Jours d’Exil, tome I/Montcharmont

Jours d’Exil, tome I
Montcharmont


MONTCHARMONT.




« Malheur à l’infortunée victime lorsque
la bouche qui a fait la loi prononce
aussi la sentence. »
(Schiller. — Les Brigands.)
« Contre l’ennemi la revendication est
éternelle. »
Loi des douze tables.)


207 La société française est plus barbare que la société juive ; la mort du juste la laisse froide ! Les tribunaux actuels sont plus souillés que le tribunal de Pilate ; ils ne se lavent pas les mains ! La croix du Rédempteur est transformée en guillotine ! Pleurez, vous qui avez encore des larmes dans les yeux !


Le chasseur Guillaume Tell mourut au xive siècle, entouré d’une auréole de gloire qui rayonne encore sur nos temps décolorés. Ce ne fut pas ton sort, à toi qui passas sur la terre à travers des générations flétries et qui perdis ta tête sur la machine infâme, héroïque chasseur, Montcharmont !

C’est un sacrilège, crieront-ils, de rapprocher l’ombre d’un meurtrier de celle d’un héros. Et moi, je confondrai ces deux ombres également glorieuses. Comme Tell, Montcharmont mourut pour défendre la Liberté ; comme Tell, il revendiqua seul, parce que tous les hommes qui l’entouraient étaient des lâches, parce que les autorités et les lois d’à présent sont conjurées contre le Droit.

Les balances de la Justice ne sont fausses que dans les prétoires. Devant l’éternelle Équité, les agents français qui interdirent à Montcharmont l’exercice de la chasse sont aussi criminels que l’agent 208 autrichien qui voulut forcer Tell à se découvrir devant son chapeau : ils méritèrent aussi justement la mort. Dans les monts d’Helvétie, une révolution répondit au sifflement de la flèche de Tell ; dans les plaines de la France civilisée le coup de fusil tiré par Montcharmont n’éveilla pas d’écho. Voilà toute la différence entre ces deux hommes. Voilà pourquoi l’ombre du chasseur de Saône-et-Loire se traîne aux rivages sombres, chargée d’ignominie, tandis que celle du Libérateur plane brillante sur les générations.

Cynique sarcasme, infâme dérision que l’opinion des hommes ! majorité, violence, impudeur ! Le fait accompli sanctifie tout. Ils font des tragédies, des opéras en l’honneur du Dieu Tell qui, s’il eut échoué, serait un vagabond, un réprouvé !

C’était un réprouvé, un assassin, ce Montcharmont : voilà ce qu’ils répètent à l’envi comme des oies qu’on mène aux pâtures. Et moi qui ne suis autre chose au milieu de vous, moi que vous avez condamné comme criminel, vous voudriez me défendre de glorifier les grands criminels ? Puisque vous m’avez décrété de mort en me laissant la vie, pourquoi donc ne me plairais-je pas dans la société des morts ? pourquoi donc ne réclamerais-je pas la complicité de leurs actes ? Que me reste-t-il de plus qu’à eux ? Une tête, une main et une bouche de fer : je tâcherai de m’en servir.

La société française est plus barbare que la société juive ; la mort du juste la laisse froide ! Les tribunaux actuels sont plus souillés que le tribunal de Pilate ; ils ne se lavent pas les mains ! La croix du Rédempteur est transformée en guillotine ! Pleurez, vous qui avez encore des larmes dans les yeux !




Mémoire d’un homme fier ! pour te réhabiliter, pour te glorifier, nulle voix ne s’est encore élevée du sein de l’esclavage social. La mienne ne te fera point défaut. Je ne gémirai point, je ne lèverai point les bras au ciel, je n’emprunterai ni l’accent pleureur des avocats, ni le teint des femmes qui s’évanouissent, ni le voile de l’anonyme. Je ne chercherai pas à rendre le public pitoyable, à attendrir les magistrats, à impressionner cette figure de cire qu’on appelle l’empereur des Français ! Pathos, couardise, temps perdu 209 que toutes ces lamentations de Jérémie ! Que les corbeaux du palais de justice, que les poètes élégiaques qui chantent les derniers jours des condamnés, hurlent sur ces motifs ! La foule, les juges et les rois sont des machines qui fonctionnent pour qu’on les graisse, et que l’on graisse pour qu’elles fonctionnent.

Tu ne te cachas pas derrière un buisson pour tuer ces deux chiens galonnés qu’un procureur du roi lançait à ta poursuite ; tu ne fus pas lâche comme lui qui, du fond de son cabinet, les excitait, les relevait du défaut, les remettait toujours sur tes traces, les malheureux ! et leur promettait ta tête pour curée. C’est ce chacal à cravate blanche qui vous a tués tous trois. On laisse cependant ces hyènes démuselées courir la société, on ne met pas ces gens-là en jugement ; on dit même en France que la magistrature est honorable ! Adorez des tigres et des jaguars, s’il vous faut des Dieux ; au moins ces bêtes-là sont gracieuses. Mais respecter un procureur général, un fournisseur des pompes funèbres, c’est dégradant !

Je resterai digne de toi, Montcharmont ! Haute et ferme sera ma parole, comme la détonation de ta carabine de combat. C’est ta glorification qu’il me faut ; c’est une accusation criminelle que j’intente à toute une société ; c’est une sentence de mort que je tiens suspendue sur sa tête, et qui s’exécutera tôt ou tard ; — plus tôt qu’on ne le pense. Cette solennelle déification de ton nom, je la fais contre tous les gens de justice, d’ordre, de gouvernement, de police, de corde, de rubans d’honneur et de potence ; je la fais contre la civilisation qui les paie ; je la fais contre tout ce qui condamne et exécute, contre tout ce qui laisse condamner et exécuter.

Ils jettent de la boue sanglante contre le bourreau et ses valets ; ils les appellent les hommes rouges, les buveurs de sang, M. Samson, M. Charlot, M. Mardi. Sur leur passage, ils vocifèrent des menaces de mort ; ils condamnent leurs fils à hériter de leur charge, leurs filles au célibat et leurs familles à l’ignominie. Eh ! qu’ils laissent donc le bourreau pour ce qu’il vaut, et qu’ils ne regardent pas de si près la poutre qui est sous ses pieds. Le bourreau fait son travail ; ceux qui l’insultent et le laissent faire sont plus lâches que lui, et leur pain ne leur coûte pas aussi cher à gagner !

Je le déclare nettement, je souhaiterais de bon cœur, que tous 210 les civilisés fussent obligés de tirer tour à tour le cordon de M. Samson, et qu’il ne leur fût pas loisible de se racheter de cette corvée comme du service militaire. Je serais vraiment curieux de savoir si un seul oserait s’y refuser. Vous verriez qu’ils prétendraient qu’il n’y a pas de sot métier, et qu’ils sont des bourreaux très distingués. Je souligne cette expression, elle me réjouit dans un temps où toutes les intelligences se confondent dans le plus bas servilisme !

Tous ceux qui laissèrent mourir Montcharmont sont coupables au même titre que le bourreau. Lavez vos mains, esclaves, mieux que cela, encore mieux ; savonnez, frottez, usez, brûlez votre épiderme ; déchirez vos chairs avec un crucifix rouge ! La tache de sang est bon-teint, elle est vivace, elle revient et grandit ; elle vous aveugle, vous assourdit, vous étouffe et vous donne le délire ; vous la portez à votre boutonnière, dans vos parures, dans vos cheveux ; lèpre mortelle, elle va toujours s’élargissant, s’élargissant… Vous dégouttez le sang, vous faites horreur !

Je vous défends de toucher à ce mort. Depuis tantôt trois ans qu’il est couché sous la terre lourde, vous ne lui avez porté ni couronnes de lauriers, ni fleurs, ni larmes ; pas même une branche de cyprès ; vous n’avez pas consolé sa famille, vous l’avez laissé déchirer, lui, par les enfants, et la populace et les chats-huants du journalisme, comme un assassin vulgaire. On a couvert d’immondices l’herbe sous laquelle on suppose qu’il gît. Car vous ne savez pas même où l’ont enfoui les exécuteurs des hautes œuvres. Et quand, au jour de la justice éternelle, il se relèvera, vous refuserez de le reconnaître dans un tronc rogné qui portera par la bouche une tête sanglante !

Ô la plus bourgeoise, la plus odieuse, la plus misérablement poltronne de toutes les sociétés ! Si tu touchais à ce mort, tu le souillerais. Cette race-là parle de dévouement, de vaillance et de gloire ! Et elle a laissé dépecer, déchiqueter, hachetter par trois bourreaux le plus vaillant des hommes ! sacrifiez donc à ce monde-là vos travaux, vos veilles et votre existence : il ira se divertir à votre exécution… C’est monstrueusement hideux !… Bourgeois, vous êtes des meurt-de-faim, des mendiants !!

Je veux partager cette infamie glorieuse. Aussi bien, cet assassinat juridique pèse à ma conscience. J’aurais pu me rendre en 211 France le jour où il fut commis ; peut-être le désespoir m’eut bien inspiré ? Je m’accuse d’une faute sur la gravité de laquelle je n’avais pas réfléchi dans ce temps là. C’est un remords, une main glacée sur ma respiration ; je sens sur tout mon corps le sac humide dans lequel on enveloppe les exécutés. Je secouerai ce sac, j’en ferai jaillir sur tous les fronts la froide souillure ; j’agiterai le grelot des vengeances. J’opposerai tribunal à tribunal, homme à société, verdict à verdict. De même que Montcharmont s’est fait juge ; je me ferai procureur général. Ce sera peut-être la première fois qu’une magistrature terrestre ne mentira pas.

Justice des hommes, opinion bavarde ! que tu es tardive pour ceux qui devancent leur âge ! Puisque le scandale te fait hâter, j’enverrai à ta rencontre le Scandale au pas retentissant. Dans ce temps d’hypocrite douceur où l’on cache l’homicide à la barrière Saint-Jacques, la misère à l’hôpital et la maladie en prison ; dans un pareil temps, il faut déchirer, mordre, à toutes griffes et à toutes dents ; il faut lancer le pamphlet aux yeux et le crier dans les oreilles pour savoir enfin si l’on peut secouer cette interminable léthargie. — Heureux celui par qui le scandale arrive !

Je veux présenter aux rêves des civilisés cette tête mâchée par trois couperets, effrayante, pendant par un lambeau, cette tête qui se redresse sur la bascule. Les cheveux sont hérissés, les poings sont fermés, les yeux vous fixent et vous forcent à regarder. Montcharmont vous demande compte de sa vie qui ne vous appartenait pas. Moi je veux vous donner le frisson, bourgeois de France, je veux que vous pâlissiez, que vous maigrissiez, que vous ayiez des attaques de nerfs, que vous en mouriez.

La société française est plus barbare que la société juive ; la mort du juste la laisse froide ! les tribunaux actuels sont plus hideux que le tribunal de Pilate ; ils ne se lavent point les mains ! La croix du Rédempteur est transformée en guillotine ! Pleurez, vous qui avez encore des larmes dans les yeux !




Ce crâne à la main, je demande à la société et aux cannibales qui prétendent qu’ils la représentent :

Lorsqu’un homme n’a encouru aucune condamnation, où 212 trouvez-vous dans vos codes un article qui vous autorise à lui refuser l’autorisation de chasser ? Je vous défie de me faire voir un pareil article.

Et si vous violez aussi impudemment la loi écrite au préjudice de cet homme, n’est-ce point lui qui défend votre misérable loi contre vous-mêmes lorsque, pour la faire respecter, il a recours à tous les moyens que légitime la justice, que conseille le désespoir, et que la nécessité fournit ?

Mais je ne m’occupe pas de vos lois ; vous les avez faites à votre image, iniques, oppressives. Je demande à votre autorité et à vos juges.

Lorsqu’un homme tient le droit de vivre de l’universelle puissance, et lorsqu’il lui convient d’exercer ce droit en chassant, quelle raison équitable pouvez-vous alléguer pour le priver de la chasse ? Si telle est sa passion dominante, vous le tuez tout aussi bien ainsi qu’en allant l’attendre au coin d’un bois pour l’assassiner.

Vous, société, qui punissez les assassins, pourquoi donc prétendez-vous à l’impunité lorsque vous vous rendez coupable d’assassinat ? Est-ce parce que la majorité, le pouvoir, la loi, les gendarmes, la prison et la guillotine, que vous avez faits, sont forts ? Mais force n’est pas droit, et demain la force peut tourner contre vous. Et si l’on substitue la violence à l’équité, il n’y a plus une tête solidement fixée sur le corps qui la supporte.

J’entends hurler en chœur que la chasse est un divertissement, que ce n’est pas un droit ; et qu’alors même que ce serait un droit, on ne passe pas pour l’exercer sur le corps de deux hommes revêtus d’une autorité publique. Ce sont les moins criminalistes qui s’expriment ainsi.

Je leur réponds : qu’il n’y a pas d’échelle d’importance pour les différents droits, que la valeur de chacun d’eux dépend des attractions de chacun de nous. Je leur réponds encore qu’il n’y a pas de droit contre le droit ; que le tricorne peut bien élever le gendarme au-dessus de la taille moyenne, mais qu’il ne le rend pas supérieur aux autres hommes ; et qu’enfin, quand un gendarme barre le chemin au droit, ledit gendarme doit s’attendre à être tué comme un chien, s’il trouve devant lui un homme libre.

Et puis, mes maîtres ! qui donc vous donne sur les champs, les eaux, les forêts et les animaux qui les peuplent, le monopole d’absolue 213 jouissance ? Je vous dis, moi, que ce privilège est le plus irritant, le plus scandaleux, le plus féodal de tous ceux qui subsistent, et que, pour beaucoup d’hommes, et des plus fiers, le besoin qu’il foule aux pieds est le plus impérieux de tous. Si vous avez des cœurs de chiens de meute, et que vous vous contentiez de donner de la voix quand un valet d’écurie vous le permet, vous ne pouviez naître plus heureusement que parmi les civilisés.

Mais à nous, hommes libres, il faut l’air des collines, les futaies, les ravins et les clairières, quand l’idée nous en prend. Il faut les chevaux hennissants, les haut-pieds hurleurs, la musique des fanfares, le chevreuil bondissant, le dix-cors aux abois, le sanglier furieux. Nous ne faisons pas de rêves d’épiciers quand nous avons fatigué tout le jour ou nos jambes ou nos têtes.

Quand les révolutions éclatent, allez dans les royales forêts de Fontainebleau et de Compiègne. Là vous vous convaincrez que la chasse est chère aux âmes indépendantes, et que ceux qui la suivent avec le plus d’ardeur ne se bouchaient pas les oreilles quand la fusillade grondait à Paris. C’est bien dommage, en vérité, que des passions si nobles soient tombées aussi bas, et la vile mob n’aurait jamais dû oublier qu’il y a des existences d’animaux plus précieuses pour vous que des existences d’hommes ! Mais dites-moi, nobles de par le roi, croyez-vous que bonne race de loups ne vaille pas bonne race de chiens, et vous imaginez-vous, d’aventure, que vous ferez toujours sauter nos têtes ainsi que des bouchons de Champagne ? Nous sommes des chasseurs, des Jacques, des loups, entendez-le bien, et nous prétendons chasser ce que bon nous semble, même l’homme, surtout l’homme, quand bon nous semble, où bon nous semble, absolument comme vous. Au plus habile le butin. Nous sommes de ces hommes dont Schiller dit : « Leur mission c’est la loi du talion ; leur vocation, c’est la vengeance. » Nous sommes autant de brigands.

Je n’ai pas besoin de vous dire pourquoi le droit de chasse m’offre plus d’attrait qu’un autre ; il suffit qu’il découle de ma nature d’homme et de mes propensions actives pour que vous n’ayiez rien à dire quand il me convient de le faire valoir. Gardez-vous bien, voyez-vous, de supprimer les permis de chasse. S’il y avait encore un levain de révolte dans le sol de France, c’est ainsi que vous le feriez éclater. Ne savez-vous pas que rien n’est plus outrageant 214 pour notre dignité qu’une défense, et faut-il vous apprendre que d’homme à homme toute défense est injuste — et inutile… Mais je deviens inintelligible pour des valets.

La société française est plus barbare que la société juive ; la mort du juste la laisse froide ! Les tribunaux actuels sont plus souillés que le tribunal de Pilate ; ils ne se lavent pas les mains ! La croix du Rédempteur est transformée en guillotine ! Pleurez, vous qui avez encore des larmes dans les yeux !




Ils disent qu’à travers les peuples et les âges, escortée par les philosophies et par les législations les plus sublimes, la peine de mort a tracé son sillon infléchi ; ils disent que l’universel consentement la justifie ; que la société doit sauvegarder la sécurité, la propriété, le travail et la vie de ses membres ; qu’elle a le droit et le devoir de se défendre quand elle est menacée ; et qu’enfin il n’est pas de moyen plus sûr d’empêcher les malfaiteurs de nuire que de les raccourcir de la tête. Les réquisitoires des procureurs du roi sont gonflés de ces éloquentes tirades, lieux communs attendrissants, élégies doucereuses, moralités de parquet, masques de vertu jetés sur l’horrible face d’assassins impunis, lâchetés de tradition, déclamations patelines qui font dresser les cheveux des honnêtes jurés. Et là dessus, les tribunaux mettent l’humanité en coupe réglée ; le sang leur monte au cerveau ; ils agitent leurs manches noires ; ils frappent du poing la tribune judiciaire ; ils divaguent, rugissent et étalent un cynique courage pour secouer la tête d’un homme sur ses épaules. Puis on attèle des chevaux noirs à une voiture de deuil, un homme rouge à une machine garance, et l’on encadre la tête du coupable dans un collier de fer qui la maintient sous le couperet. Ils appellent cela satisfaire la justice des hommes ! Justice bien calme, en vérité, que celle qui est toujours soûle de sang !

La société est souvent attaquée, c’est vrai. Mais vous êtes-vous jamais demandé si ceux qui l’attaquent sont coupables ? Vous qu’on paie pour faire des interrogatoires, comment donc ne découvrez-vous pas, avec votre perspicacité ordinaire, que cette société est le plus souvent provocatrice, qu’elle force la main à 215 l’individu, et le pousse par les épaules dans l’abîme de l’infamie ? Vous qui cherchez les plus profondes racines du crime, comment ignorez-vous que l’ordre civilisé est un inextricable désordre ; comment peut-il vous échapper que beaucoup n’ont pas assez de pain, et beaucoup d’autres trop d’or ? Pourquoi ne voulez-vous pas comprendre que le Crime est entré dans le monde à la suite de la Faim et de l’Oisiveté ?


Ah ! c’est qu’il n’y a pires sourds et pires aveugles que ceux qui ne veulent ni voir ni entendre ; c’est que vous êtes accusateurs, juges et parties dans votre cause ; c’est que vous êtes les plus cyniques de cette société de chiens ; c’est qu’elle vous met en avant pour défendre ses actes les plus lâches, les plus criminels !




On vous a appris, dans les écoles, que l’homme n’avait pas de droits, mais seulement des devoirs ; — que l’individu ne devait jamais avoir raison contre la société, ni la minorité contre la majorité ; — que la Liberté était un mot, et l’ordre, un dogme ; — que l’autorité était nécessaire pour maintenir l’ordre, et la violence et la peine de mort indispensables pour maintenir l’autorité. On vous a répété à satiété que le gouvernement était le boulevard de la société ; que force et raison doivent toujours rester au pouvoir. Vous croyez fermement que l’individu est dans tous les cas fautif, mauvais, impuissant, injuste, et que toujours la société est infaillible, bonne, toute-puissante et toute juste. D’où vous concluez que l’individu a toujours tort contre la société, et qu’il faut qu’il meure quand, justement ou injustement, la majorité à mille têtes réclame la sienne. Et vous ne sentez pas même combien est lâche cette majorité qui suce le sang d’un seul homme ! Vous êtes de la race de ceux qui condamnèrent Christ, Galilée, Jean Hus et Campanella, tous les plus grands noms dont l’humanité s’honore. Vous êtes de ces meurtriers impunis qui, appliquant des pénalités injustes et cruelles, forcent les oppositions à des revendications injustes et barbares aussi. Vous êtes les serviles exécuteurs de formules vieillies ; nous sommes les libres penseurs d’un monde nouveau. Nous nous appartenons ; vous êtes les instruments de vos maîtres.

216 Sinistres coupe-toujours, corbeaux blanchis en fouillant des cadavres, procureurs-généraux, pourvoyeurs de potence qui vous essuyez la main, et venez me la tendre, et croyez me faire honneur :… gardez cette main pour caresser vos femmes, et rapportez-leur sous vos ongles des lambeaux de chair de pendus. Vous me faites horreur, vous, vos femmes et vos filles, et tout ce qui subsiste du prix du sang !




Quand la maladie est dans l’homme, quand la guerre est dans la société, tous les organes sont dérangés et tous les partis coupables. Dès que nous avons perdu la notion de justice absolue, naturelle, que nous avons tous au fond de la conscience, tous nos actes ne peuvent être que des délits ou des crimes. Nos justices temporelles sont déviées ; elles oscillent de chaque côté de l’éternelle notion du vrai, tantôt au bénéfice d’un parti, tantôt au bénéfice de l’autre ; mais elles ne s’arrêtent jamais dans la ligne unique et inflexible. Elles ne peuvent que compenser l’iniquité par l’iniquité, l’assassinat par l’assassinat. De quelque pompe, de quelques solennités qu’elles s’entourent, elles ne font que de la vengeance. Elles sont irrévocablement engagées dans le labyrinthe de l’arbitraire où la passion les guide de forfaiture en forfaiture.

Alors tout devient doute, tâtonnement, délire d’assassinat, marche forcée dans le sang, angoisse, remords, fièvre, provocation, fureur. La santé et la justice sont perdues à jamais. Alors le malaise engendre le malaise ; le crime est père du crime, la vengeance allaite la vengeance, l’échafaud repousse de l’échafaud, le sang appelle le sang. Alors, ô malheur ! nous voyons l’humanité cheminer, le front bas, foulant sous ses pieds ivres des têtes coupées, sifflant et déclamant parce qu’elle a peur, parce qu’elle ne sait plus guère ce qu’elle fait, et qu’elle redoute de réfléchir et de rougir de honte !

Hélas ! l’histoire en deuil est une longue nomenclature des représailles que les hommes exercent les uns sur les autres ; elle redit d’une voix fatiguée les dispositions des codes contre les codes ; elle nous apprend que l’épouvantable malentendu ne cessera pas tant que les mots de justice et de liberté n’auront qu’une valeur 217 relative, tant qu’il y aura des partis, et que ceux-ci élèveront au pouvoir des monstres tels que Caligula, Louis XI, Ezzelino, Fouquet, Fouquier-Tinville et Maximilien de Robespierre, la sèche momie des républicains de la veille.


L’histoire des sociétés n’est que l’histoire des luttes des majorités et des minorités. Ces deux partis sont nés jumeaux ; dès l’origine du monde nous les trouvons en face, puis ils se développent parallèlement à travers les temps et se reproduisent sans cesse l’un par l’autre, sans que nous puissions dire que l’un soit plutôt la cause que l’effet de son congénère. Gouvernement ou opposition, chacun d’eux a sa tradition à développer, son droit à faire valoir, ses vengeances à suivre. L’un tend de plus en plus vers l’autorité et l’esclavage ; l’autre se rapproche sans relâche de l’anarchie et de la liberté. À chaque légende, à chaque principe, à chaque vengeance que l’un proclame. L’autre répond par une autre légende, un autre principe, une autre vengeance. Si l’un répand une goutte de sang, l’autre la recouvre avec une autre goutte avant que la première ait eu le temps de sécher. Henri IV est tué par les jésuites, et les jésuites sont tués par la Révolution française ; — la Saint-Barthélémy est vengée par le protectorat de Cromwell ; — Louis XVIII venge Louis XVI ; — Washington et Bolivar vengent les Girondins et Marat ; — les sergents de 1848 vengent les sergents de La Rochelle. Comme les juges auraient peur de l’histoire, s’ils savaient la lire !




Vous avez tué Montcharmont parce qu’il avait tué vos gendarmes ; son crime a provoqué le vôtre, c’est vrai, mais il ne vous absout point. Car si nous suivons le jet de sang jusqu’à la blessure première, que trouverons-nous ? Votre main qui fait saigner la colère d’un homme en lui niant son droit. Avant ce déni de justice, tout se passait régulièrement entre Montcharmont et vous, et vous auriez pu vivre longtemps côte à côte. Mais dès que l’arbitraire est déchaîné, les conséquences les plus effroyables deviennent possibles. Le vol d’un morceau de pain mène à la prison ; la prison aux travaux forcés, et les travaux forcés à la guillotine. 218 Voilà le programme de la marche funèbre : c’est l’échelle de Caïn qui descend à l’enfer !

Qu’arriverait-il maintenant, si un parent de Montcharmont lui ressemblait, et puis un autre, et puis un ami, et puis d’autres amis ? Où s’arrêterait la série des vendettas atroces que vous auriez suscitées entre la majorité sociale et la minorité qui voudrait venger l’homme retranché par vous ? En supposant cela cependant, je ne fais autre chose que retracer l’origine des gouvernements et des oppositions. Le premier prêtre fut Abel, le premier meurtrier Caïn. Mais pourquoi la postérité de Caïn fut-elle maudite dans son père ? pourquoi reste-t-elle esclave ? Qui fut l’agresseur ? Qui rompit l’alliance entre les hommes ? Voilà ce que vous ne voulez pas approfondir. Car si vous remontiez à la couche où reposait la Mort, vous verriez qu’elle a été éveillée par l’Injustice matinale, et que la première injustice jaillit de votre cerveau, cuirassée d’un triple code pénal.

Dans cette lente évolution du crime, la majorité s’est toujours montrée plus lâche, plus cruelle, plus hypocrite, plus agressive que la minorité. — Plus lâche, parce qu’elle n’expose jamais sa vie pour satisfaire sa vengeance : — plus cruelle, parce qu’elle tue par le tribunal, par la Grève, par le déshonneur, — trois fois : — plus hypocrite, parce qu’elle éternise cette mort et cet opprobre dans les familles, parce qu’à la faveur de la violence, elle fait peser sur tous une responsabilité qui ne revient qu’à elle : — plus agressive enfin, parce que la faiblesse et la peur peuvent seules retenir les hommes sur la pente des vengeances, et qu’on reconnaît difficilement ses faiblesses et ses craintes.

Nous en sommes tous là. Seule, la peur nous paralyse quand il s’agit de l’intérêt de nos personnes. Montcharmont au pouvoir eût fait plus hardiment et plus ouvertement que Louis Bonaparte ce que l’on nomme un Coup-d’État, car c’était ce qu’on appelle un homme d’action. Bienheureusement pour sa mémoire, son courage fut employé dans une juste défense, et non pas dans une boucherie que rien n’avait provoquée, que rien ne motivait, qu’une ambition borgne. Mais c’est salir Montcharmont que de le comparer à l’homme de décembre. Sois honni, Louis-Napoléon ! Et puisque la France te supporte, que les Cosaques viennent bientôt traîner ton corps à La Villette. Car tout se classe mieux sous la 219 terre que sur la terre, et la gangrène n’échappe point aux vers qui grouillent dans les charniers.




Je veux vous accorder, pègre judiciaire, que vous ayiez le droit de prononcer la peine de mort. Mais avant de faire tomber une tête, il vaut la peine qu’on y réfléchisse. Savez-vous ce qu’est la Vie, d’où elle vient, où elle retourne, qui la donne et qui la retire ? Savez-vous ce qu’est la Mort ? Savez-vous ce que souffrent, dans le passage de vie à trépas, la tête et le tronc que vous séparez ? Avez-vous compté les angoisses et les battements d’artères de l’homme attendu par l’échafaud ? Êtes-vous bien certains de définir justement le Crime et la Vertu ? N’avez-vous jamais décapité d’innocents ? L’ombre de Lesurques ne troubla-t-elle jamais vos fêtes ?

C’est quelque chose que la tête d’un homme. Cela médite, compare et juge, et travaille et invente ; cela contient une intelligence et une âme ; cela suppose une destinée, un avenir. Savez-vous ce que l’homme exécuté eut fait de son lendemain ? Il pouvait être guéri, et sa vie n’aurait plus été nuisible à personne, et vous la lui eussiez conservée ! Vous-mêmes, vous pouviez être guéris aussi, réparer vos injustices envers lui, et lui en demander pardon. Mais non ; il semble que vous preniez à tâche de fermer à l’accusé, comme à vous, comme à toute la société, quelque voie que ce soit vers l’amélioration. Vous ne voulez pas de réconciliation : ne vous étonnez donc pas des vengeances !




Société ! est-ce utilement que vous tranchez avec des têtes d’homme les questions les plus hautes ? À quelle opportunité croyez-vous répondre ainsi ? Quel but prétendez-vous atteindre ?

— Voulez-vous empêcher qu’on ne vous nuise ? Mais le meilleur moyen pour qu’on ne vous fasse pas de mal, n’est-il pas de n’en pas faire vous-même ? Qui vous rendit jamais le mal avant que vous ne l’ayiez prêté au centuple ? — Ne faites donc plus de tort à personne.

— Voulez-vous punir ? Mais d’abord où est le coupable ? Vous 220 dites que c’est l’individu ; je soutiens, avec beaucoup d’autres, que c’est la société. La question n’est point encore jugée pour tous. Jusque-là, vous ne faites rien que vous venger à vos risques et périls. Je vous conteste même qu’il vous appartienne de prendre la défense des individus. Qui vous a confié ce droit ? Une majorité, l’occupation première, une révélation divine, la force ? Et si je ne reconnais aucune de ces autorités, si je conteste votre pouvoir, si je ne veux pas être vengé par vous, si votre réparation me semble inefficace, pire que l’offense ou le dommage que j’ai soufferts, si je suis en guerre avec vous… Alors vous me vengerez donc malgré moi, par des moyens que je réprouve. De sorte qu’au lieu de vous concilier ma reconnaissance, vous vous serez attiré ma haine. Voilà bien certainement une singulière position que vous vous faites vis-à-vis de moi et de beaucoup d’autres. Vous êtes vraiment trop bonne, ô Société ! de vous attirer tant de haines pour ne faire plaisir à personne, et vous ne me ferez pas croire que ce soit uniquement par dévouement et par amour du juste que vous agissez ainsi. Quand je pense que si l’on me tuait, moi, par exemple, vous seriez obligée, Société, d’instruire le procès de mon assassin ; quand je pense à cela et à la médiocre sollicitude que vous avez pour nous tous, condamnés politiques, je vous plains de vous prendre ainsi dans vos propres filets.

— Voulez-vous faire souffrir, tuez-vous pour tuer ? Alors, immolez des taureaux et des coqs ; cela s’élève plus facilement que des hommes. Ou si vous ne pouvez remplacer par aucune autre la volupté que vous cause le supplice capital d’un homme, alors revenez aux carrières, au lion de Phalaris, aux cirques de Dioclétien ; relevez les statues de Néron, d’Héliogabale, de Domitien et du citoyen J. Lebon, qui furent vos maîtres ; restaurez la Santa-Hermandad, refaites les noyades de Nantes et les exploits de Truphémy.

Et puis, il faut, quand on se venge, le faire grandement. Je vous demande si c’est du courage à une société de se barder de fer et de fusils, de renfermer un homme comme un tigre dans une cage de fer, d’entrer hypocritement dans cette cage, de lier cet homme en le surprenant ou en l’accablant sous le nombre ? Est-ce du courage encore de le conduire à l’échafaud, enchaîné, menotté, à travers la foule ignoble qui siffle, rit, se bat pour le voir passer, se rue 221 sur lui, l’invective, lui crache au visage et regarde s’il y a du sang dans ses veines pour le spectacle qu’elle attend. Oh ! c’est une douloureuse, une mortelle chose à voir qu’un pareil convoi, et si j’étais roi, je ne me pardonnerais jamais de ne pas faire grâce. Je me reprocherais chaque jour ma vie, moi qui n’avais qu’un mot à dire pour conserver cet homme, et qui ai refoulé ce mot au fond de ma gorge sèche. Toutes les nuits j’entendrais le piétinement des chevaux, le cri des gendarmes, l’affreux rire du bourreau, la lourde charrette, le grincement du couperet dans ses rainures, les dernières paroles du condamné et sa tête qui rebondit sur le pavé. Longtemps, longtemps je verrais ces cheveux sanglants, ces orbites pleins de terre et de gaz des fosses qui s’allument et tiennent lieu de regards. Il me semblerait que ma tête pend sur mes épaules, et que je me noie dans une flaque de sang. Jamais plus je ne permettrais à mes enfants de m’embrasser, moi qui suis cause que d’autres enfants ne peuvent plus embrasser leurs pères.

— Enfin, voulez-vous faire un exemple ? Mais, comme dit Victor Hugo dans ses rares moments de franche révolte qui l’inspirent si bien : « Est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous égorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards extérieurs ? En Grève, en plein jour, passe encore, mais à la barrière Saint-Jacques ! Mais à huit heures du matin ! Qui est-ce qui passe là ? Qui est-ce qui va là ? Qui est-ce qui sait que vous tuez cet homme là ? Qui est-ce qui se doute que vous faites un exemple là ? Un exemple pour quoi ? pour les arbres du boulevard, apparemment.

« Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en tapinois ? Ne voyez-vous donc pas que vous vous cachez, que vous avez peur de votre œuvre ?… qu’au fond, vous êtes interdits, inquiets, peu certains d’avoir raison, gagnés par le doute général, coupant des têtes par routine, sans trop savoir ce que vous faites ? Ne sentez-vous pas, au fond du cœur, que vous avez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la mission de sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires, accomplissaient avec une conscience si tranquille ? D’autres, avant vous, ont ordonné des exécutions capitales, mais ils s’estimaient dans le droit, dans le juste, dans le bien. Jouvenel des Ursins se croyait un juge ; Élie de Thorette se croyait un juge ; Laubardemont, La Reynie et Laffémas 222 eux-mêmes se croyaient des juges ; vous, dans votre for intérieur, vous n’êtes pas bien sûrs de n’être pas des assassins !

« Vous quittez la Grève pour la barrière Saint-Jacques, la foule pour la solitude, le jour pour le crépuscule. Vous ne faites plus fermement ce que vous faites ; vous vous cachez, vous dis-je ! »

Et puis toutes ces exécutions ne font pas faire un pas à la véritable question, à la question organique, qu’il faudra bien résoudre. Elles ne font pas que la propriété soit légitime, l’usure équitable, le catholicisme satisfaisant, l’amour possible, l’instruction générale, la société juste. Et la société injuste est un terrain marécageux sur lequel nous ne pouvons plus marcher, dans lequel la contagion du vol et de l’assassinat, et le crime torpide grandissent et repoussent d’autant plus vite qu’on les arrose avec plus de sang. En exécutant, vous détachez une tête d’un corps ; vous ne réparez rien, vous ne guérissez rien, vous ne redressez rien. C’est une singulière façon de détruire les herbes mauvaises que de les faucher et de ne pas même songer qu’elles ont des racines.

Si la grâce de l’arbre patibulaire est tellement efficace, si sa vue est tellement salutaire, comment donc ne nous a-t-il pas rendus tous excellents depuis le commencement des siècles ? Et pourquoi n’en fait-on pas dresser sur toutes les places ? S’il peut tout remplacer, pourquoi ne rase-t-on pas les fabriques, les musées et les bibliothèques, et n’élève-t-on point sur leurs débris de gigantesques potences ? Il faut oser dire de toutes les institutions ce qu’Omar disait de la bibliothèque d’Alexandrie : ou elles contiennent autre chose que la guillotine, et alors il faut les brûler ; — ou elles ne contiennent que la guillotine, et alors il faut les brûler encore. Et il faut oser faire ce que fit Omar, et présenter aux fidèles civilisés une machine à Guillotin pour Koran. N’est-il pas honteux pour une société d’avouer que la guillotine est son évangile, et que les autorités qui en tirent la ficelle sont ses dieux ? Qui se douterait que ce nôtre dix-neuvième siècle est le plus humain, le plus doux, le plus éclairé de tous les siècles ? Boutiquiers, je vous plains, vous ne savez pas ce qui se prépare… Mais je ne vous pardonne pas.




Les morts reviennent. Prions pour les morts.

223 Le fer revient ; les pierres reviennent. Les pierres font les prisons ; le bois, la guillotine ; le fer, le couperet.

Le couperet, la guillotine et les prisons reviennent.

Le sang revient, la chair revient ; les muscles, les os, les nerfs et les cheveux repoussent.

Les juges et les condamnés, les bourreaux et les exécuteurs sont faits d’os, de chair et de sang.

Les victimes et les assassins reviendront.

Les âmes reviennent ; les traditions, les familles, les majorités et les minorités renaissent. Tandis que ses enveloppes se dispersent, l’homme revit tout entier dans son esprit.

L’esprit des partis reviendra. Le procureur de la République qui a demandé la tête de Montcharmont, les jurés qui l’ont accordée, les gendarmes qui l’ont gardée, le bourreau qui l’a tranchée, reviendront. Montcharmont reviendra, sa famille se propagera, le parti de l’opposition deviendra plus nombreux chaque jour, le Braconnier se dressera contre la société, la tradition de la liberté grandira.

Les morts reviennent. Prions pour les morts.




Heureux ceux qui ont des amis parmi les morts décapités ! Malheureux ceux qui ont des protecteurs parmi les vivants porte-couronnes.

Puisqu’on veut éterniser la guerre sociale, qu’on apprenne donc que la loi des revendications est inéluctable ; — que les vaincus d’aujourd’hui sont les vainqueurs de demain ; — qu’un ordre social qui s’écroule amène un autre ordre tout à fait opposé ; — que les premiers seront les derniers ; — que les têtes couvertes aujourd’hui d’écarlate seront découvertes quelque jour devant la foule, et rougies par leur propre sang.

Je n’ai pas d’amis parmi les vivants revêtus du pouvoir ; j’ai des amis parmi les morts décapités : Montcharmont et Charlet, Daix et Lahr, Borie, Berton, Moret et Alibaud. Ils me soutiennent dans la lutte ingrate, ils m’envoient l’espérance aux yeux verts, et la persévérance aux bras nerveux. Ils me disent : « L’avenir est à nous ; la Révolution ne s’arrête pas en sa route. Avance ! »

224 Ceux qui ont des amis parmi les rois et les tribuns de la terre ne trouvent auprès d’eux que l’Esclavage et la Déception au regard morne. Le découragement les prend quand les puissants leur disent : « Vous nous avez portés à l’empire ; maintenant l’humanité doit être heureuse ; après nous la fin du monde. Arrêtez-vous ! »

Mais le monde ne finit pas ainsi. Les décrets ne peuvent rien contre les révolutions. La rage frappe toujours, et la justice éplorée équilibre dans ses balances les têtes qui tombent. Les supplices d’un temps sont vengés par les supplices d’un autre temps. L’humanité tournera bien des années encore dans ce cercle de meurtres. Jusque-là :

Heureux ceux qui ont des amis parmi les morts décapités ! Malheureux ceux qui ont des protecteurs parmi les vivants porte-couronnes !




Les morts ne sont pas morts. Les morts ne sont pas loin ; ils ne sont pas dans un autre monde.

Esprits forts de la magistrature, les morts n’ont pas fait usage des passeports que vous leur aviez délivrés. Riez-vous des ombres moi je m’en ris aussi. Mais ce ne sont pas des ombres qui reviennent, ce sont des corps animés par des esprits qui ont déjà vécu : ce sont des hommes avec la tête droite sur les épaules, la haine dans le regard, et les furies dans le cœur.

Ne les avez-vous jamais vus ? N’avez-vous jamais entendu des voix, comme la mienne, qui chantaient le pamphlet consolateur et qui disaient : « Vous êtes des assassins qu’attend la potence ; le sang boit le sang ! » N’avez-vous jamais lu des philosophes qui s’appelaient Beccaria, Fourier, Bernardin de Saint-Pierre, Bonesana, Christ, et qui écrivaient : « Celui qui frappe par l’épée périra par l’épée ! » Jamais les révolutions n’ont-elles battu les portes de vos prétoires, jamais n’ont-elles déchiré l’hermine qui recouvre votre honteuse nudité ? Jamais n’ont-elles dansé, de leur pied libre, autour des débris des trônes ?

Bouchez-vous les yeux et les oreilles, riez, brillez dans les salons ; sentenciez, buvez l’orgie qui tue, sucez le sang qui brûle : c’est bien ! Mais quand vous n’êtes plus gardés par les mille bruits 225 du monde et par ses mille têtes, quand l’ivresse des assises a cessé, quand vous ne voyez plus les fusils reluire entre les mains des gardes, quand vous passez dans la rue près d’un homme qui vous a échappé, quand la lumière est éteinte dans vos cabinets tranquilles ; la nuit, vos dents claquent ! Vos femmes en savent quelque chose, mais elles ne le révéleront jamais, ces créatures qui ont reçu la vie, qui l’ont donnée, et qui consentent à coucher avec les maquereaux de la Mort !

Nous savons tous ce que c’est que la masturbation de l’esprit, la fièvre provoquée par les veilles, et l’éloquence que donne la vue des foules. Mais nous savons aussi que cette contention brise, et qu’à l’ivresse d’un moment succède une défaillance extrême à laquelle l’homme n’échappe qu’en se réfugiant dans la paix de sa conscience. Mais vous n’êtes pas en paix avec votre conscience, car vous n’êtes pas des idiots. Au métier que vous faites les cheveux blanchissent promptement, l’estomac s’ulcère, le foie s’hypertrophie, la poche au fiel crève, et la bile s’extravase par tout le corps. On vieillit avant l’âge, on se fait horreur, on cherche involontairement des taches rouges sur ses habits, on en trouve toujours une sur le côté gauche de sa poitrine, on craint de sentir le cadavre, on aspire à l’insensibilité des morts !

Non, vous n’êtes pas tranquilles ; cela n’est pas possible. Nous tous qui avons entendu parler un peu d’histoire ; nous qui savons plus ou moins lire, écrire et penser ; nous qui avons réfléchi quelquefois sur la pénalité, la justice et le crime, nous sommes attristés toutes les fois qu’une tête tombe. Nous en parlons, nous plaignons la victime, et nous nous demandons avec effroi d’où vient cette formidable puissance qui promène la mort sur nos têtes ? Cependant ce n’est pas nous qui avons envoyé cet homme à l’échafaud : nous gagnons moins piteusement notre vie. Combien devez-vous donc souffrir plus ces jours-là, vous hommes instruits, hommes du monde, qui pouvez entendre ce qu’on pense de vous qui avez secoué cette tête jusqu’à ce qu’elle roulât dans le panier.

Et qui nous a fait cette conscience ? Qui nous permet de juger toutes choses ? L’instruction qui se répand. — Et comment se répand-elle ? par les Révolutions. — Et qui fait les Révolutions ? la Philosophie. — Et qui sont les philosophes ? des hommes libres. — Et qui sont les hommes libres ? des revenants que les esclaves, 226 vos pères, ont torturés, et qui se souviennent, et qui se vengent sur vous. — Vous souffrez parce que nous pouvons analyser vos actes, disséquer vos impressions, et vous montrer tels que vous êtes au public qui n’a de parti pris pour personne. Vous maudissez l’esprit d’examen et de révolte qui nous travaille. Si vous voulez le faire disparaître, ne semez plus de victimes ; elles produisent des philosophes. Et la vendetta humaine est plus tenace que la vendetta corse.

Les morts ne sont pas morts. Les morts ne sont pas loin ; ils ne sont pas dans un autre monde.




Si vous osiez regarder en arrière sur votre chemin pavé de têtes, vous verriez que vous devenez tous les jours plus faibles et que la guillotine elle-même est une institution philanthropique. Oui, ce fut un bien grand philanthrope que ce bon docteur Guillotin ! c’est une jolie machine que la sienne, bien douce, bien reluisante et bien affilée ! Cela ne vous donne-t-il pas envie ? Et dire qu’il y a des gens dont la cervelle recherche jour et nuit le moyen le plus agréable pour faire sauter celle de leur prochain ! Au fait, cet homme était un médecin distingué, — traduisez un menuisier habile ; — comme tel, il n’appartenait qu’à lui d’imaginer et d’essayer un coupe-tête humanitaire. J’ai beau frotter mes yeux, je ne saurais y trouver une larme pour désaltérer cet affreux charlatan qui brûle en enfer. Je me sens des entrailles de chat-tigre pour tout homme qui désorganise scientifiquement la vie des hommes.




Vous juges, et vous, bourreaux, écoutez ce que dira la postérité :

« Le glaive des tribunaux ne frappe que les juges ; le sang de la guillotine ne rejaillit que sur les bourreaux. Leurs hautes-œuvres sont de sales tueries ; toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver leurs souillures. Car ils ont immolé des hécatombes humaines ; car on a trouvé dans les pans de leurs robes les têtes mutilées des plus nobles mortels.

227 » Un jour ils défièrent un homme du peuple qui s’appelait Montcharmont. Ils le traquèrent avec leurs gendarmes ; et cet homme tua leurs gendarmes. Alors ils violèrent l’asile que cet homme avait trouvé dans un pays voisin ; ils le ramenèrent en France, le traînèrent devant leurs tribunaux, le chargèrent de chaînes, le firent tondre par des valets de potence, le promenèrent parmi la foule avide de sang, le livrèrent à trois bourreaux, qui le vendirent aux carabins, qui le remirent enfin à la Mort. Jamais procès ne fut plus glorieux ; jamais homme ne fut mené à la croix par un chemin plus long ! Seul contre un appareil formidable, seul contre des lois de sang, seul contre une société sans cœur, seul dans sa défense, seul dans sa lutte au seuil de l’éternité, seul dans sa vie, seul dans sa mort, jamais homme ne fut plus grand que celui-là ! Respectez la mémoire du grand chasseur devant l’Éternel !

» Promenez-vous par les rues des villes, fouillez les maisons, montez sur les tours, appelez sur les places publiques ; — et trouvez un seul homme capable d’un pareil héroïsme. S’ils avaient été cinquante comme lui sur le sol d’Europe, la trompe des révolutions aurait retenti bien plus tôt. Mais les chefs des partis ressemblent à des paons bien repus, ils se font voir et se rengorgent pour qu’on les admire ; ils font l’amour avec les prostituées et la Révolution dans les antichambres. Et quand ils voient mourir un homme comme Montcharmont pour la liberté de tous, ils le condamnent, eux aussi, dans leurs tribunaux d’honneur, ils l’insultent et le renient. Cela s’est vu, cela se voit tous les jours ; les tribuns comme les gouvernements se croient le droit de sanctifier et de flétrir. »




Voici ce que lira la postérité dans un journal du temps, un journal belge ; car les journaux français n’avaient pas même la permission d’enregistrer les agonies des morts : [1]

» Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du trop fameux Montcharmont, braconnier de l’arrondissement d’Autun, condamné aux dernières assises de Saône-et-Loire, à la peine capitale, 228 pour avoir donné la mort à deux agents de la force publique. C’était hier le jour marqué pour son exécution.

» De bonne heure, une foule immense se pressait aux abords du lieu fatal. Le condamné, extrait à six heures de sa prison, non sans une vive résistance de sa part, est amené sur l’ignoble charrette jusqu’aux pieds de l’échafaud.

» À la vue de l’instrument du supplice, il pousse des cris affreux ; sa voix n’a plus rien d’humain. La peur de la mort[2] centuple ses forces d’Hercule. Une lutte s’engage entre lui et ses bourreaux, qui tentent en vain de lui faire franchir les degrés de l’échafaud.

» Dans cet affreux et indescriptible conflit d’un homme lié et garrotté qu’on mène à la mort contre deux autres, maîtres de tous leurs mouvements et exercés dans la pratique de leur hideuse profession, une marche de l’échelle se déplace, un vide se fait et le condamné vient, pour ainsi dire, s’incruster dans le bois, appuyé de ses pieds nus à l’un des montants et de ses robustes épaules à l’autre montant.

» D’une part, celui qui doit mourir tient bon et remplit la place de ses cris devenus sauvages de douleur et d’effroi ; de l’autre, les deux exécuteurs font des efforts inouïs, désespérés, pour soulever cette barre de chair et d’os, qui résiste et semble à chaque secousse s’enfoncer plus avant dans les deux ais parallèles.

» Et ces trois êtres demeurèrent ainsi soudés les uns aux autres, mêlant leur sueur et leur sang, pendant cinquante-cinq minutes, sous les yeux de la foule pétrifiée d’horreur et d’épouvante.

» Tout, jusqu’à la police, refusa son concours aux exécuteurs à bout de moyens et de forces.

» Cette monstruosité, sans nom jusqu’ici, ne pouvait se prolonger davantage sans danger pour la tranquillité publique. On le sentit, et le patient fut ramené dans son cachot pour n’en ressortir qu’à l’arrivée de l’exécuteur de Dijon que le procureur de la République venait de mander en toute hâte.

» On frémit en songeant à ce que ce malheureux dut endurer de tortures inimaginables dans les longues heures qui s’écoulèrent entre cette première exécution et la seconde.

229 » À cinq heures du soir, tout étant prêt et les précautions bien prises, la justice humaine fut enfin satisfaite.

(Réforme DE VERVIERS.)




Celui qui fut seul dans l’ignominie, sera seul dans la gloire.

Un jour un homme du peuple montera sur un trône élevé. Et il dira aux autres hommes : « Je suis celui que vous avez mis plus bas que les vers qui rampent. » Et il dira aux démocrates : « Je suis celui que vous avez renié dans son infamie, et qui vous renie dans sa puissance. »

Il s’avancera vers les palais de justice, et les fera crouler sur leurs colonnes. Il s’avancera vers les juges et les secouera sur leurs sièges ; et les juges seront frappés de mort. Il s’avancera vers la potence et la fera tomber en la touchant du pied. Il saisira le bourreau à la gorge, lui arrachera la tête, et la présentant au peuple il s’écriera : « Sa tête pour la mienne. » Et le peuple tremblera sous lui. Et il criera aux hommes : « Troupeau d’esclaves, tremblais-je quand on m’exécutait devant vous ? tremblais-je quand j’entendais vociférer : Tuer un homme est un crime ; tuer un gendarme est sept fois un crime ; mais tuer deux gendarmes, c’est soixante-dix-sept fois un crime ? Tremblais-je quand pas un de vos bras ne se levait pour me défendre ? Tremblais-je quand mon cœur battait seul sur le monde engourdi ? »

Puis il se rendra dans les asiles des morts ; il descellera les tombeaux, et retirant de la terre les os des condamnés et les os des juges, il les laissera blanchir à la pluie et au soleil. Ensuite il en fera deux tas : dans l’un seront les os des juges, et dans l’autre ceux des condamnés. Puis il dira : « Les squelettes des condamnés sont privés de leurs têtes ; pour la dernière fois je laisserai la vengeance libre parmi les hommes : il me faut autant de têtes de juges que de squelettes de condamnés. Malheur à ceux qui ont prononcé des sentences capitales ! Malheur aux avocats qui se sont rendus leurs complices en plaidant ! Pas un homme n’a droit de juger et de condamner ! »

Et les hommes d’alors verront un accouplement horrible : des têtes fraîches de juges grimaçant sur des squelettes de suppliciés. 230 Et l’homme tout-puissant dira : « Voilà ce que vaut votre justice, voilà ce que vaut votre peine de mort ! Ne dérobez plus, et vous ne serez plus dérobés ; supprimez le monopole de la propriété, et vous n’aurez plus besoin du monopole des tribunaux ; que vos contrats respectent le droit de chacun, et chacun respectera vos contrats. Ne jugez plus et vous ne serez plus jugés. Le supplice de ces tourmenteurs sera le plus atroce, mais le dernier de tous. Après cela, le premier homme qui voudrait se rendre l’arbitre de la liberté et du travail des autres, je le tuerais de ma main, car tôt ou tard cet homme deviendrait ainsi l’arbitre de la vie des autres. »

Vous juges, et vous bourreaux, voilà ce qui se passera dans l’avenir. Montcharmont reviendra maître sur la terre, et vous vous retrouverez face à face avec lui : l’enfer ne vous en délivrera pas.

Tenez, vous dites qu’il est mort, mais vous ne le croyez point. Vous qui voyez le brin d’herbe et le nuage de fumée repris par le mouvement transformateur, vous qui croyez à l’immortalité de l’âme et la mission de l’homme sur la terre, vous dont les corps pourris ne sont point perdus pour les vers, vous savez bien que des âmes ainsi trempées ne s’égarent point. Montcharmont a commencé par vos gendarmes ; plus tard il vous tuera, vous, votre justice, votre police, vos exécutions et toutes vos autorités divines et terrestres !

Alors les hommes heureux se demanderont qui donc avait inventé ce mot d’autorité ? qui donc faisait croire à la nécessité du gouvernement ? qui donc ordonnait du poison pour entretenir la maladie ? Et ils reconnaîtront qu’il n’est plus besoin ni de médecine, ni d’autel, ni de tribunal, ni des charlatans, des empoisonneurs, et des escamoteurs de têtes qui en vivent.

Ainsi soit-il !




Juges, ne dites plus que vous jugez, dites que vous vous vengez. Quand vous annoncez que la justice des hommes est satisfaite, nous ne savons pas bien si ce ne sont pas des crimes que vous commettez en notre nom. L’opinion publique est contre vous qui faites 231 les duellistes à froid. Et l’opinion publique, dégagée de l’influence des partis, des entraves de la tradition et des impatiences de l’avenir représente l’humanité dans la continuation des temps et dans la confusion des diverses fractions sociales. L’opinion publique se trompe rarement quand les ambitieux ne l’égarent pas. Songez-y.

En remontant à l’origine du mal, nous trouvons qu’il y eut des âges primitifs où les hommes vivaient en paix parce qu’ils étaient libres et que leurs rapports étaient conformes à l’équité. Tous furent également coupables en sortant de cet état, ceux qui confisquèrent les droits naturels des autres, et ceux qui se les laissèrent enlever. Mais les agresseurs furent bien évidemment ceux qui séparèrent le champ qui leur convenait du territoire commun, et qui s’arrogèrent le droit de faire travailler les dépossédés et de les juger selon les lois qu’ils établirent. Ils furent la souche des propriétaires, des gouvernants et des juges d’aujourd’hui. Si ceux-ci ont hérité de leurs privilèges, ils ont aussi hérité des vengeances que ces privilèges suscitent. Abel fut un privilégié. Il succomba par une juste vengeance. Les meurtriers de tous les temps ne sont pas plus coupables que Caïn ; ils se vengent et l’on se venge sur eux. Avec toutes nos prétentions de réformes timides, nous ne sommes rien de plus que les témoins d’un duel. Tant que la faute primitive, qui est l’expropriation générale pour cause d’utilité privée, ne sera pas réparée, le duel continuera. Et ceux qui revendiquent ont cet avantage sur ceux qui détiennent, qu’ils tendent vers la justice.


De même que la médecine est une conséquence de la maladie, aussi déplorable que la maladie elle-même, de même la procédure est une conséquence du vol. Et le vol comme la maladie sévit parmi nous dès qu’un homme put donner des ordres aux autres, et qu’il fut obéi par eux.

Un individu n’assassine pas pour le plaisir d’assassiner ; s’il tue c’est qu’on l’a tué lui-même. Le régicide tue le roi, parce que le roi l’a tué dans sa liberté ; l’amant tue le mari, parce que le mari l’a tué dans son amour ; l’émeutier tue le gouvernement, parce que le gouvernement l’a tué dans son droit de vivre ; le braconnier tue les gardes, parce que les gardes l’ont tué dans son droit de chasse. Pour généraliser, la minorité tue la majorité, parce que la 232 majorité l’a étouffée et l’a privée de tout ce qui est nécessaire pour vivre.


Je ne fais pas d’exception pour ces horribles fous comme Papavoine et Lacenaire, qui trouvent leur volupté à tuer des enfants. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, les monstres sont les produits des races dégénérées. L’alliance sociale civilisée produisant l’Injustice, l’alliance conjugale civilisée doit produire la Monstruosité. Que peut-il se former, sinon des monstres, dans les entrailles d’êtres qui souffrent comme nous et qui doublent leur souffrance par le mariage ? La majorité fait endurer la faim et le mépris aux parents, les enfants les vengent plus tard par la soif du sang et la barbarie. Car les deux fléaux se sont développés avec les années ; la faim s’est convertie en soif, et le mépris en cruauté. Exigerait-on, par hasard, des parents que la société fait mourir, qu’ils apprissent à leurs enfants à chérir cette société ? Exigerait-on de ceux à qui l’on a refusé toute instruction, qu’ils donnassent à leurs enfants des leçons de tolérance et de charité ? Des organisations aussi remarquablement féroces que celles de Lacenaire et de Papavoine ont été conçues par la Misère et élevées par la Vengeance ; elles sont les expressions puissantielles de ces couples déshérités mais rebelles qui subissent l’injustice sans l’accepter jamais ; ce sont des instruments de justice. Je suis convaincu qu’on trouverait cela si l’on remontait dans la généalogie des grands assassins.


Je n’accepte pas davantage les distinctions fausses que créent l’hypocrisie, l’ignorance ou la peur. Comme je repousse toute différence entre l’ordre politique et l’ordre social, je ne reconnais aussi qu’une sorte de crimes, qu’ils aient pour causes des motifs politiques ou des motifs particuliers. Si c’est un crime de tuer un homme, c’est aussi bien un crime de tuer un roi ; si c’est un crime de troubler l’ordre d’une famille, ç’en est également un de troubler l’ordre d’une société. Je déclare aussi courageux, aussi logique, aussi méritant, le fermier qui assassine son propriétaire, que l’homme politique qui tue le premier des fonctionnaires. Les tribunaux ne font pas non plus de différence entre le crime de l’un et le crime de l’autre. Les tribunaux et moi nous sommes plus 233 logiques que les républicains constitutionnels. Car il s’est trouvé en France, en 1848, un gouvernement provisoire républicain, assez peu généralisateur, assez ignorant des choses sociales, assez couard pour supprimer le dernier supplice en matière politique et le conserver dans la pénalité ordinaire. Ou reconnaissez qu’il y a toujours crime, quand le meurtre est prouvé, et que vous avez le droit de faire mourir dans tous ces cas-là ; — ou reconnaissez qu’il n’y a jamais crime, et que jamais vous ne pouvez faire mourir. La question n’est susceptible de division ni en criminalité, ni en philosophie.

La science sociale est un arbre dont toutes les autres sciences sont les efflorescences, et les parties d’un arbre ne peuvent pas vivre détachées de l’ensemble. L’ordre politique est l’expression de l’ordre social ; en est-il indépendant pour cela ? Pour mettre plus en relief l’absurdité de cette distinction, peut-on dire : que la politique d’une société ne fasse pas partie de cette société ? Dit-on que la physionomie d’un homme ne soit pas de cet homme ?

Dans le corps humain, la maladie qui dure épargne-t-elle un seul organe ? De même si l’organisme social est malade, le système politique pourra-t-il être sain ? L’homme est un, sa vie est une, sa mort est une. Vous ne pouvez pas décapiter un homme politiquement, vous le décapitez, hélas ! très organiquement ; il n’y a pas deux façons de travailler un condamné ; demandez à M. Samson ? De même vous ne pouvez pas non plus décapiter la société politiquement, sans la faire mourir dans son organisme. Vous voyez bien que la nature réclame contre votre distinction. Reconnaissez donc, avec l’extrême minorité, que le crime n’est nulle part, ou, avec l’extrême majorité, qu’il est partout. N’admettez plus de circonstances atténuantes ni de motifs politiques. Soyez des hommes libres, ou des procureurs du roi ; ne soyez pas des hommes conditionnels et provisoires.

Une autre preuve que ces délimitations sont impossibles, puériles, pleines de dangers et d’erreurs, c’est que le parti qui est au pouvoir les interprète au gré de ses mauvaises passions. Quand il veut la tête d’un homme politique en temps de république française, il la prend sans s’inquiéter le moins du monde de la constitution républicaine. L’assassinat du général Bréat fut-il un crime politique ou un crime ordinaire ? Dites-moi quelle était la tendance 234 du gouvernement, et je vous répondrai sans avoir besoin de connaître les décrets qui régissent la matière. De quelle nature fut le crime de Montcharmont ? un crime ordinaire ; — car le gendarme est, par le corps, un homme comme nous ; — un crime politique ; — car, par l’uniforme, le gendarme est un esclave, ni plus ni moins que le roi. L’une et l’autre de ces opinions se soutient très facilement. Pour être bon procureur du roi, il suffit de parler beaucoup et de ne raisonner jamais.

Juges, ne dites plus que vous jugez, dites que vous vous vengez.




Non pas pour nous, mais pour vous, juges, aidez-nous à faire tomber l’arbre d’exécution !

Cet arbre étend ses racines sous nos pieds ; quand il y pend un fruit livide, ce fruit tombe et se pourrit sur la terre. Cet arbre n’a pas de feuillage ; les hommes ne peuvent se reposer sous son ombre.

Dans nos temps de vengeance, tant de partis fatiguent la balance de la justice qu’elle est devenue folle ; le glaive des lois s’ébrèche sur tant de têtes qu’il ne coupe plus, mais scie. Celui qui trône sur la guillotine n’est pas plus en sûreté que celui qui gémit sous le coutelas.

Non pas pour nous, mais pour vous, juges, aidez-nous à faire tomber l’arbre d’exécution !

La magistrature a son agréable côté, mais toute médaille a son revers. Il serait trop avantageux aussi de toujours bien vivre en faisant mourir les autres, d’être toujours honoré en déversant l’ignominie sur toutes les têtes. Ce serait un véritable paradis sur terre et les avenues du parquet regorgeraient de candidats. Mais les juges n’échappent pas plus aux vengeances qu’ils attisent que les médecins aux contagions qu’ils bravent. Tout passe sur la terre. La génération présente vous vénère ; qui sait le sort que vous réserve celle de demain ? Que deviendrez-vous dans l’humanité future ?

Non pas pour nous, mais pour vous, juges, aidez-nous à faire tomber l’arbre d’exécution !

235 Ne savez-vous pas que la foudre joue avec l’herbe des champs, mais qu’elle brise les grands arbres ? Dans les jours de révolte, ce ne sont pas les têtes des petits qui sont en danger de mort, mais les vôtres qui sont couvertes de toques rouges et qui attirent la rage des partis. Vous avez insulté, déshonoré, sali ; vous serez insultés, déshonorés, salis à votre tour : vous avez poussé des cris de mort contre les autres ; on poussera des cris de mort contre vous. Quel code vous protégera quand il n’y aura plus de codes ? Les enfants vous couvriront de boue et vous crieront : juges, faites respecter la sainteté de la magistrature. Les hommes du peuple jetteront bas votre chapeau et diront : juges, nous voulons vénérer vos cheveux blancs. Les femmes tremperont des chemises dans le sang, on vous les jettera sur le dos, on vous conduira en Grève, et l’on vous criera : juges, vous qui êtes savants, minutez votre sentence.

Non pas pour nous, mais pour vous, juges, aidez-nous à faire tomber l’arbre d’exécution !

Ils ne s’arrêteront pas ! La civilisation persévérera dans la violence par cela même qu’elle a conscience de son injustice. Voulez-vous qu’elle vienne vous faire l’aveu de ses fautes et qu’elle vous en demande l’absolution ? Voulez-vous que son gouvernement vous dise : j’abdique mes privilèges pour que l’humanité soit heureuse ? Quand donc a-t-on vu qu’un père confessât ses torts à son fils, un maître à son élève, un prêtre à un laïque, un agent de police à celui qu’il doit arrêter. Tous ces gens-là sont des gouvernants, et il y a un instinct de conservation aussi sûr dans le gouvernant que dans l’homme. Plus le pouvoir se sent menacé, plus sont formidables les appareils dont il s’entoure. C’est dans les temps de révolution, alors qu’elle est le plus honteuse de son rôle et le plus incertaine de son lendemain, que la magistrature déploie le plus de zèle et de terreur. Quelle justice voulez-vous attendre d’hommes qui n’ont guère qu’un estomac, une vanité et une place qui satisfait l’un et l’autre ? Ils ne s’arrêteront pas !

Non pas pour vous, mais pour nous, juges, ne faites pas tomber l’arbre d’exécution !

Arrosez-le de sang, le sang reproduit les libérateurs : graissez-le de chair humaine, il brûlera mieux quelque jour ; ne le faites pas réparer, l’acier fera plus de bruit en grinçant sur les têtes. 236 Ne perdez pas haleine, entretenez les hommes dans une terreur salutaire. Animez-vous donc, il y va de votre vie ; ce n’est pas assez de parer, il faut porter des coups. Traquez des coupables, inventez-en ; il vous en faut. L’enthousiasme des Marchangy et des Fouquier-Tinville serait-il perdu parmi vous ? Vous êtes devenus mous, vous n’avez plus d’ambition, vos noms restent enfouis dans une déplorable obscurité. Il faut qu’ils deviennent célèbres afin que la haine du peuple se personnifie dans quelqu’un, car malheureusement, le peuple ne se prend de haine que contre les personnes.

Non pas pour vous, mais pour nous, juges, ne faites pas tomber l’arbre d’exécution !

Tuez régulièrement, quotidiennement, en grands seigneurs. Tuez-nous parce que nous ne vous saluons pas, parce que nous vous refusons le droit de jambage, parce que notre figure vous déplaît. Tuez-nous sur complicité morale, parce que cela vous convient, pour prendre des bains de sang. Voilà qui est vraiment noble, voilà qui est tuer par l’amour de l’art, voilà qui montre votre haut pouvoir, et qui rend le peuple furieux ! Allons ! défiez la foule. Les Jeffery et les Hébert étaient des artistes, vous n’êtes plus que des meurt-de-faim.

Non pas pour vous, mais pour nous, juges, ne faites point tomber l’arbre d’exécution !




« Le méchant poursuit ordinairement l’affligé, mais sa violence lui descendra sur le sommet.


Juges, quand le gouvernement remet entre vos mains, pour être jugés et condamnés des hommes tels que Barès et Montcharmont ; — quand vous vous permettez de les torturer par un ton d’autorité et une arrogance de manières que rien ne justifie ; — quand vous êtes outrecuidants, tracassiers, discuteurs, emportés à froid ; — quand ils sont beaux, hardis, sobres de paroles, rayonnants de fierté ; — quand ils vous crient : « Scalpez-nous, nous ne nous abaisserons pas à nous défendre ; » — quand vous plaidez pour accroître votre réputation, et qu’ils combattent pour conserver leurs têtes :

Pour qui est la gloire ? Ce n’est pas pour vous. Et pour qui la honte ! Ce n’est pas pour eux.

237 Pour qui l’auditoire ? Pour eux. Pour qui la Force publique et le greffier crasseux ? Pour vous.

Pour qui les espérances du public ? Pour eux. Pour qui celle du bourreau ? Pour vous.

Qui est vain dans sa lâcheté ? Vous. Qui est simple dans son héroïsme ? Eux.

À qui le cœur des femmes aimantes ? À eux. À qui celui des femmes vendues ? À vous.

Pour qui le bras des hommes libres ? Pour eux. Pour qui le gourdin des assommeurs ? Pour vous.

Qui est obligé d’étouffer les manifestations publiques ; qui déploie la force pour faire respecter la justice ? Qui craint la lumière, l’éloquence inspirée, les vrais témoignages ? Qui viole les droits de la défense ? Qui insulte et massacre impunément ?

Qui tire la ficelle ? Le bourreau : — c’est l’affaire d’une seconde. — Qui la tresse, la passe, la repasse autour du cou ? Qui graisse la machine, qui fait reluire le crime et le couteau ? Qui fait la toilette du condamné ? Qui le montre au public pendant des mois entiers ? Qui le tire par la tête, qui l’écartèle ? Qui s’indigne sur son siège, protégé par un piquet de troupes, par la figure révolutionnaire du Christ, ô profanation ! et trop souvent, par le silence du peuple ? Qui passe des années à apprendre ce métier-là ? Vous, juges, que des milliers de mères et d’enfants poursuivent de leurs cris vengeurs, vous à qui revient la responsabilité de tout le sang répandu.

Et que faites-vous ainsi ? Rien de plus que n’aurait fait la mort quelques jours plus tard. Vous livrez un corps à la transformation physique et une âme à la transformation morale ; vous leur donnez la force en les replongeant dans l’universel chaos. Mais vous ne tuez de l’homme ni la matière, ni l’idée, éternels levains de revendication.

« Le méchant poursuit ordinairement l’affligé, mais sa violence lui descendra sur le sommet. Sélah ! »




C’est la loi de mourir.

Nous savons tous la place que nous occuperons sous la terre, et 238 que nous y serons couchés de tout notre long, et que nous y dormirons tranquilles. Mais nous ne savons pas si nous reviendrons droits ou humiliés parmi les hommes, nous ignorons si nous aurons de grands domaines ou seulement assez d’espace pour nous mouvoir, si nous serons honorés ou persécutés, vainqueurs ou vaincus dans la lutte sociale.

Heureux ceux qui meurent pour la Justice et la Vérité !

Heureux ceux que la rage ou l’adulation des partis ne vont pas déterrer ! Heureux ceux qui sont restés maîtres d’eux-mêmes pendant leur vie ! Ils ne seront pas troublés dans leur mort.

Heureux toi, Montcharmont, qui secouas la poussière de tes souliers sur le seuil de notre société.

Heureux toi, qui mourus pour ta propre cause, qui t’armas, et tuas pour ce que tu crus juste, qui ne consultas personne pour le faire ! Tu fus un homme : nous ne sommes guère que des singes.

Heureux toi, esclave moderne, plus grand que Spartacus et plus grand que Louverture. Quand nos arrière neveux feuilleteront les pages de notre pauvre histoire, et qu’ils liront les grands noms de ces temps, ils souriront de dégoût. Mais ils s’arrêteront, pensifs, sur quelque relation ignorée qui rappellera les derniers moments du chasseur de Saône-et-Loire, et ils diront : celui-là fut véritablement le premier des hommes libres, et c’est de lui que date l’ère de l’émancipation individuelle !

Heureux toi, qui perdis la vie après avoir perdu la liberté. Je vous le dis en vérité, cet homme était un colosse au milieu de nous. Ce ne sont pas de pareils rebelles que les majorités laissent vivre ; ils sont trop droits pour ne pas attirer les regards de la foule et pour ne pas faire naître en elle le désir de se relever. Montcharmont vivant eût été un modèle pour les opprimés, un remords pour les oppresseurs, une continuelle provocation. Cet homme avait donné un trop grand exemple ; il fallait qu’il mourût. On crut le faire oublier en le coupant en deux ; on crut salir sa mémoire en faisant chanter son arrêt par les crieurs publics ; on crut l’amoindrir en le raccourcissant.

Ombre glorieuse ! pourquoi ta pensée me poursuit-elle ? Pourquoi, de tous mes contemporains, ne puis-je admirer que toi ? Pourquoi, de toutes les révoltes qui nous agitent depuis tantôt six ans, la tienne seule me paraît-elle s’élever à la hauteur d’une 239 Révolution ? Pourquoi, dans cette mer rouge qu’alimentèrent tant d’autres veines, vais-je toujours cherchant quelque strie de ton sang ?

Pressentiments sinistres, images de mort, que me voulez-vous ? Je ne puis plus entendre le chant de l’oiseau des clochers qui s’entretient avec les morts ; je ne puis plus voir, au milieu des escadrons, le cheval qui se cabre et mord, et que son maître égorge parce qu’il a mis le désordre dans les rangs. L’avenir me semble tendu d’un voile de deuil. Funestes apparitions, laissez-moi !

J’entends des voix d’enfants qui m’appellent doucement : « Les hommes, disent-elles, n’aiment pas ceux qui voient trop loin dans l’avenir et trop profondément dans leurs intrigues. Nul n’est prophète dans son pays, et toujours les prophètes ont été lapidés. C’est en vain que tu travailles, ta voix sera perdue dans le désert que ta fierté s’est créée au milieu des hommes. Laisse le temps balayer cette génération. Nous avons usé notre vie à la retenir sur le penchant de l’abîme ; il faut qu’elle y tombe et qu’elle y soit brisée. Cesse donc un travail inutile.

« Viens parmi nous, qui brillons de vigueur et qui grandissons parmi les enfants des générations prochaines. Dépouille le vieil homme, rejette loin de toi les études répugnantes, brise avec cette science décrépite.

« Hâte-toi de mourir, nous te recevrons, tu seras de nos jeux et de nos fêtes, tu développeras tes facultés par une éducation pleine d’attrait, tu connaîtras le bonheur dont tu peux à peine parler. Hâte-toi de mourir afin de prendre part, sous une nouvelle forme, aux grandes luttes que l’humanité prépare. »

Je connais ces voix ; elles ne viennent pas de ce petit monde. J’ai fréquenté dans celui-ci ceux qu’on répute les plus libres et les plus fiers, et j’ai trouvé qu’ils rampaient un peu plus habilement que les autres. Je me suis convaincu que leur amitié était mensonge ; leur dévouement, mensonge ; et qu’ils étaient beaucoup plus altérés de pouvoir que de liberté. Mes amis sont parmi les morts.

Et je réponds à leurs voix : « Morts que j’admire, mes jours sont comptés, je vous rejoindrai bientôt. La révolte en masse conduit à la condamnation en masse ; quand tant d’hommes répondent d’un crime, la mort n’atteint personne. J’ai déjà subi la condamnation 240 en masse. — J’en suis maintenant à la révolte isolée qui amène la mort solitaire, la mort ignominieuse dont vous m’avez montré le chemin. Je n’ai pas à la rechercher, je n’ai pas à la fuir. Ma fierté est rebelle comme la force des gouvernements est logique. Et quand deux volontés aussi inflexibles se rencontrent, il jaillit ordinairement de leur choc un jet de sang.

« Je n’ignore pas que je porte en moi tous les signes des existences éphémères. J’aime la femme et l’enfant, deux êtres qui promettent la vie dans l’avenir, mais qui n’en jouissent pas dans le présent. Je m’épuise dans des songes de bonheur infini, dans l’immensité des contemplations futures. Tandis que les jouissances civilisées me laissent froid et que je ne me baisserais pas pour les ramasser, si elles étaient mises à mes pieds. Je n’appartiens pas à ce siècle ; je vis au milieu de lui, mais je ne suis mêlé à aucun de ses intérêts bornés ; je rêve l’amour plus beau, les femmes plus aimantes, les hommes plus libres. Ma vie d’ostracisme et de solitude n’est pas aussi pénible pour moi qu’elle le serait pour tout autre. Je suis mort civilement, mort à la joie, mort au bonheur ; mais je vis de cette mort.

La fièvre de la liberté et de l’amour me consumera sans que j’aie connu ni la liberté ni l’amour. Le démon de la poésie qui me tourmente m’entraînera sans que je sache rien de la poésie de l’avenir. Et je n’aurai d’autre ressource contre mes angoisses que de les observer et de les décrire. J’aurai entrevu la justice et l’ordre, mais ils tarderont trop à venir pour moi.

Qu’y faire ? L’homme est lancé contre les impressions de la vie comme la pierre plate contre les vagues ; il ne dépend pas de lui de modérer l’impression qu’il a reçue et de s’arrêter où il veut.

Heureux ceux qui meurent pour la Justice et la Vérité !

C’est la loi de mourir !


Malheureux ceux qui meurent dans les calculs de l’intérêt, ou les tortures de l’ambition !

La pente des gouffres est glissante sous les pieds des coupeurs de bourse et des voleurs de liberté. Qui oserait dire que les grandes fortunes commerciales et politiques ne soient pas dues à des crimes. Montesquieu appelle les coups d’État des crimes, Machiavel dit que ce sont des faits. Certaines gens nomment le 241 baron Rothschild un banquier ; et d’autres, un voleur. Lui, se qualifie un philanthrope

Dès que la notion de justice n’est plus que relative, tous nos actes deviennent crimes ou bonnes œuvres, selon les gouvernements ou les préjugés qui dominent. Il en résulte, que les mains les plus rapprochées de la fortune sont aussi les plus rapprochées des chaînes, et que les têtes le plus près des couronnes sont aussi le plus près de l’échafaud.

Les banquiers, comme les voleurs, ont des succursales, des receleurs, des mots d’ordre ; ils ont formé une ligue contre le bien public. Les voleurs peuvent mourir honorés ; les banquiers peuvent mourir au bagne. Le banquier tue par l’usure ; le voleur, par le poignard. Le banquier attaque, le voleur ne fait que revendiquer. Le voleur est le bon larron.

« L’usurier fait pendre le filou. Les petits vices se voient à travers les guenilles. La pourpre et l’hermine cachent tout. Que le crime soit couvert d’or, et la redoutable lance de la justice, impuissante, se brisera dessus. Qu’il soit revêtu de haillons et, pour le percer de part en part, il suffira d’une paille aux mains d’un pygmée. Il n’est pas de crimes, vous dis-je, il n’en est pas un seul ; je les absous tous. » (Shakespeare. — Le Roi Lear.)

Les têtes royales et les têtes condamnées portent des insignes qui les font reconnaître, un voile noir ou une couronne d’or. Les rois et les condamnés à mort sont gardés à vue ; ils attirent à eux seuls l’attention de la foule ; ils sortent précédés d’un piquet de troupes ; on crie chapeau bas ! sur leur passage. Les condamnés d’hier sont les rois d’aujourd’hui. Tout ambitieux doit faire bon marché de sa tête.

Les partis jouent avec les têtes des ambitieux comme avec des têtes de pavots ; et les ambitieux avec les bras des partis comme avec des bâtons de peuplier. Les honneurs et les biens que les hommes peuvent donner à leurs gouvernants valent-ils l’enjeu de la tête ? Je n’y sacrifierais pas la corne de mon ongle…

La société régnante conspire contre les chefs de partis ; les sociétés secrètes conspirent contre le roi. Lorsqu’ils sont vaincus, les chefs d’un gouvernement, comme les chefs d’une conspiration, sont condamnés à mort. Ils ont construit sur le sable, et leur édifice s’écroule. Ils ont compté sur les hommes pour les élever, 242 et les hommes les abaissent ; ils se sont appuyés sur l’aile de la tempête, et l’aile de la tempête les a dispersés. Vous croyez jouer avec les factions, vous jouez avec vos têtes ; vous abattez celles des autres : attendez-vous à voir tomber les vôtres.

C’est la loi de mourir.

Malheureux ceux qui meurent dans les calculs de l’intérêt et les tortures de l’ambition !




« Les hommes déshérités sont les enfants de la révolte. Si nous nous trompons en leur coupant la tête, nous les réhabilitons ; de quoi se plaignent-ils ? » Ainsi disent les juges dans les pays exceptionnels où ils veulent bien accorder la réhabilitation.

Et qu’est-ce donc que réhabiliter ? Est-ce rendre l’honneur ? Est-ce restituer le repos à une famille ? Est-ce refaire ce qu’aucune société ne peut refaire, la Vie, sur laquelle elle porte une main sacrilège ?

Non ; c’est déclarer simplement au public que par suite d’une erreur déplorable, la justice du pays a supprimé quelqu’un qui n’était pas coupable, qu’elle ne peut réparer cette perte, et qu’elle en fait sincèrement son acte de contrition. Ce qui n’empêche pas à la justice du pays de continuer à assassiner à tort et à travers. Octroyer la réhabilitation à l’ombre d’un exécuté, c’est préjuger que la société a retiré son estime à cet homme, alors qu’il n’y a que les tribunaux qui l’aient déclaré infâme.

Vraiment, je me sens pénétré d’admiration pour la justice séculière qui veut bien accorder la réhabilitation lorsque l’opinion publique et la menace directe la lui arrachent. On doit lui savoir gré d’avouer qu’elle a pu se tromper une fois, elle qui doit rester infaillible, quand même, et immaculée.

Pour avoir le droit de réhabiliter, il faudrait avoir celui de juger. Et qui donc, magistrats, vous a donné ce droit ? Est-ce la force ? Alors, c’est le butin d’un vol que vous gardez. — Est-ce le consentement universel ? Mais le consentement universel à l’esclavage, c’est la dénaturation de l’homme. Et l’homme ne consent jamais à son propre abaissement ; on le lui impose. Car dans tout contrat libre, chaque partie exige des garanties que vous n’avez 243 point accordées au peuple. Et nul n’est tenu d’observer le contrat à la confection duquel il n’a pas eu part. — Est-ce l’occupation première ? Et si la race qui occupait la terre avant vous revenait, lui rendriez-vous la terre ? Et si les magistrats qui jugeaient sous le règne précédent réclamaient leurs sièges, leur rendriez-vous leurs sièges ? Je le répète, ni vous ni d’autres n’avez droit de juger. Homme libre, je n’accepte la sentence de personne, parce qu’elle implique la supériorité de celui qui la rend vis-à-vis de moi ; et que cet homme et moi nous sommes égaux en droits.

Vous vous êtes sacrés juges par force ou par ruse, subissez les conséquences de votre confiscation. Si vous abusez de la force, nous abuserons de la révolte : œil pour œil, dent pour dent, et morsure pour morsure. Nous vivons sous la loi des coups.

Je vous dis, moi, qui si vous aviez condamné à tort quelqu’un qui me fût cher, et qu’il vous prît fantaisie de le réhabiliter, je n’accepterais pas votre réhabilitation. Est-ce donc à vous qui vous reconnaissez coupables de meurtre de venir octroyer, comme juges, une réparation solennelle à la mémoire que vous avez flétrie ? J’estime que c’est à moi de vous poursuivre et d’exiger de vous telle réparation qu’il me conviendra, depuis votre tête jusqu’à votre humiliation.

Cela est de stricte justice civilisée. Que ceux qui s’arrogent le droit de décapiter en répondent sur leurs têtes. Cela n’est même pas de la justice sévère. Car vous êtes une compagnie de brigands privilégiée, patentée, héréditaire ; vous faites vos coups avec préméditation, complot, sous bonne escorte et sans crainte de représailles directes.

Sans attendre les réclamations de la voix publique, toujours trop lente à redresser les torts, je commencerais, tout seul et dès le prononcé du jugement, ma poursuite en peine de mort contre les magistrats qui l’ont rendu. Et comme il ne se trouverait aucun tribunal pour accueillir ma plainte, comme je ne reconnais à aucune réunion d’hommes le droit de juger, comme il ne peut être question que de vengeances dans une société héréditairement propriétaire, je me vengerais moi-même, comme je l’entendrais.

Alors, s’écrieront les bourgeois, notre ordre social est donc à la merci du premier misérable venu ?… Et si ce premier misérable venu est à la merci, lui, de votre ordre social, de votre sécurité et 244 de votre propriété ? Et si votre ordre social, votre sécurité, votre propriété exigent que ce misérable soit dépouillé de sa part des biens communs, de ses droits naturels, de la vie même, il faut donc qu’il respecte tout cela ? Allons donc !

Oui, bourgeois, la lutte est engagée dans ces termes entre la société et l’individu. Oui, tout condamné a le droit de fusiller le premier juge venu, car tous les membres du très-illustre corps de la magistrature sont solidaires dans les conséquences de l’homicide légal. Nous faisons de la barbarie, vous faites de la civilisation ; je ne sais où est la plus grande cruauté, chez vous ou chez nous. Puisque vous voulez conserver vos privilèges, résignez-vous à la guerre et au duel dans lesquels les chances de mort sont égales pour les deux adversaires.

Ah ! vous êtes au-dessus de la nature humaine ; vous êtes infaillibles ; vous êtes prudents, jurisprudents, jurisconsultes, jurés, juges, arbitres, experts, dialecticiens, rhétoriciens, criminalistes, philanthropes, docteurs, professeurs, bacheliers, licenciés, huissiers, greffiers, gradés en droit ; sagesse des nations, oracles de Dieu ! Et vous ne vous trompez de rien moins que de la tête d’un homme ! Et le plus que vous puissiez faire pour réparer ce crime, c’est de réhabiliter l’homme condamné ! Réhabilitation, mais ce mot détruit toute votre justice. Ou vous condamnez justement toujours, et alors vous êtes réellement des juges, et vous ne devez de réparation à personne. Ou vous condamnez injustement quelquefois, et alors toutes vos sentences sont frappées de nullité, et vous n’êtes rien que des assassins, et vous êtes exposés aux coups de toutes les fureurs.

Rappelez-vous que la vengeance est au moins aussi chère aux hommes qu’aux Dieux.


  1. * [Erreur de l’auteur ; v. le récit de La Révolution de 1848 (journal de Chalon-sur-Saône), réimprimé dans L’Union républicaine d’Auxerre, 21 mai 1851. — M. N.]
  2. Croyez-vous que Montcharmont ait eu peur de la mort ?