaient plus les régions des nuages ; c’était parmi les plus vieux et les plus forts que choisissait l’archer. Et lorsqu’il n’avait rien tué, la trompe d’Uri ne retentissait point dans la vallée sonore, car il n’y avait pas dans la contrée plus grand chasseur que Guillaume Tell.

C’était aussi le plus intrépide des nochers suisses. Quand le lac secouait sa crinière blanche et bondissait sur son lit de pierre comme un coursier captif ; quand la tempête folle battait de ses mille bras les assises des monts ; quand les pêcheurs consternés accusaient le ciel et s’estimaient heureux de rentrer dans leurs cabanes, Tell saisissait la rame, et docile sous son conducteur, la plus frêle nacelle volait sur les vagues comme une plume de goëland.

Hélas ! que nous sommes déchus ! Nous ne connaissons plus ces natures géantes, ces hommes taillés dans le granit, avec leurs traits osseux, avec leurs armatures énormes, leurs cœurs de bronze, sourds à la voix de la peur. Ils personnifiaient leur siècle et leur pays ; ils étaient plus grands sous la veste grise du chasseur que les nains que nous rehaussons avec des tricornes et des bottes à l’écuyère. Le dernier de cette race fut Washington qui, sur un continent nouveau, jeta le défi d’une république aux vieux despotismes d’Europe. Quand d’aussi puissantes organisations naissent dans nos sociétés malades, nous en faisons des portefaix ou des galériens !

Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux ! Et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !




Un dimanche que le soleil était radieux, le bailli Gessler sortit de son manoir avec ses hommes d’armes. Il était irrité de la joie 196 des paysans et des volées des cloches qui la redisaient au ciel. Aux portes d’Altorf, il rencontra Guillaume qui se rendait au tir, comme il avait coutume de faire les jours de repos. Tell était bien connu dans la contrée, et quand il passa, les hommes de la suite de Gessler dirent : « Celui qui vous salue si fièrement, seigneur baron, c’est Tell, l’archer de Bürglen ». Le regard du gouverneur autrichien rencontra celui du chasseur ; le premier était envieux, le second était calme. Le plus fier des hommes libres et le plus haineux des courtisans s’étaient mesurés par la pensée. Dès lors, il était évident que l’un des deux était de trop sur la terre, et qu’il périrait de la main de l’autre.

Tell le comprit ; on ne le vit pas au tir ce jour-là. Mais il regagna sa maison, prit l’aîné de ses fils avec lui, et le conduisit au haut du Grütli. Quand ils y furent parvenus, le père étendit la main dans la direction de l’Orient et dit : « Enfant de mes chères amours ; je t’ai donné l’existence au sein des montagnes, je dois t’enseigner à la conserver libre, comme un montagnard.

« Par delà la Gemmi désolée, le Simplon, et le Saint-Gothard, aimé des fiers Grisons, bien loin, bien loin, vois s’élever des nuages de fumée. Cette fumée vient des grandes villes ; elle monte de leur sein avec les sanglots de ceux qui souffrent, les joies impudentes de ceux qui torturent, avec les voix sœurs de l’éternelle Vengeance et de l’éternelle Justice.

« Les grandes villes commandent aux grands empires, et les rois commandent aux grandes villes. Mais Dieu commande à tout. Les plus fiers monarques et les plus hauts palais sont pesés dans la même balance que le dernier de nos pâtres et la plus basse de nos cabanes. Dans nos vallées paisibles, il n’y a pas de pauvres, et il n’y a de riches que les seigneurs étrangers. Ils voudraient implanter parmi nous des distinctions que l’équité réprouve. Mais cela ne sera pas.

« Que nous importent les nobles baillis de l’Autriche, les monceaux d’or, le faste, les sceptres, les hochets, les armures brillantes, les honneurs et les titres qu’ils nous vantent et qui sèment la discorde parmi eux ? Ce luxe peut suffire aux habitants des plaines ; ils n’en connaissent pas d’autre, et dissimulent leur pauvreté sous des noms pompeux.

197 « Nous sommes plus magnifiques que les sultans de Bagdad et les princes d’Ophyr, nous que la nature convie tous les jours à ses fêtes splendides. Nos monts verdoyants se mirent dans le cristal du Waldstætten ; nos vallées et nos cimes s’épanouissent au soleil levant et chantent leurs adieux au soleil du soir. Quel étendard plus pur que l’arc-en-ciel de nos cascades ? Où sont les diamants plus riches que ceux que les astres amis sèment dans les corolles des fleurs de nos champs ? Notre Helvétie bien-aimée sourit aux plus brillantes étoiles ; — quel peuple et quel trône pourraient rivaliser avec notre opulence ?

« Nos pères nous ont légué la garde de ces trésors, nous la transmettrons à nos enfants. Mais ils ne nous appartiennent pas, et la nature s’est montrée trop prodigue envers nous pour que nous la laissions déposséder. Malheur à qui voudrait faire tomber du front de l’Helvétie son casque de glaciers ! Que viendraient chercher parmi nous les empereurs d’Autriche ? du fer, des rochers, des blessures et la mort. Quelle rage aveugle les pousse donc contre des hommes libres et pauvres, eux qui ne recherchent que des esclaves pour sujets et de l’or pour jouissance ?

« Nous respecterons les baillis tant qu’ils observeront les traités en vertu desquels ils sont établis dans notre pays. Mais s’ils commettaient des exactions, s’ils voulaient combler la coupe des vengeances, alors la coupe déborderait sur nos âmes, comme les vagues du lac sur les champs de Flüelen. Et nous appellerions à notre secours la montagne, l’avalanche, la tempête, l’éclair et le tonnerre qui connaissent notre voix et qui nous aiment parce que nous respectons leur puissance.

« Les hommes des plaines nous doivent tout : les eaux cristallines de nos glaciers qui forment leurs grands fleuves, les prolongements de nos montagnes où croissent leurs épaisses forêts. Les Alpes sont les reines des montagnes et les mères des vallées ; elles entretiennent la vie, elles la réparent, elles la recréent de la mort que les hommes attirent sur leurs sociétés en violant les lois de la nature. Les premiers-nés des animaux et les premiers-nés des hommes perdirent leur vigueur et leur fierté en descendant dans les plaines.

« Qu’ils s’étendent au soleil dans les campagnes de la Lombardie, dans le jardin de la Touraine, parmi les orangers de Grenade, sous les treilles de Malaga ! Qu’ils dorment du sommeil de leurs 198 grands fleuves, qu’ils causent joyeusement comme leurs forêts, qu’ils s’engraissent comme leurs troupeaux. Ils ont désappris à bondir comme les torrents, à rester nerveux comme le chamois. Jamais les fleuves ne remontent aux torrents, jamais les chênes ne reproduisent de sapins : jamais non plus les civilisés ne pourront vivre dans les aspérités du roc. Leurs besoins sont devenus trop grands, et leurs corps trop faibles pour lutter contre une nature qui produit peu et menace toujours. Qu’ils ne tentent donc pas de remonter vers leurs sources, car leurs sources les dévoreraient.


« Fils de mes seules amours, ne va pas perdre ton âme libre dans la multitude de ces âmes esclaves. Quand tu verrais de près leurs iniquités, le cœur de ta mère bondirait dans ton sein, et la fierté de ton père soulèverait ton bras. Et ces hommes te cloueraient à leurs potences, tu mourrais dans l’infamie, et nous dans la douleur. Ne va pas dans les grandes villes, ne dérobe pas comme l’usurier, ne te déshonore pas comme le courtisan. Vis plutôt dans nos monts ; l’air des sommets donne l’agilité ; l’eau des glaciers, la vigueur ; le feu des sapins réjouit. Ici tu contempleras de près les cieux et les abîmes, ton âme se développera en se mesurant avec l’infini. Fils de Tell, ne laisse pas mon arbalète devenir l’héritage d’un homme qui ne saurait pas s’en servir. Souviens-toi aussi que je fus toujours plus fier d’abattre un chamois qu’un homme, et qu’il y a plus de mérite à franchir un torrent qu’à ramper lentement tout le long de l’échelle des grandeurs.


« Je l’espère, Dieu gardera ta jeunesse du spectacle des batailles et conservera mes mains pures de sang. Mais si l’on nous attaquait, qu’il nous épargne l’humiliation de la défaite, que nos mères n’aient pas à rougir de nous avoir portés, et que nos fronts altiers ne se courbent jamais sous un despotisme venu des plaines. Sur nos rochers sombres, la Liberté déploie ses ailes d’or ; nous avons été bercés par ce bruit, il est devenu cher à nos oreilles. En dehors de l’Helvétie, le triste esclavage tient ses bras meurtris le long de son corps qui tremble. Qu’il n’élève pas contre nous sa tête hideuse ; il fait trop froid dans la vallée d’Altorf pour qu’il n’y meure pas. Nous sommes prêts. Malheur à ceux qui cherchent la guerre, et trois fois plus malheur à ceux qui croient repousser le choc du fer avec de vains discours !

199 Ainsi parla le Libérateur. Son fils l’écoutait avec respect. La nuit avait jeté son voile sur le front de la Vierge Blanche,[1] et la voix de la terre s’élevait en chantant :

Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux ! Et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !




Sept mois après, sur la place d’Altorf, des soldats autrichiens liaient un enfant contre un tilleul et lui plaçaient une pomme sur la tête. Un homme les activait à la besogne et se réjouissait à l’avance de l’atroce supplice qu’ordonnait son pouvoir oisif. Cet homme était Gessler, bailli de l’empereur Albert d’Autriche, qui condamnait Tell à abattre cette pomme sur la tête de son enfant.

Ô soleil d’Helvétie ! tu passas dans le ciel avec ta gloire accoutumée et tu ne daignas pas abaisser ton regard sur cette terre que souillait un valet, et tu ne lui brûlas pas les deux yeux !

Cependant, pour la première fois de sa vie, Tell tremblait ; ses yeux roulaient des larmes brûlantes : « Maudite, s’écriait-il, la femme qui m’engendra ! Maudite ma force, et maudite ma fatale adresse ! Maître des Univers, parce que l’aigle peut saisir un agneau dans ses serres lui ordonnes-tu de crever les yeux de ses aiglons ? Et vous, bailli Gessler, vous croyez-vous plus fort que Dieu pour le défier ainsi ?

« Non jamais, l’œil des mondes ne fut affligé de la vue d’un crime aussi épouvantable, et les générations à venir refuseront de croire à tant de cruauté. Songez à votre nom, gouverneur, et à votre race ; ce que vous me faites souffrir aujourd’hui, pendant une seule minute, dans mon enfant, vous le souffrirez dans votre postérité, pendant les siècles des siècles.

« Dieu qui nous jugez, est-ce donc pour torturer les pauvres gens que vous donnez autorité aux rois ? Est-ce pour tourner le père contre le fils, le bras contre le cœur, l’adresse contre l’amour ? — Je ne vous connais point, puissant seigneur, jamais je ne portai de regards de convoitise sur votre blason. Pourquoi donc m’avez-vous remarqué ? Hélas ! l’attention des grands est funeste aux 200 hommes simples. Plût au ciel que jamais nous ne nous fussions rencontrés ! Ainsi de grands malheurs auraient été épargnés. Songez au salut de votre âme, mon noble seigneur, songez aux jours de vos proches, mettez-vous pour un instant à mon humble place, et cessez, cessez de défier tout. »

— « Assez, Guillaume Tell, répondit Gessler ; ces manants se croient en vérité de grands orateurs. Va apprendre l’éloquence dans notre bonne ville de Berne, si tu veux parler dorénavant devant nous. Et remercie le ciel de ce que ma bonne humeur d’aujourd’hui me permet d’entendre patiemment tes discours rebelles…

« Toi qui atteins le chamois entre les deux cornes d’aussi loin que tu le distingues, craindrais-tu de manquer cette pomme à quatre-vingts pas ? L’œil et la main du père seraient-ils moins sûrs que ceux du chasseur ? Tu as refusé de rendre hommage à mon chapeau qui représente la majesté de l’Empereur. Je te fais grâce de la vie, et je remets celle de ton fils entre tes mains, quand rien ne m’empêcherait de les prendre toutes deux. Suis-je donc sanguinaire et cruel, et ne devrais-tu pas te montrer reconnaissant de ma clémence ? Allons ! assez de discours ; montre-nous ce que tu sais faire, car nous aimons les gens habiles et nous les protégeons. »

— « Seigneur haut-baron, ne cherchez pas de vanité dans mon cœur, ne me narguez point dans un pareil moment. Je vous ai demandé pour grâce suprême de mourir plutôt que de jouer avec la vie de mon enfant : vous me l’avez refusé. Cependant, Dieu qui donne l’adresse et le pouvoir, défend de les employer contre ses semblables et surtout contre les enfants de ses entrailles. Malheureux qui commet un pareil crime ! plus malheureux sept fois celui qui l’ordonne ! Vous m’avez entendu, seigneur haut-baron, vous ne répondez point… Donc, que votre volonté soit faite. C’est la première fois que j’obéis à l’ordre d’un homme : pardonnez-le moi, mon Dieu !

« Vous, valets de bourreau, bandez les yeux de mon fils, ajouta-t-il d’une voix terrible ; qu’il ne voie pas son père tendre contre sa vie cet arc détesté. »

Il dit. La foule frémit et serre les poings de rage. Dans un effort suprême, Tell rassemble ses forces et son sang-froid. Le trait part, mille regards le suivent ;… l’enfant est sauvé ! Tell le serre dans ses bras. Gessler écumant menace le ciel du regard.

201 Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux ! Et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !




Oh ! la plus inexorable des divinités, Vengeance aux pieds de bronze, quelle réparation vous retenait loin de Tell et des monts d’Helvétie ? Vous étiez-vous attardée dans les forêts Calédoniennes que Robert Bruce défendait ? Répariez-vous le bûcher qui devait consumer les Templiers ? Que vous êtes lente à paraître, Vengeance, quand nous vous évoquons, vous qui nous êtes si chère. Hélas ! vous avez tant de prières à exaucer sur cette terre qu’ensanglante le Crime, et que la Mort dépeuple et repeuple sans jamais s’arrêter !

Lorsqu’une parole, un regard eussent suffi pour soulever ses concitoyens, pourquoi Guillaume Tell laissa-t-il échapper l’occasion aux ailes vagabondes ? C’est que les hommes de sa trempe ne s’en remettent qu’à eux-mêmes du soin de leur honneur ; c’est qu’ils se sentent assez forts pour se venger comme ils l’entendent, à leur heure, avec leurs armes, sans prendre l’embarras de complices. Dans le cœur de Tell, les jours de Gessler furent comptés quand il tendit son arc et qu’il cacha dans son sein une seconde flèche qu’il destinait au monstre, dans le cas où la première aurait manqué son but.

Et puis, chaque être choisit le terrain de sa défense. Le ver rampe jusqu’à son trou, quand il entend venir l’homme ; le chat saute aux yeux ; la vipère mord au talon ; les petits oiseaux battent des ailes et poussent de grands cris dans l’air. Le hibou n’est fort que la nuit, l’aigle qu’au haut des airs ; le courtisan est fier au milieu des foules brillantes ; l’homme de la nature, dans le concert des éléments révoltés. Ce n’est pas à nous, qui n’avons plus guère que le courage de crier avec la foule, qu’il appartient de juger Guillaume Tell. La Suisse reconnaissante entretient sur son front des couronnes de chêne.

Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux ! Et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !




202 Guillaume Tell et Gessler ! Une invincible fatalité lie ces deux noms et ces deux hommes. Nous les retrouvons en face quelques heures après la scène d’Altorf. L’un gît chargé de chaînes au fond d’un bateau ; l’autre, arrogant, se promène sur l’avant de la barque que soulève le flot limpide.

Ainsi chantait Gessler :

« Crainte à Dieu et longue vie à l’empereur Albert ! Nous avons assis notre pouvoir sur l’échine des Alpes. Que tout rampe, que tout adore l’Autriche dans ces belles vallées ! Nous plongerons dans les prisons de Küssnacht ceux qui refuseront de nous livrer leurs garçons et leurs filles, et les chamois de l’Axenberg, et les génisses des troupeaux. Ils mordront la poussière des chemins et le fer des lances ; ils se découvriront devant nous. »

— « Baron Gessler, dit Tell, ce ne sont pas les hommes de ces cantons qui se découvriront devant votre chapeau, encore qu’il représentât tous les empereurs et tous les baillis de la terre. Nous ne saluons que Dieu ! »

— « Hallebardiers, cria Gessler, enchaînez mieux cet homme. Ne voyez-vous pas qu’il se soulève encore, et qu’il parle toujours. Archer maudit ! les cachots de Küssnacht sont profonds dans la terre, et leurs murailles épaisses comme les rochers qui bordent l’Érèbe. Nous te donnerons pour manoir le plus oublié de tous. Alors, sans doute, tu discourras moins. »

— « Dieu est grand, seigneur. Le lac est plus profond que les oubliettes de Küssnacht et les assises de ces montagnes plus solides que les murs de vos donjons. Avez-vous pensé, seigneur, au salut de votre âme ?

Gessler pâlit et ne répondit plus…

Cependant le grand lac s’émeut ; des nuages sombres tourbillonnent dans l’air, et se rapprochent des vagues écumantes. La tourmente qui s’élève des gouffres fait craquer les sapins sur les cimes les plus hautes. Le goëland pousse des cris sinistres, et le vent tord son aile. Les éclairs ont peine à traverser l’épaisseur des ténèbres. La foudre gronde d’échos en échos dans les monts sourcilleux. Déjà le ciel et l’eau s’embrassent dans un frénétique transport. Le superbe Gessler veut tenter le ciel qui le poursuit ; il fait signe à sa suite d’exécuter ses ordres. — Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre.

203 Les soldats se penchent pour serrer les chaînes autour du corps de Tell. En ce moment le Waldstætten rugit, comme un tigre qui s’éveille.

« Il est inutile de me meurtrir davantage, dit Tell. Ne voyez-vous pas que le lac se fâche, que déjà l’eau nous envahit, et qu’il n’y a plus ici que des hommes suspendus entre la justice de Dieu et la vengeance de l’abîme. Retirez-vous, malheureux ! — Mon très gracieux seigneur, vous paraissez souffrir plus que moi. C’est que Dieu est plus fort que vous et votre empereur ; reconnaissez votre maître. »

Les soldats se retirèrent. Gessler demeura foudroyé.

Alors Tell : « Ô lac bien-aimé qui berças ma jeunesse ! Tu aimes le chasseur et le berger ; tu respectes ma rame, tu entends ma voix. Merci, merci ; mon Waldstætten, jamais tu ne me parus plus beau ! » Et les ondes dociles vinrent baiser ses pieds, car le lac aimait Tell et refusait de le porter à la prison et à la mort, sous les ordres d’un bailli d’Autriche.

La nuit est venue. Dans le silence de solitudes que jamais l’homme ne sonda, sous la masse des eaux, l’archange des tempêtes s’éveille. De sa main il secoue sa longue chevelure, il frappe de son pied le marbre, et des souterrains humides jusqu’aux crêtes des monts perdus, l’immense abîme s’ébranle frémissant. D’abord le génie promène sa colère au fond du gouffre, précipitant le cours des torrents. « À moi, sources, vagues, écume, s’écrie-t-il ; bondissez, dressez vos langues furieuses ; léchez, écorchez les rocs qui vous emprisonnent ! Vous avez congé toute cette nuit. » Puis, s’élançant du fond du gouffre, il arrive à la surface, rapide comme la pensée. Alors vous eussiez entendu se plaindre les couches d’eau qu’il traversait ; alors vous eussiez distingué son cri qui se prolongeait sur la plaine liquide, et le battement de ses ailes qui se mêlait au clapotement des flots.

À sa voix, les vagues s’étendent, d’abord tout de leur long comme des athlètes qui déplient leurs membres avant la lutte. Puis, elles s’entrechoquent sur les bords, puis elles se rapprochent, s’atteignent, se dépassent, s’élèvent, s’abaissent, se renversent et se mutinent. La guerre est allumée partout. Les escadrons aqueux se pressent, s’entassent, se cabrent, galopent et se chargent avec furie. Au loin jaillit la bave ; les mille clameurs des vagues se 204 heurtent dans l’air. On dirait les millions de râles d’un champ de bataille, la récréation délirante d’une cour d’aliénés, les hurlements des damnés dans la poix fondue. Autour du Waldstætten, l’archange vole lourdement, se posant de temps à autre sur les angles des parois pour flageller l’orage.


Seul le bailli Gessler avait cru pouvoir braver la tempête ; il n’y avait que sa barque sur la fosse béante. Elle penchait, la frêle péniche, sur l’un et l’autre côté ; l’eau battait ses flancs, et de temps à autre, la couvrait d’un linceul d’écume. L’équipage était rendu de fatigue et de terreur ; on ne distinguait plus de rivages entre le ciel et l’eau ; seulement, à la rouge lueur des éclairs, on voyait s’élever çà et là les têtes chauves des récifs. Gessler grinçait des dents comme une fauve prise au piège.

« À genoux ! votre dernière heure a sonné. » Ainsi dit Guillaume Tell.

Et les matelots lui tendaient les rames, et le gouverneur à genoux le suppliait de le sauver. On le délivra de ses fers, et Gessler, ô dérision ! promit la liberté à celui dont sa vie dépendait. Toute-puissance, vanité, pompes des trônes de la terre : impuissance, lâcheté, misère profondes ! Vous qui vous redressez sous le sceptre, vous pâlissez parce qu’un peu d’écume a blanchi ; vous perdez haleine parce que le vent souffle un peu fort ; vous vous humiliez à l’heure du danger devant l’éternelle justice dont vous vous riez dans vos antichambres. Vous tenez autant à la vie que les couleuvres, et pour la conserver, vous souffrez qu’on appuie le pied sur vos têtes couronnées !…

L’archer saisit la rame, il redresse l’esquif presque submergé, tournant la lame, l’évitant, et se jouant avec elle, comme un enfant s’amuse sur les bords de la rivière avec les flots qui meurent sur ses jambes nues. Et comme Gessler l’appelait son sauveur : « Assez parlé, baron, lui dit Tell, priez Dieu ; lui seul peut sauver des naufrages : songez au salut de votre âme. »

Voilà, voilà la rive ! le feu du ciel la fait resplendir dans son horreur sauvage ; elle est hérissée de mille morts. L’Axenberg escarpé s’enfonce à pic dans le bassin des eaux. Il n’y a que Guillaume Tell qui sache où peut poser le pied d’un homme sur le penchant de la géhenne. Il se dirige vers ce point, un grand éclair 205 traverse l’espace ; à sa faveur il s’élance, et se cramponnant aux crevasses du roc, il repousse du pied le bateau qui portait Gessler.

« À l’abîme, à la mort, baron ! le salut de la Suisse l’ordonne ! Songez à votre âme ! »

Dans l’immense étendue la vague répond à la vague, le cri du vent au cri du vent. Et quand ces grandes voix se taisent, on peut distinguer les malédictions d’hommes qui luttent en désespérés contre la plus atroce des agonies.

Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux. Et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !


Qu’il était grand le Libérateur haletant au milieu de la nature haletante ! L’orage jouait avec ses cheveux, et la tempête battait ses jambes ensanglantées. Droit comme le rocher, il semblait plus puissant qu’Obéron.

Un instant il se demanda si ce n’était pas un crime d’avoir rejeté cet homme à la mort. Et l’archange des tempêtes lui répondit : « Il y a trop de vous deux sur la terre ; il faut que l’un disparaisse, Gessler c’est l’Autriche, et tu es l’Helvétie. Gessler c’est la tyrannie, et tu es la Liberté. Succomberas-tu sous cet homme ? veux-tu que ta femme, tes enfants et ton pays soient chargés de chaînes ? En avant ! pour Dieu, par toi qu’il a choisi, que ta nation soit libre, et qu’elle devienne nombreuse comme les sables de la mer. »

Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux. Et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !


Justice et Liberté ! L’homme qui croit en vous est fort, encore qu’il ne soit qu’un pauvre chasseur ou un écrivain ignoré. C’est vous qui réparâtes les forces du Libérateur épuisé ; c’est par vous que ses yeux sondèrent les ténèbres, par vous que ses mains trouvèrent des anfractuosités aux flancs glissants de l’horrible Axenberg. Par vous il arriva jusqu’à son sommet, tentative inouïe, prodige de bonheur, d’adresse et de témérité ! Par vous la Suisse fut libre et l’humanité le deviendra ! Qui donc se laisserait aller au découragement lorsque Tell espéra toujours ?

Il courait, il bondissait sur les pics étonnés ; les abîmes élevaient leurs fonds pour le voir ; il volait, et l’air, moins léger que lui, 206 s’écartait pour le laisser passer. Ses flancs s’élevaient et s’abaissaient comme ceux d’un coursier après une journée de bataille ; ses artères battaient sur l’enclume de ses tempes ; ses reins, ses poumons, ses yeux et ses mains étaient pleins de sang. C’est ainsi qu’à travers le pays de Schwytz, franchissant des déserts de glace, il arrive par le cours des torrents et les pentes des collines jusqu’au chemin creux de Küssnacht.

Là, il se désaltère dans une source troublée par l’orage, et s’étend un instant sur l’herbe blanchie par l’hiver. Puis il se relève, dispose son arc et deux flèches, et penche son oreille contre terre : « il vient, il vient, dit-il ; le Waldstætten n’en a pas voulu !… Dieu de mon courage, vous m’êtes témoin que je ne tue cet homme que pour me défendre ! »

Le pas d’un cheval fatigue l’écho, le bruit des armures se détache parmi les gémissements de la nuit. Une voix retentissante a prononcé ces mots terribles : « Herrmann Gessler ! Recommande ton âme à Dieu. » Un trait siffle dans l’air, un homme tombe de cheval ; c’est au cœur qu’il est touché. La Suisse est libre !

Gloire, gloire à la Liberté dans les cieux et paix sur la terre aux hommes qui combattent pour elle !


  1. La Jungfrau.