Jours d’Exil, tome I/La Savoie

Jours d’Exil, tome I
La Savoie — Le Mont Blanc


Août 1849.


LA SAVOIE — LE MONT-BLANC.




« Quel avantage retire l’homme de tout
le travail qu’il fait sous le soleil ? »
Ecclésiaste.


166 Par les feux du jour, l’enfant de la Savoie se penche sur le sillon ; il détache les grappes mûres de leurs trônes de hêtre ; ou bien il rampe, chargé de ramée, le long des croupes des Alpes.

Quand l’hiver secoue sur la nature les glaçons de sa robe, on le rencontre le long des chemins, se hâtant vers les cités lointaines où les plus durs travaux lui sont réservés.

Pareil à la fourmi, toujours il travaille ; la fatigue ne le surprit jamais pendant les semailles ou les vendanges. Son père octogénaire est mort, la faulx à la main ; il mourra, près de son jeune fils, en lui apprenant à couper les plus hauts sapins au plus haut des rochers.

Il meurt pauvre, le rude montagnard ! Les fonctionnaires et les soldats passent dans ses villages et dispersent ses épargnes du bout de leur pied superbe. Triste est le sort de l’homme qui n’a pour vivre aujourd’hui que son ingrat labeur, de minces économies et la probité !

Séculaire injustice ! Est-il donc, parmi les hommes, des races destinées à devenir la proie des autres, et consacrées, comme les passereaux, aux festins des autours ?

Les Savoyards portent la force dans les villes, ils y vont pleins de santé ; ils y recueillent la maladie, ils en reviennent livides. Un grabat, l’abri d’une porte-cochère, les dernières des tavernes : voilà la part que les capitales leur font dans leurs richesses. La mauvaise 167 nourriture, les lourds fardeaux, le froid, la pluie, les boues épaisses courbent leurs corps avant le temps et maigrissent les muscles de leurs bras. Le mépris et le dédain torturent leurs âmes bienveillantes. La fosse commune est leur lit de repos.

Et quand les habitants des villes s’abattent sur la pauvre Savoie, comme des bandes de sansonnets gloutons, ils y trouvent la fertilité, le bien-être et la joie. Ils y trouvent des gens hospitaliers, de bons hôtels, des eaux salutaires, du poisson et du gibier frais, de la crème et du lait non fraudés, et des fruits mûrs. Pour les accueillir, les jeunes filles se parent de dentelles, les routes sont jonchées de fleurs, et l’on suspend au front du Mont-Blanc une couronne d’épis d’or.

En sera-t-il toujours ainsi dans le monde où nous sommes ? Verrons-nous longtemps encore, la santé s’humilier devant la maladie et le robuste travail subir les lois de l’oisiveté débile ? À la faveur d’un écu, l’homme des cités supplante partout l’homme de la nature ; déjà l’air des monts est confisqué par les phtisiques. Bientôt les herbes des champs seront étouffées sous les bouquets des fleuristes, et l’on cachera le mesquin panorama du Mont-Blanc derrière quelque chiffon sali par M. Langlois. — À quoi bon le nécessaire quand on possède le superflu ?

Comme les chairs rapprochées des os sont les plus succulentes, ainsi la terre de Savoie qui recouvre les pieds des Alpes est la plus fertile des terres. Elle produit en abondance le froment qui nourrit l’homme, le vin qui le console, et le sapin qui répand la gaîté dans les foyers. Ses entrailles regorgent de houille et de fer, et ses pâturages sont foulés par de nombreux troupeaux. Le Rhône n’est fleuve que quand il a reçu ses rivières. Les plus élevés des monts forment son sceptre éternel. C’est elle qui fournit à l’armée piémontaise ses meilleurs soldats.

Et cependant, ce beau pays ne semble pas avoir le droit de s’appartenir. Tous les grands empires l’ont compté dans leurs domaines ; hier il était français, aujourd’hui le voilà de nouveau sarde, il voudrait demain retourner à la France. Les hautes puissances en disposent comme d’un terrain vague qu’elles jettent en dot aux princes. Ses habitants eux-mêmes seraient au comble du bonheur si on les consultait sur le choix de leurs maîtres.

Comment se fait-il, que des hommes si forts contre la nature se 168 montrent si faibles contre les sociétés ? — Serait-ce qu’habitués à lutter contre des obstacles gigantesques, ils se font une idée trop redoutable de la puissance des rois et des armées ? — Serait-ce que les grands monts nous rapetissent en limitant notre horizon ? — Serait-ce que l’homme désespère de se faire entendre quand la voix de la tempête elle-même ne peut s’élever jusqu’au sommet du gouffre qui le retient prisonnier ? — Serait-ce enfin que l’esclavage ait déprimé ces populations pour toujours, et que le duché de Savoie ne puisse jamais échapper à la blanche main des successeurs d’Humbert ?

Quoiqu’il en soit, la pauvre terre pend, sanglante, aux griffes du lion de Carignan ; les employés piémontais s’engraissent de ses dépouilles ; des religieux rapaces se taillent des robes d’hermine dans ses haillons. Au milieu de chaumières inhabitables s’élèvent des églises monumentales et des presbytères somptueux. Les vautours et les prêtres à tête pelée se sont répandus dans ses campagnes.

Dans les forêts, l’ombre des églantiers arrête le développement des jeunes chênes. Parmi les peuples, les armées des grandes puissances s’opposent à l’indépendance des petites. Au milieu des sociétés civilisées, le pouvoir des grands fait la misère des petits. Mais le jour vient où les bois sont défrichés, où les empires se démembrent, où les rois chancellent sur les trônes. Alors seulement, les jeunes pousses, les nations faibles et les individus opprimés peuvent prendre leur essor. Il n’y aura place au soleil pour tous les peuples et pour tous les individus que lorsque les gouvernements et les circonscriptions territoriales auront disparu. Dans les âges futurs, il n’y aura plus qu’une seule nation. l’humanité, et qu’un seul citoyen, l’homme, libre de s’associer avec tel ou tel groupe de ses semblables, sans y être contraint par la naissance, le hasard des batailles ou le bon plaisir de ceux qui commandent. Toute autre division de l’espèce humaine crée une société dans une société, oppose les races et les intérêts, éternise la guerre, l’autorité et la discorde. L’humanité est trop forte pour tyranniser l’homme, l’homme est trop faible pour scinder l’humanité. Tandis que les divisions nationales, si elles ont un certain caractère de durée, peuvent produire ces deux résultats également funestes.




169 Ils ont mis devant moi le vin vermeil et la fleur de froment.

Ils m’ont accueilli comme on accueille un frère ; ils m’ont tendu les bras.

Leurs mains ont pressé mes mains, nos regards se sont rencontrés, nous nous sommes compris.

Bénis soient les fils de la Savoie !

Elles ont allumé les joyeux sarments ; elles ont versé l’eau pure dans l’amphore luisante ; elles ont partagé leurs gâteaux de fête avec moi ; elles ont étendu le lin précieux sur ma couche.

Elles ont chanté et dansé. Et je les ai regardées ; et leur joie m’a été contagieuse.

Leur voix si douce semblait me dire : « nous t’adoptons parce que tu es délaissé ; nous voulons remplacer ta mère, ta sœur ou ta fiancée. »

Et je les ai bénies. Et ma bénédiction vaut bien celle des prêtres qui n’ont jamais aimé.

Bénies soient les filles de la Savoie !

Amis ! que la rosée du ciel s’attache aux herbes de vos montagnes ; que la toison de vos troupeaux blanchisse et s’allonge ; que l’orage épargne vos moissons ; que vos filets se rompent sous la charge du poisson ; que vos femmes soient fécondes, et que leurs enfants marchent au premier rang de ceux qui combattront pour la Liberté !




Personne ne le connaît… qui s’inquiète ici-bas des gens qui ne sont pas millionnaires ou traîtres à leur parole, comme les Rothschild ou les Bonaparte ? Moi, je ne me souviens que des honnêtes gens.

Il s’appelle Auguste Cottet. Jamais âme plus sensible ne battit dans une plus mâle poitrine. Jamais homme ne sentit plus vivement le respect et l’amour qu’inspire une femme supérieure. Il en est peu qui s’attachèrent aussi sérieusement à un ami.

Il connut la misère ; il fut marin sur les vaisseaux français et sa fierté native fut trop souvent froissée par les chefs grossiers que lui imposait le hasard.

Citoyen du monde, écrivain, artiste, fort par le caractère, et grand par l’intelligence, il me donna son amitié et j’en suis plus fier que celle d’un homme célèbre.

170 Un jour, l’inflexible politique des gouvernements nous sépara…

Bien souvent depuis, j’ai couru le matin à ma fenêtre pour lui envoyer le bonjour accoutumé. Mais je ne retrouvais plus ni le Léman aux eaux claires, ni le soleil resplendissant sur le cristal mobile, ni la barque rapide, ni les côtes fertiles de la Savoie. À travers le brouillard matinal, je ne distinguais plus les maisons d’Évian couchées sur l’autre rive comme un troupeau de chèvres blanches… J’étais à Londres.

Que ces lignes te parviennent, ami, dans le triste Évian où la pauvreté t’exile. Ne meurs pas comme l’aigle qu’on retient captif ; le jour est proche où nous aurons besoin de ta tête et de ton bras.

Jusque-là, garde-moi ton amitié comme je te garde la mienne.

Et béni sois-tu, noble enfant de la Savoie !




Quand je mourrai, qu’on me porte aux rivages de la mer de glace, par un beau soleil levant.

Sur les pics des rochers on trouvera des oiseaux rouges qui salueront le retour de la lumière.

Qu’on suive un de ces oiseaux dans son vol bondissant ; il ira se poser sur le rosier des Alpes éclatant de fleurs de pourpre.

Qu’on dépose mon corps sous le rosier des Alpes.

Là, je verrai le soleil prodiguer ses baisers du matin à la plaine gelée. Et cela me rappellera l’ardeur de mes jeunes convictions et ma lutte inutile contre un monde endurci dans l’injustice.

Là, pendant les deux mois de l’été, se rendra la grande société des villes. Je les entendrai parler des affaires publiques, se moquer et rire, et poursuivre de leurs sarcasmes les nouvelles idées. Et cela me rappellera que ma vie fut une continuelle révolte contre ce troupeau d’esclaves.

Là, je serai chez moi, au cœur des Alpes nues que la Liberté parcourt. J’écouterai le cri de l’aigle, ami des solitudes, et le bêlement du chamois qui connaît la cruauté des hommes. Là, les crevasses des rochers me rediront les angoisses de l’avalanche balancée sur l’abîme ; et le vent des orages m’apportera des flocons de neige que le pied des hommes n’aura pas souillés.

171 Là, dans ce bienheureux exil, j’attendrai les nouvelles fanfares du cor des révolutions.




Foule parfumée du grand monde ! Ici même tu as apporté ton langage affecté et ton haleine corrompue. Depuis quand le recueillement te plaît-il ? Et que viens-tu faire au Mont-Blanc ?

Respirer l’air glacé à travers des tissus de laine, poser un coussin de velours sur le bord des ravins, inscrire ton nom bourgeois sur la Tour si haute ? Et puis tu reprendras ta vie de privations et d’économies, et tu pourras affirmer que le Col de Balme est plus élevé que la butte Montmartre !

Prends garde, phtisique, que l’air des monts ne troue tes poumons ! crains que le houx barbare ne déchire la soie de ta robe ou le vernis de tes bottines !

De la pourpre, de l’or, des bracelets, des pendants d’oreille, des mackintoshes, des hommes rasés, des journaux de mode, des spasmes : où fuir pour ne plus voir tout cela ?

Des paroles oiseuses, des conversations insipides, des rires forcés, des adulations de courtisans, des lieux communs politiques, des formules de domesticité, des expressions coulées dans le moule du savoir vivre : il faut donc entendre cela partout, même au milieu des harmonies de la nature dont la voix couvre tout du couchant à l’aurore ?

Laissez causer les bruyères et chanter les oiseaux ; laisser gémir la rafale qui s’engouffre dans les vagues de cristal ! Espérez-vous dominer le cri du vautour et le grognement de l’ours fauve ? — Parlerez-vous plus haut que le tonnerre ?

Les mains qui portent bagues, les fronts qui portent toupets, les poitrines qui portent crachats ne sont admirés que dans les villes. La nature prend en horreur tout ce qui est usé par la corruption et le travail forcé : il faut être robuste pour saisir son sein.

Ô Mont-Blanc ! roi des monts ! jusques à quand des parieurs imbéciles imprimeront-ils sur tes flancs les clous de leurs souliers, afin de pouvoir s’écrier : Je suis un grand Anglais ; mon nom finit en all, en son, en ith, en ams ; regardez-moi, mortels, je tiens le Mont-Blanc sous mes pieds !

172 Pourquoi ne pas ajouter, excentrique insulaire, que le sang s’échappe de tes narines, que tes yeux ne distinguent plus les objets, que tu es transi de peur et de froid, que tes jambes se dérobent sous ton orgueil, que tu respires à peine, et que tu n’es arrivé si haut qu’à travers mille morts ? Autour de toi, tout est couvert d’un linceul de neige ; aucun être ne peut vivre dans les déserts sublimes où les ouragans promènent leur allégresse !




D’où vient donc à l’homme l’ambition d’atteindre les sommets et de dérober le feu du ciel ? Pourquoi recherche-t-il les filles vierges, les dangers, et les entreprises inconnues ? Quel démon le pousse à risquer ses jours pour aller plus haut et plus loin qu’on ne le fit avant lui ?

Notre orgueil parle plus fort que notre prudence. Prométhée ! supplicié titanique, nous sommes bien tes fils. Par des chemins inexplorés nous arriverons jusqu’à toi, nous te délivrerons. Et le Dieu des vengeances, le Dieu tyran des hommes, reprendra ta place sous le bec du vautour.

L’individu professe le culte de lui-même ; il prétend se faire remarquer par ses semblables ; il s’éloigne de la route que suit la foule. La gloire élargit le chemin de l’humanité.

Gloire ! fille des monts, splendeur de l’arc-en-ciel, éternelle voyageuse qui parcours les univers sans te fatiguer jamais. Tu planes sur les cités avec des ailes d’or et ta splendeur attire nos regards. Étoile d’espérance, nous tendons les bras vers toi, procession de victimes qui nous déchirons les pieds aux cailloux du chemin.

Qui ne l’a rêvée ? qui ne s’est figuré le sourire de ses célestes traits et le regard d’amour de son œil fauve ? Et qui l’a vue de près ? Qui la verra jamais ? À mesure qu’on s’en approche, elle recule insaisissable, se dérobant toujours derrière de nouveaux travaux. Elle ne remplit pas notre vie ; elle la dévore et l’abrège.

Dis-nous Gloire, dis-nous combien tu en as conduits aux saturnales de la Folie, aux sombres festins de la Mort, et combien peu sont entrés, sur tes pas, dans des cieux triomphants ?

Pourquoi donc, ô la vierge insensible ! dédaigner les baisers des jeunes hommes ? Si du moins, tu pouvais rajeunir des vieillards, si 173 tu pouvais réveiller ceux qui dorment sous la pierre, et leur faire entendre les louanges que la postérité chante à leur mémoire !

Le marin arrive au pied du phare brillant, l’ancre au fond de la mer. L’homme de parti rêve fonctions, le pinson a son nid, le bourgeois son comptoir. Mais jamais le poète et l’artiste, jamais le guerrier au cœur de fer n’ont réalisé ce que leur promettaient leurs songes.

Le matin et le soir, il s’élève de la terre des voix ferventes qui disent ainsi :

« Gloire, ma grande amie, viens dans ma demeure, je te tresserai des couronnes de laurier, je t’enivrerai de parfums de myrrhe ; la table des festins sera dressée tout le jour. Je suis plus jeune et plus beau que tous ceux qui t’implorent, je resterai pauvre en te couvrant de richesses ; je veillerai pendant que tu dormiras. Je ferai deux parts du jugement des hommes : pour moi, les haines ; pour toi, les éloges si doux à l’oreille des femmes. Je te couvrirai de colliers d’or ; je te sacrifierai tout ce que les hommes ont de plus cher, le repos de ma famille et l’amour de mes enfants. Prends mon honneur et ma vie. Je ne te demande en retour qu’un nom, fût-ce le nom d’Érostrate ou celui de Napoléon III. Car je n’aime pas les filles de la terre aux larges pieds ; elles sentent l’argile dont elles furent pétries.

» Fleur du matin, refuge des affligés, île des grandes mers, maîtresse des anges aux longues ailes et des blonds séraphins, rose entre les fleurs, maîtresse préférée, reine des fêtes, la plus rouge des comètes qui aient fait saigner le sein du firmament, tu es plus douce que la fleur du lotus et plus meurtrière que l’épine du houx. Dût-il m’en coûter la vie, oh ! viens dans ma demeure ! »

Ces invocations à la Gloire, elles ont été répétées par tous les échos des Alpes de Savoie ; par les concerts des glaciers, par les sommets de Meillerie que chanta Jean-Jacques, par les neiges du Saint-Bernard que remua Bonaparte, par les pics des Aiguilles et les défilés d’Argentière qu’explorèrent Humboldt et Saussure, par les registres d’hôtel de la Tête-Noire et du Montanvert, où tant de jeunes ambitions ont inscrit leurs épitaphes pompeuses !

Le moindre souffle enlève les noms tracés sur le sable des plaines ou la poussière des rues ; la tempête ne saurait effacer celui qu’on burine dans le granit au milieu des éléments en guerre.

174 Je ne serai rien ou je serai moi, sans titres derrière mon nom, sans honneurs officiels qui me confondent avec l’odieuse foule titrée, sans ces distinctions qu’on acquiert avec des révérences gracieuses.

La gloire est ou n’est pas, comme la pensée. On ne la partage pas avec un frère, un ami ou un parti. La gloire est jalouse de ses amants ; elle leur défend toute passion autre que la sienne, passion sombre, qui éloigne le sommeil de nos paupières et la paix de nos âmes !