Jours d’Exil, tome I/Introduction

Jours d’Exil, tome I
Introduction comme on n’en lit pas


INTRODUCTION COMME ON N’EN LIT PAS.



Il me faut des raisons pour soumettre ma raison.
J.-J. Rousseau.
Laissez dire, laissez-vous blâmer, condamner, emprisonner, laissez-vous pendre, mais publiez votre pensée.
P. L. Courier.


19 Encore un livre !… Quelle rage d’écrire pour un siècle qui n’a ni le temps, ni l’envie de lire ! Pensez-vous donc, homme orgueilleux, que votre faible voix dominera la voix de l’industrie et du commerce qui remplit le monde ? Espérez-vous que des hommes qui n’ont pas même le temps de dormir et d’être heureux, consacreront leurs loisirs à des questions sociales ? Ne voyez-vous pas que la faim les presse, qu’un besoin de luxe inassouvi les dévore ; que l’intérêt les a rendus sourds ; que leur sentiment est devenu pierre ; leur cœur, propriété ; leur cerveau, préjugé ; leur allure, habitude ; qu’ils n’ont plus de rapports entre eux que pour se voler ? Ne vous apercevez-vous pas que toute cette génération est dans l’attente d’un cataclysme épouvantable ; qu’elle entend monter la tempête, et que chaque bourgeois se hâte de s’assurer contre la mort prochaine, dût-il, pour cela, faire périr tous ceux qui lui sont chers. À quoi bon des discours de maître d’école à des gens aux trois quarts noyés ? Le parlementarisme de Ménénius n’eût pas eu de succès sur le radeau de la Méduse. Et la société actuelle, c’est cela.

— Je n’ignore rien de ces choses, j’en sais même bien d’autres, — ce livre le prouvera, — sur le caractère des hommes de mon temps. 20 Je les méprise autant qu’ils le méritent. Ce n’est pas pour eux que j’écris.

Alors donc, encore une fois, pour qui ? et pour quoi ?

Mon Dieu ! j’écris parce que je suis homme ; je n’ai pas d’autre réponse à faire au public malveillant et sceptique qui me lira.

L’homme est, de sa nature, inquisiteur et cancanier ; il a besoin de connaître le pourquoi et le comment de toutes choses ; c’est par là qu’il se distingue du ruminant qui broute, ou du poisson qui suit le cours de l’eau. De plus il est sociable ; et quand il s’est rendu compte de sa propre pensée, il aime à la communiquer à ses semblables ; il raconte, il publie ce qu’il a rêvé, parce qu’il a découvert le langage et l’imprimerie, parce qu’il cherche et trouve toujours des moyens de plus en plus rapides pour se multiplier dans les autres.

Tant qu’il y aura du cerveau sous les os du crâne, et du minerai dans les entrailles de la terre, l’homme passera par-dessus la frayeur que lui cause l’opinion, et écrira.

Ah ! quel honneur pour le peuple si les hommes politiques pouvaient être atteints de la manie d’écrire, et guéris de celle de régner !! — Malheureusement, ce souhait ne se réalisera pas, tant qu’on paiera pour se faire imprimer, et qu’on sera payé pour gouverner.

Il est des temps où, plus que jamais, l’homme a besoin de rayonner sur ce qui l’entoure par la voix, la pensée, l’éclat des actes ; c’est lorsque les sociétés, prises de convulsions, courent d’émeutes en émeutes à une révolution profonde. Alors les tribunes tremblent sous la parole des Mirabeau et des Danton ; le papier s’allume sous la plume des Camille et des Marat, les sociétés secrètes sillonnent le sol, et la pensée circule dans l’air avec la rapidité de la foudre.

Il est des situations enfin, où tout homme aimant est forcé d’écrire. Quand la tribune est muette et le peuple bâillonné, quand une société d’esclaves et de boutiquiers règne, quand sont condamnés tous ceux qui pensent, il faut bien, qu’exilés du présent, ils s’entretiennent avec l’avenir.

Telles sont donc les raisons qui me font publier ce nouveau livre : le besoin d’expansion naturel à l’homme, — l’imminence d’une révolution générale, — et l’exil.

21 Abîmes de l’opinion, bien fou l’homme qui chercherait à mesurer votre profondeur ! Que celui qui n’a pas la force de vous affronter se taise ; jamais personne n’empêcha vos mugissements.

J’aime la vaste mer, libre fille de Dieu, caressant capricieusement tous les vaisseaux du monde ; j’aime le chant des matelots hâlés, le cri de l’hirondelle marine, la voix rauque de la tempête déchirant ses poumons d’airain dans l’espace, l’éclair qui suspend sa rouge flamme à la pointe des mâts, les vagues tour à tour calmes et furieuses : j’aime aussi l’opinion publique, la fière enfant de l’homme, câline et meurtrière tour à tour ; j’aime ses changements imprévus, ses brusques retours, sa bouche de fer, ses sympathies et ses rages : tout, jusqu’à son ironie.

Pour cette opinion bâtarde, esclave des préjugés, courtisane des partis, qui bat le pavé des grandes villes pour mendier des amants riches et méprisables, je défie son impudeur.

Honte à l’homme pusillanime dont la crainte du ridicule paralyse la voix lorsque son cœur bat fort ! Comme toutes les autres, la passion de la publicité n’est mauvaise que lorsqu’elle tend vers un but mesquin par des moyens blâmables. Au contraire, les grandes émotions de l’âme ont un accent de vérité, de conviction, j’allais dire de tristesse et de souffrance, qui commande aux hommes. Jamais bateleur, érudit ou avocat, n’émurent la foule comme un vers de Tyrtée.

À y regarder de près, les moules dans lesquels est coulée l’argile humaine sont moins nombreux qu’on ne l’imagine. Si les formes varient suivant le temps et le milieu social, il n’y a dans le fond qu’un nombre de types fort limité ; et quatre ou cinq passions, toujours les mêmes, se disputent notre cœur.

J’ai observé en anatomiste bien des hommes au talent envié, à la réputation éclatante, idoles et drapeaux des partis ; je les ai vus tous, à quelque opinion qu’ils appartinssent, s’humilier et mentir pour arriver au pouvoir.

Jésuites, me suis-je écrié bien souvent dans mon indignation ! À bas votre robe d’apôtre ! elle est percée à jour. Osez dire une fois que vous ne vous dévouez pas, que vous ne vous sacrifiez pas, que vous ne souffrez pas. Avouez enfin que vous posez ; que vous avez soif de gloire et d’autorité, comme la terre a soif de rosée et de pluie. Ne parlez pas des privations que vous endurez, des 22 douleurs de l’exil, de la prison, des fatigues du corps et de l’âme, des veilles pénibles, et des grandes journées qui dévorent la vie.

Car je vous répondrais : Qui veut la fin veut les moyens. Et je vous montrerais le limier suivant la chasse furieuse à travers les ronces et les épines, comme vous poursuivez la puissance à travers les luttes de sang, les morts, les émeutes et les coups d’État. Tant d’ambitions se croisent à la surface de notre pauvre monde, qu’elles doivent se barrer le passage et se prendre à la gorge. Alors, à la guerre comme à la guerre, et malheur aux vaincus ! Si les hommes d’aujourd’hui étaient doués de plus de perspicacité, bien peu s’engageraient dans l’aride voie politique, car bien peu aiment le travail pour le travail, la lutte pour la lutte, et la science pour elle-même.

Et parmi ces derniers, ne s’en trouvera-t-il jamais un qui ose dire aux autres : « Je suis homme, ni plus ni moins, et je prétends rester à ma place avec mes qualités et mes défauts. Je vous parle parce que c’est une conséquence de ma libre expansibilité ; je ne le fais pas par amour pour vous, mais pour ma satisfaction personnelle. Écoutez ce que j’ai à vous dire, et taxez-le ; je ne vous demande que cela. Tant mieux si j’ai pu vous être utile. Dans tous les cas ; j’aurai été agréable à moi-même ; le reste est secondaire. »

Eh ! bien, non ! l’homme s’estime trop peu pour estimer ses semblables, il est trop peu libre pour tenir le seul langage qui convienne à une créature indépendante. L’homme vraiment fier est bien autrement rare que l’homme de talent. Il n’y a peut-être personne qui ne sacrifie sa dignité personnelle à la faveur publique.

L’auteur transige avec la rudesse de ses convictions pour les accommoder à la tiédeur du public ; le candidat ment à ses électeurs, les représentants aux représentés ; le chef de parti se fait l’esclave de ses séïdes, et devient plus misérable qu’eux. L’opinion ressemble à une coquette que tous les hommes courtisent, qui se laisse toujours prendre au plus dissimulé, et qui souffre cruellement lorsqu’elle a prodigué ses faveurs.

Quant à moi, je ne crains pas de me donner pour qui je suis, et j’affirme que tout homme de bonne foi se reconnaîtra dans ma confession, que j’achève ainsi : « Je lutte parce que cela me convient ; je fais du socialisme parce que tel est mon plaisir ; je suis 23 hors de France parce qu’il me serait insupportable de vivre sous le régime du fer et de l’argent. »

Que ceux qui ne comprennent point l’utilité de ces lignes, ferment ce livre. Que ceux qui les trouvent dégoûtantes de cynisme, le déchirent. Que ceux qui n’ont d’opinion que par autrui, le traduisent, comme les précédents, devant les tribunaux démagogiques. Que ceux à qui mon nom fait horreur, le brûlent. Que ceux qui aiment la franchise, le parcourent. Il n’en ira ni plus tôt ni plus tard où vont toutes choses, au grand tas.

Ces aveux faits, personne, j’imagine, ne m’accusera d’hypocrisie : cela me suffit. Qu’on m’appelle ensuite sage ou fou, qu’importe ? Il n’est pas un homme actif duquel on n’en puisse dire autant. Le diplomate muet, l’ouvrier fainéant et le crétin des Alpes ont seuls droit ici-bas à l’approbation générale. Toutes les fois que l’homme fait œuvre de ses dix doigts, il ne sait pas s’il prend le chemin de Bicêtre ou celui du Panthéon ; cela dépend de la disposition d’esprit de ses contemporains. Quand on s’appelle Salomon de Caus ou Monsieur Duverrier, il faut s’attendre à tout. Pendant sa vie, on n’est assuré ni contre le cabanon, ni contre le fauteuil académique ; tous les jours on est exposé à recevoir un pavé ou une décoration. Et quand on n’est plus, l’humanité, bourrelée de remords, viole vos tombes, dispute vos restes aux vers, vous transporte pompeusement au temple de mémoire, ou vous jette avec mépris à la boue du ruisseau.




Lorsqu’il y a deux ans, je commençai à m’occuper des analogies humaines et sociales, je ne fus pas entraîné par une aveugle confiance en moi-même, et je ne me dissimulai pas les difficultés de mon entreprise.

Je voulais traiter un sujet scientifique et politique à la fois[1], et le seul public auquel je pouvais m’adresser était cette classe de prolétaires pour l’éducation desquels la civilisation n’a rien fait 24 encore, et qui n’arrivent à la connaissance de la vérité que par le sentiment intuitif. Quoi que je fasse, me disais-je, pour abréger les détails scientifiques, mon livre n’en contiendra-t-il pas encore trop ? Ne vais-je pas fatiguer mes lecteurs dès les premières pages, et manquer mon but ?

Autre complication, et c’était la plus sérieuse, mon livre ne pourrait pas être introduit en France ; il ne serait lu que par l’émigration. Or personne n’ignore ce que deviennent les hommes dans l’exil, s’ils n’ont pas le bonheur d’y trouver d’occupation, et s’ils ne s’identifient pas à ce nouveau milieu. Sans cesse en rapport les uns avec les autres, n’offrant cependant pas assez de diversités pour former une société complète, rendant tous la même note, vivant sous l’empire des mêmes pensées, obéissant aux mêmes mobiles, ils ne peuvent pas s’accorder. Bientôt, ils s’aigrissent, s’accusent réciproquement d’avoir été la cause de divisions inévitables, et puis, la tristesse et le malheur aidant, ces haines s’enveniment chaque jour.

Quelle bonne fortune pour ceux qui ont la prétention de conduire les autres, et ils ne manquent jamais ! On exagère des torts sans gravité, on fait naître des sujets de discorde ; et puis on enrégimente les mécontents. On se figure alors que la France a les yeux tournés vers Londres, et que son pouls s’accélère à chaque tempête que l’on déchaîne dans un verre d’eau.

Je n’ai jamais pu comprendre comment quelques hommes de talent employaient leur vie pour recruter quatre ou cinq partisans qui passent la leur à les démolir. Si l’autorité est odieuse à la tête des grands États, au moins ne manque-t-elle point de grandeur. Tandis que, dans l’exil, elle est ridicule, jésuite, mendiante, et rapetisse toujours l’homme qui cherche à s’en emparer en vain.

Toutes ces causes réunies font que la voix indépendante qui désire être écoutée dans un pareil milieu est de suite et par tous moyens étouffée.

Je savais tout cela, et devant tant d’obstacles, j’hésitais. Jusqu’au jour où relisant la préface du livre de l’Humanité de Pierre Leroux, j’y trouvai cette grande pensée : « Le doute qui règne aujourd’hui sur les questions fondamentales de la philosophie et de la religion est un supplice si grand et si général que j’aurais pitié d’un homme qui ne saurait pas se mettre au-dessus du sentiment 25 de son œuvre, et que cette mauvaise honte empêcherait de dire ce que son cœur lui dicterait. »

Après avoir lu ces lignes, je remerciai du fond du cœur le philosophe qui les avait écrites, je pris courage et commençai. Huit mois après je publiais sous ce titre : De la révolution dans l’homme et dans la société, ma première étude analogique.

Ce que j’avais prévu m’arriva, et je trouve bon que le lecteur l’apprenne, me souciant peu de garder des ménagements auxquels n’ont à gagner ni la liberté, ni la vérité, ni le peuple qui doit enfin les connaître toutes deux, par lui-même.

La conspiration du silence, la plus odieuse des conspirations, puis, à toute extrémité, la calomnie, la colère et la haine épuisèrent leurs fureurs sur ce recueil d’hérésies et sur son malencontreux auteur. Je n’avais que ce que je méritais ; pourquoi m’avisais-je de garder mon franc parler quand chacun y renonce ? Les hommes politiques de Londres fulminèrent des excommunications terribles ; autour de ma personne et de ma clientèle on établit des cordons sanitaires ; des amis particuliers, qui ne partageaient pas toutes mes idées, furent mis en demeure de choisir entre ma fréquentation et celle des réunions dont ils faisaient partie. Enfin à Bruxelles, des bourgeois républicains déchirèrent chez les libraires les affiches d’une brochure[2] que nous avions publiée mon ami Vauthier et moi. Et tout cela, parce que nous trouvons qu’il est temps de jeter par terre les idoles, de détrôner les petits Césars de la démocratie, et de leur dire toutes leurs vérités sans employer le langage parlementaire. Cela les gêne considérablement, surtout quand cela fait effet.

Nul doute que si ces gens-là eussent eu à leur disposition pontons, prisons et exils, ils n’en eussent usé aussi largement que M. Bonaparte contre lequel ils publiaient alors Napoléon-le-Petit. Qu’on apprenne ainsi à connaître tous ceux qui veulent gouverner encore ! Voilà comment ils comprennent la discussion et la liberté ; voilà la foi qu’ils ont dans l’excellence de leurs principes ! Tant que subsistera l’autorité, pouvoir et opposition joueront la même comédie.

Tirez la conclusion vous-mêmes et ne vous arrêtez pas à moitié chemin. Abattez, abattez toujours, il n’y a rien à garder de ce que 26 la terre supporte ! N’ayez peur ; la reconstruction sera plus facile à faire que la démolition ; car autant d’abus vous niez dans le présent, autant de solutions équitables, vous préparez pour l’avenir.

Quand à mon premier travail, je n’ai pas à me repentir de l’avoir publié. S’il fut déchiré par la censure de la démocratie officielle, ceux qui n’avaient de parti pris pour aucun chef le parcoururent avec intérêt. Au surplus, je ne recherche pas les faveurs de l’opinion. Si j’ai pu être utile aux prolétaires, je ne leur demande d’en être payé ni aujourd’hui au comptant, ni demain avec usure.




Un auteur ne doit jamais oublier qu’il s’adresse au public, intelligence multiface et paresseuse, qui ne juge que par beaucoup de points de comparaison. Il ne doit pas ignorer surtout que pour servir au peuple, il faut ne pas tenir à l’approbation des savants. Dans notre siècle d’imitation, on appelle savant quiconque passe sa vie à charger sa mémoire des idées des autres, à les rééditer et à les réciter à tout propos. Que, pour leur éternelle expiation, les savants soient condamnés à d’éternels concours !

« La langue usuelle suffit presque toujours à quiconque a des idées claires, dit Helvétius ; qui veut instruire et non duper les hommes, doit parler leur langage. »

Je suis las de feuilleter, de compulser, d’extraire, d’opposer auteur à auteur, hypothèse à système, système à philosophie, logique à sophisme. Je ne suis pas savant cependant, et j’en rends grâces au ciel, non pas à l’Université de France, qui a fait tout son possible pour m’empoisonner.

Tant pis pour ceux qui troublent de leurs regards jaloux la quiétude des bibliothécaires ! L’extrême érudition est le plus grand fléau de notre époque. Nos contemporains ne savent dire leur opinion sur rien : ils citent. Ne leur demandez ni un sentiment vrai, ni un style original, ni une appréciation propre : ils citent. Ne les suppliez pas de ne plus répéter en grec et en latin ce que l’on trouve à chaque page dans les livres modernes : ils citent. Les hiéroglyphes orientaux sont surtout à la mode ; il ne s’agit pas que le public comprenne : on cite. Épier une citation, la saisir aux cheveux, la traîner défigurée sur une feuille de papier 27 blanc, voilà le plus grand mérite des auteurs français contemporains. C’est plus commode et plus savant.

Ouvrez n’importe quel livre, et les citations en formeront la meilleure partie. Je ne sais vraiment lequel de l’imprimeur ou de l’auteur fait preuve en ce temps-ci de plus d’intelligence. Nous sommes atteints d’un rabâchage endémique. De grâce, laissons aux autres ce qu’ils ont dit. Si nous ne savons que les reproduire, réimprimons-les, et ne nous fatiguons pas à les copier à la main. Comment l’école frrrançaise surtout, la plus illustre de toutes les écoles, peut-elle s’abaisser à ce métier d’écrivain public ?

Je me dis que, si en réfléchissant, observant et comparant, d’autres ont pu se rendre compte de la nature des choses, je puis y arriver aussi. Car je suis fait comme eux ; je suis doué des mêmes facultés ; un cœur bat dans ma poitrine comme dans la leur : rien ne m’empêche de penser aussi sainement qu’eux.

Les hommes de notre temps sont naturellement impressionnés par eux-mêmes et par les objets qui les entourent, de la même façon que le furent et le seront les hommes de tous les temps et de tous les pays. Comme eux aussi, la plupart s’arrêtent aux premiers pas, découragés par les difficultés de la recherche. Mais que l’un d’eux se pose la même question que s’est posé quelque grand philosophe, qu’il tienne à la résoudre avec la même obstination que lui ; et nécessairement il parcourra la même route que son prédécesseur. Comment en serait-il autrement, puisque, partant du même point, il tend au même but ? La distance de Londres à Liverpool a-t-elle changé depuis que les chemins de fer ont remplacé les diligences ? Que cet homme marche avec plus d’hésitation, qu’il fasse plus de détours que le premier ; qu’il ait moins de précision, moins de grâce et de génie, toujours est-il qu’il suivra l’éternelle direction de la pensée humaine, lorsqu’elle s’applique à une œuvre quelconque ? Entre ces deux voyageurs, la différence viendra surtout de ce que le temps aura modifié la nature du chemin à franchir, augmentant certains obstacles, diminuant certains autres, renversant les anciens, en créant de nouveaux.

Ainsi je suis dans le vrai, et aussi dans mon droit, en ne me croyant ni supérieur, ni inférieur aux autres, ni égal à qui que ce soit, mais différent de tous. Aussi ne veux-je pas être le réflecteur des autres, en me renfermant dans le juste-milieu de la compilation.

28 J’aspire à être moi, à marcher sans entraves, à m’affirmer seul dans ma liberté. De cette manière, les erreurs ou les vérités qui se trouveront sous ma plume seront bien miennes, et je serai prêt à en répondre.

Que chacun, dans quelque condition sociale qu’il se trouve, grand ou petit, riche ou pauvre, artisan ou littérateur, que chacun fasse comme moi et se proclame libre. Et ne vous tourmentez plus alors du salut de la Révolution ; elle sera mieux entre les mains de tout le monde qu’entre les mains des partis.




Jeunes hommes du xixe siècle ! est-ce respirer que de trembler toujours sous l’absurde crainte du ridicule ? Est-ce vivre que de ne pas oser ouvrir sa droite, lorsqu’on la croit pleine de vérités ?[3] Réagissons contre cette torpide manie d’érudition qui, si nous n’y prenons garde, étouffera toute pensée ; rejetons le poison que la méthode et la routine inoculent dans nos veines, et qui nous use jour par jour.

Pour moi, j’aime mieux souffrir toute ma vie dans la révolte que dans l’esclavage ; au moins ne suis-je pas réduit à me mépriser. Les jésuites et les esclaves diront que je suis fou d’orgueil, je jure que c’est de liberté !

Malheur à qui reste impassible au milieu de la tourmente des sociétés ! Qu’on le jette à la mer, et que débarrassé de ce poids inutile, l’équipage s’avance, invoquant Colomb, Guillaume Tell et Vasco de Gama !

Malheur à qui veut se faire entendre au milieu des éléments déchaînés, lorsque sa voix n’a pas la force de dominer le hurlement des vents !

Malheur à qui redoute le ridicule, même en France, et ne sait 29 pas jeter à cette société servile une parole de mépris ou de menace !

Malheur à qui n’a pas observé et souffert dans ce siècle ! Jamais homme trop heureux ne trouva le temps d’interroger l’immensité de la nature et l’abîme de son propre cœur.




Pour faire passer la Révolution, comme un fer rouge, à travers ce siècle, une seule chose est à faire :

Démolir l’autorité.

Cette proposition n’a pas besoin d’être démontrée. Que chacun s’interroge et qu’il dise si c’est de gré ou de force qu’il supporte qu’un autre se proclame son maître et agisse comme tel.

Qu’il dise s’il ne croit pas valoir autant que tout autre.

Qu’il dise s’il est d’humeur à entretenir toujours des papes, des empereurs, des rois, des représentants, des monopoleurs, des médecins, des instituteurs, des juges, des journalistes, des tribuns, des directeurs, des dictateurs.

Qu’il dise s’il ne compte pas être délivré bientôt de tout cela.

Qu’il dise s’il ne comprend pas mieux ses intérêts que tout autre, et si c’est volontiers qu’il les remet à des mains étrangères.

Qu’il dise s’il n’est pas intimement convaincu que charité bien ordonnée commence par soi-même, et que son affaire passe avant celle des autres.

— Et je dirai à cet homme : tu as raison de faire passer ton intérêt avant celui des autres ; la nature te le crie.

Sache donc pourquoi ton intérêt particulier est toujours absorbé par un intérêt plus fort ; apprends enfin ce qui t’isole de tes semblables.

Et tu verras que c’est la substitution du signe à la chose, de la fiction à la réalité, de la monnaie au travail, de l’aumône à l’égalité, de la propriété à la possession, de l’héritage à l’usufruit, de l’encombrement à la circulation, du devoir au bonheur.

Il n’en était pas ainsi parmi les premiers hommes ; chacun d’eux trouvait abondamment de quoi satisfaire à ses besoins. De ce que nous avons plus d’instruments de travail et de jouissance, est-ce donc une raison pour que la répartition s’en fasse d’une manière injuste ?

30 Il faut découvrir l’inique principe en vertu duquel la plus grande partie de l’humanité se trouve exclue du droit de vivre. Il faut savoir pourquoi les trésors de la nature et les prodiges de l’esprit humain sont confisqués d’avance et pour toujours, à moins de revendication.

Homme ! c’est en vertu de la force et de l’autorité que nous cesserons d’appeler des principes.

Ensemble, démasquons-les sous quelques déguisements, quelques prétextes, quelques saints appareils qu’elles se présentent. Elles ne sont dangereuses que parce qu’elles ne se montrent jamais nues à nos yeux.




Prolétaire du xixe siècle ! les heures courent rapides à l’éternel cadran. Une attente terrible surexcite l’intelligence, passionne le sentiment, rend la paume des mains brûlante, inonde le front de sueur. C’est la grande veillée !… Un monde s’écroule !… Les temps sont proches !… Il y a trop de fièvre en moi pour que je ne dise pas vrai.

Il n’y a plus à hésiter. Nous n’avons pas le temps d’être eunuques. Affirmons donc :

Que ce qu’ils appellent Dieu, c’est l’autorité qui bénit le Crime ;

Que ce qu’ils appellent Prêtre, c’est l’autorité qui consacre le Crime ;

Que ce qu’ils appellent Bourreau, c’est l’autorité qui protège le Crime ;

Que ce qu’ils appellent Professeur, c’est l’autorité qui dresse au Crime ;

Que ce qu’ils appellent Propriétaire, Banquier, Entrepreneur, Commissionnaire, Bourgeois, Patron, Roi, Maître enfin, ce sont les autorités qui entretiennent le Crime.

Nous avions déjà demandé à Messieurs Mazzini, Louis Blanc, Ledru Rollin, Étienne Cabet et autres aspirants dictateurs s’ils oseraient dire à la civilisation :

« Ta propriété ! c’est le vol ; elle engendre le vol — à détruire.

« Ton mariage ! c’est la prostitution ; il perpétue la prostitution — à détruire.

31 « Ta famille ! c’est la tyrannie ; elle motive la tyrannie — à détruire.

« Ta morale ! c’est la mutilation ; elle reproduit la mutilation — à détruire.

« Ton devoir ! c’est la souffrance ; il répercute la souffrance — à détruire.

« Ta religion ! c’est l’athéisme ; elle enfante l’athéisme — à détruire.

« Ta justice ! c’est l’injustice ; elle justifie l’injustice — à détruire.

« Ton ordre ! c’est le désordre ; il reproduit le désordre — à détruire. » — (Barrière du combat.)

Ils ne l’ont pas osé !… Ils ne l’oseront pas ! !

Garde-toi, surtout, Prolétaire ! de marquer du stigmate de l’infamie ceux de tes frères qu’ils appellent les Voleurs, les Assassins, les Prostituées, les Révolutionnaires, les Galériens, les Infâmes. Cesse de les poursuivre de tes malédictions, ne les couvre plus de boue, écarte de leur tête le couperet fatal.

Ne vois-tu pas que le soldat t’approuve, que le magistrat t’appelle en témoignage, que l’usurier te sourit, que le prêtre bat des mains, que le sergent de ville t’excite.

Insensé, insensé ! ne sais-tu pas qu’avant d’abattre le taureau menaçant, le matador sait faire briller dans le cirque les derniers efforts de sa rage ? Et qu’ils se jouent de toi, comme on se joue du taureau, jusqu’à la mort ?

Réhabilite les criminels, te dis-je, et tu te réhabiliteras. Sais-tu si demain l’insatiable cupidité des riches ne te forcera pas à dérober le morceau de pain sans lequel il faudrait mourir ?

Je te le dis en vérité : Tous ceux que les puissants condamnent, sont victimes de l’iniquité des puissants. Quand un homme tue ou dérobe, on peut dire à coup sûr que la société dirige son bras.

Si le prolétaire ne veut pas mourir de misère ou de faim, il faut : ou qu’il devienne la chose d’autrui, supplice mille fois plus affreux que la mort ; — ou qu’il s’insurge avec ses frères ; — ou bien enfin, qu’il s’insurge seul, si les autres refusent de partager sa résolution sublime. Et cette insurrection, ils l’appellent Crime !

Toi, son frère, qui le condamnes, dis-moi : vis-tu jamais la mort d’assez près pour jeter la pierre au pauvre, parce que, sentant l’horrible étreinte, il déroba, ou plongea le fer dans le ventre du riche qui l’empêchait de vivre ?

La société ! la société ! voilà la criminelle, chargée d’ans et d’homicides, qu’il faut exécuter sans pitié, sans retard.




Je vous offre ce livre, prolétaires ! et j’en impose le scandale aux bourgeois, ces chiffonniers parvenus dont je suis sorti.

Que les ré-vol-ut-ionnaires-bornes tempêtent ; que leurs Jupiters me foudroient ; il n’est pas besoin d’être géant pour affronter la colère des Dieux modernes.

Je le sais, les partis se déchaîneront contre moi, le silence et l’isolement s’étendront comme un crêpe autour de mon âme aimante. Je brave des forces supérieures, elles m’écraseront, tant que, dans le monde, la force sera la loi et la mesure suprême.

Qu’importe, je ne crains pas les hommes, car je parle avec sincérité, pour engager les autres à suivre mon exemple.

Seulement je me défie de mes forces. La lutte et la méditation fatiguent à la longue, et la solitude achève bientôt l’œuvre de destruction qu’elles ont commencé sur notre frêle machine. La physionomie de l’homme prend l’empreinte de son âme. Déjà les traits de mon visage accusent la tension de mon esprit sur de tristes pensées.

Je me suis engagé dans ma route, sachant où elle me conduirait ; mais je me suis dit : que traîner ma vie dans l’oisiveté de mon exil, c’était mourir chaque jour plus péniblement encore, et avec moins de courage.

Donc, je marcherai sans crainte.

Jusqu’aux ateliers où l’homme souffre, jusqu’aux repaires où la vierge se prostitue, jusqu’aux bagnes où l’on martyrise les pauvres enfants… j’irai.

Je poursuivrai les gouvernements dans leur prestige, les partis dans leur hypocrisie, les privilégiés dans leur vol, les juges et les bourreaux dans leur crime légal, la famille dans sa prostitution, les nations dans leur isolement, les hommes dans leur servilité.

Tant que ma voix pourra se faire entendre, j’oserai ; tant que mon énergie vivra, j’oserai ; tant que dureront mes forces, j’oserai toujours.

33 Aussi loin que s’étende le monde, je m’avancerai ; je pénétrerai aussi profondément que se cache la misère ; je défierai Dieu, aussi haut qu’il se tienne.

Liberté, liberté ! donne-moi la force d’écrire, de penser et de vivre seul, jusqu’au jour où ma vie monotone pourra se retremper dans l’universel cataclysme.

Quand viendra le soir, veille sur moi, nuit mystérieuse ! Amie de ceux qui souffrent, j’ouvrirai ma fenêtre pour te recevoir. Conserve la voix du grillon de mon foyer, afin que ses chants me récréent.

Nuit ! Je t’appelle tant que le jour dure. Quand tu parais, j’ai conduit un sillon de plus dans le champ vital couvert de ronces ; c’est autant de fait. Nuit ! tu respectes le travail, et j’aime ton silence ; j’aime entendre le feu qui crie dans l’âtre, les vents qui gémissent au dehors, les voitures qui roulent dans les longues rues. Les rêves du soir me sourient ; ceux du matin m’épouvantent.

Quand minuit sonne, l’argus social s’endort quelques heures : je m’appartiens. Les derniers coups de marteau retentissent sur les portes ; les couples attardés se pressent vers leurs lits. C’est l’heure où l’on sort des théâtres, des bals et des cafés somptueux ; l’heure où la luxure s’empourpre dans les tavernes de Hay-Market, l’heure du meurtre et de la vengeance.

Neige ! pleure sur mon toit tes larmes d’argent ; il me semblera que la nature gémit avec moi sur les crimes des hommes.

Jusqu’à ce que ma main se dessèche, j’allumerai ma lampe chaque soir. Je demanderai des inspirations à la nuit. À la nuit qui surveille de son œil sombre les coups les plus sûrement portés !

Ainsi j’écrirai, quand tout bruit aura cessé, car les disputes des civilisés me déchirent le cœur.

Jusqu’à l’heure où le cri du coq les tirera de leur sommeil.




J’ai sondé mon cœur ; je l’ai reconnu droit et ferme. J’ai consulté mon jugement ; je l’ai trouvé dégagé de toute ambition de pouvoir ou de fortune. J’ai éprouvé ma voix ; elle était forte. J’ai pris la plume ; et ma main n’a pas tremblé. Et j’ai écrit ce que me 34 dictaient ma passion et mon bon sens. Et je n’ai pu dire que des choses honnêtes. Et tout ce que j’avance dans ce livre est vrai.

L’auteur qui calcule sait qu’il ment ; seulement, il le fait le plus habilement possible. Quand ils sont réunis en tas, comme des mouches, les bourgeois s’encouragent à rire de la vérité. Mais au fond, chacun est homme avant tout, et quiconque lira ce livre, ne rira point. Car je ne riais point en y travaillant.

Je signifie la sentence de mort portée par l’éternelle révolution contre les vieilles sociétés. J’en impose la lecture à tous, du droit qu’a tout homme qui sait irriter les passions de son espèce.

Gloire à toi, liberté !

Il fut un temps où je lisais beaucoup ; dans ce temps-là je ne vivais pas. — Il fut un temps où j’acceptais les idées reçues ; dans ce temps-là je ne vivais pas. — Il fut un temps où je suivais les modes ; dans ce temps-là je ne vivais pas. — Il fut un temps où je me comparais à tous ; dans ce temps-là je ne vivais pas. — Il fut un temps où je regardais autour de moi pour voir si je n’étais pas seul ; dans ce temps-là je ne vivais pas.

Maintenant je pense, et je vis ; — je me tiens en dehors de tous, et je vis ; — je marche en avant, et je vis.

Gloire à toi, liberté !

Mes contemporains ne me comprendront pas. Je n’ai pas la prétention d’allonger la vue des myopes. Les civilisés ne vivent que dans le présent, ils sont incomplets. Je ne vis que dans l’avenir, je suis incomplet aussi. Je ne saisis que les grandes lignes du tableau social ; ils n’en comprennent que les détails infiniment petits. Nous différons, et l’humanité ne s’est pas encore complétée par l’accord de ses contrastes. Il n’est pas d’entente possible entre ce siècle et moi.

Si je suis impressionné par les choses de l’avenir, je ne puis pas l’être par celles du présent. Si je regarde à mille pas, je ne puis pas voir à dix. Si je me laisse emporter dans l’orbe de l’éternelle révolution, je ne puis pas tourner dans le manège que les civilisés parcourent chaque jour. Je choisis l’avenir, l’immensité, la belle vie libre de la pensée.

Si j’avais besoin du jugement des autres pour savoir ce que vaut ce livre, je serais singulièrement à plaindre. Car mes contemporains 35 me reprocheront d’avoir la vue trop longue ; et les générations futures, de l’avoir eue trop courte.

Si je recherchais le succès, je n’aurais d’autre ressource que le désespoir. Car le succès ne patrone que ceux qui traduisent servilement l’opinion du public. Or, j’estime que la pensée, c’est l’homme ; et que celui-là n’est qu’un esclave qui n’ose pas dire ce qu’il pense. Je serais humilié d’être de l’avis de tout le monde.

Gloire à toi, liberté !

L’orgueil ne m’aveugle point, mais j’ai confiance en moi. L’écrivain est soumis aux mêmes impressions que ses lecteurs. Quand il me vient une idée paradoxale, j’hésite à l’admettre ; je suis effrayé de ma propre audace. Et puis, à mesure que je l’examine de plus près, je me rassure et j’écris, forçant le cerveau public à soutenir la lutte qu’a soutenue le mien. Bien certainement, pas un de ceux qui me liront ne s’emportera contre moi comme je l’ai fait moi-même.

Que me fait, après cela, la désapprobation générale ? Ceux qui la distribuent n’auront certainement pas réfléchi tant que moi sur les propositions que j’avance ; aucun ne me jugera plus sincèrement que je ne me suis jugé. Je le répète, je suis sans intérêts et sans craintes.

Gloire à toi, liberté !

Au surplus, qu’est-ce qu’un livre ? Une conversation un peu plus réfléchie que les autres, à la portée de quiconque est en mesure de régler avec un imprimeur. Le public a le droit de me demander un certain nombre de pages ; en retour, j’ai le droit de lui demander un certain nombre d’appréciations. Je ne puis pas exiger de lui qu’il approuve mes idées ; il ne peut pas exiger de moi que j’approuve ses préjugés. Je lui livre des sensations, il m’en rend ; voilà tout. Que si je partageais les opinions banales, il serait tout à fait superflu que j’écrivisse. J’ai besoin de m’entretenir avec le monde, mais je ne veux pas être son esclave. Tant pis pour ceux qui lui adressent des introductions suppliantes ; ils autorisent son insolence. Je ne flatterai jamais la foule ; c’est le moyen de me faire respecter par elle.

Gloire à toi, liberté !

La Révolution m’a donné la fièvre ; je ne m’en plains pas, et je ne prie personne de m’en plaindre. Mais je ne puis pas exiger 36 non plus que tout le monde ait la fièvre. Vouloir que les civilisés se passionnent pour la révolution sociale, c’est présenter de l’eau à des chiens hydrophobes.

Les bourgeois me liront et diront : « C’est une horrible souffrance que le délire ! Voyez : cet homme est jeune, et déjà ses mains sont sèches, ses oreilles tintent, ses yeux sont pleins de sang ; la tempête des idées s’est déchaînée dans son crâne, et son crâne gémit comme un abîme profond. Lamentable destinée ! »

Et si je leur disais que la fièvre grandit, qu’elle centuple l’existence, qu’elle parcourt les siècles en quelques heures : — ils riraient. Si je leur disais qu’il n’y a pas de lumière sans ombre, pas de joie sans douleur, pas de Prométhée sans vautour, pas de feu divin sans embrasement, pas d’originalité sans fièvre : — ils riraient. Si je leur disais que je ne changerais pas ma surexcitation contre leur quiétude, mon isolement contre leurs bals, ma sauvage médiocrité contre leur luxe de valets ; — ils riraient encore.

Première des qualités, aimable confiance en soi, ne m’abandonne pas ! Noirs découragements, restez sous mes pieds ! Je ne veux plus entendre la voix du désespoir. Je veux savoir ce que l’organisation de l’homme peut supporter de travail, de fièvre et de déceptions. Je m’avancerai dans le domaine de la Pensée, jusqu’au sombre empire de la Folie ; je sonderai le gouffre de la Révolte, jusqu’au rocher glissant où trône le Crime ; je boirai tout ce que contient d’écume et de lie la coupe de fiel. Alors seulement, je pourrai dire qui est fou, criminel et traître dans les Babylones qui croulent. Il m’est indifférent que les hommes m’accusent de folie, mais je ne veux pas qu’ils puissent me soupçonner d’idiotisme, d’esclavage ou de mensonge.

Gloire à toi, liberté !

Quiconque aura souffert ou joui par la pensée sera touché par ce livre, car je m’y suis proposé de retracer fidèlement les réactions provoquées dans un homme par le milieu qui l’entoure. De quelque parti qu’il soit, le lecteur impartial trouvera dans mon récit des passages qu’il approuvera, d’autres qu’il condamnera ; aucun ne le laissera froid. Il en serait ainsi de tous les livres, si les auteurs apprenaient à s’observer et à se préoccuper moins de l’opinion.

Je ne crains pas que personne entreprenne une publication semblable. Car ce livre, c’est moi. Je n’ai pris aucun engagement, 37 ni dans le passé, ni dans l’avenir, ni avec les autres, ni avec moi-même. Si demain les idées que j’émets aujourd’hui me semblent fausses, je ne craindrai point de me contredire. Pour jouir entièrement de sa pensée, l’homme doit en rester maître, et ne pas lui laisser prendre des allures routinières. L’entêtement est fils de l’orgueil et père des sectes. Je ne demande la permission de personne pour publier ce qui me semble juste. Je souhaite à tous ceux qui se noircissent les mains avec l’encre de se passer de conseilleurs. Je ne m’en suis jamais bien trouvé.

Gloire à toi, liberté.

Je signe ce livre comme tout ce que je fais. Le voile de l’anonyme cache l’hypocrisie et la lâcheté ; je ne crois pas à la modestie. Je ne le mets sous le patronage d’aucune célébrité ; je ne suis d’humeur ni à solliciter des protections, ni à recevoir des refus. J’entends ne répondre que de moi. En fait d’idées, je ne reconnais ni ami, ni coreligionnaire, ni frère, ni père, ni mère, ni maître, ni disciple. J’ai cru en Dieu sans le connaître ; j’ai cru dans les hommes, et j’ai été déçu ; j’ai cru dans les femmes, et j’ai été trompé. Je ne crois plus qu’en moi. Car je sais ce que je vaux en bien ou en mal, et il n’est pas un homme dont je puisse en dire autant.

Pour écrire, il faut que je sente vivement ; je rendrais inintelligible la plus belle pensée d’un autre, parce que je ne l’aurais pas conçue moi-même dans la forme qu’affectionne mon esprit. Je ne puis penser ni comme un autre, ni d’après un autre, ni avec un autre. De même que je ne puis digérer à deux. Ce que ma conscience croit grand est grand, encore que toute cette société pourrie me soutînt le contraire. Je suis plus sûr de moi que des autres. L’homme n’est trompé que du jour où il consent à ne plus penser. Pourquoi voudrais-je être un autre ? Pourquoi les autres voudraient-ils être moi ?

Gloire à toi, liberté !

J’aurais bien pu mettre en tête de ce livre : « … Par Ernest Cœurderoy, docteur en médecine, ancien interne des hôpitaux de Paris, membre de la société anatomique, ex-délégué du peuple au comité démocratique-socialiste de la Seine, ex-membre du comité des Écoles, membre de la société l’Helvetia, proscrit, condamné à la déportation par la haute Cour de Versailles, etc., etc. » Cela se 38 fait, et cela produit bon effet. Ils appellent ces litanies des titres, des distinctions. Singulier abus d’une langue élastique !

Il me semble, au contraire, que plus j’accumulerais de titres à la suite de mon nom, plus j’annihilerais mon caractère individuel, pour le confondre, par une infinité de points de contact, avec les caractères de l’espèce. Plus je me rendrais semblable à tous et différent de moi-même. Tout le monde peut devenir docteur en médecine, interne des hôpitaux, délégué du peuple, et membre de sociétés savantes et étrangères, mais personne ne peut être moi, et je ne puis être personne autre. Mon nom est l’épigraphe de ma vie. Mes titres n’apprennent rien de moi, mes distinctions ne me distinguent pas. Elles peuvent, au contraire, faire soupçonner à beaucoup que je partage les préjugés de la gent médicale et politique. Aussi je tiens infiniment à mon nom, et pas du tout à mes titres.

Il n’y a que les dignitaires qui refusent de comprendre cette vérité si simple. L’orgueil de ces gens-là ressemble à celui du mulet qui porte la sonnette, et du cheval que monte le postillon. Plus ils sont esclaves, et plus ils sont fiers. Dignité de mâtins qui se disputent un os !

Les titres sont des colliers, et les dignités des chaînes. Les premiers des fonctionnaires sont les derniers des valets.

Gloire à toi, liberté !

Sterne, l’amer critique, disait qu’il était décidé à ne lire de sa vie d’autres livres que les siens. C’était notre plus intime secret que Sterne trahissait ainsi. Car il est dans la nature de l’homme de se considérer comme le centre du mouvement universel et de rapporter tout à lui. L’histoire, c’est lui ; l’art, c’est lui ; la poésie, c’est lui. Tout est dans lui ; il est dans tout. L’égoïsme est le salut de tout être. L’amour de soi régit l’humanité. Quoi de plus naturel, donc, que je trouve ce que je fais mieux que ce que font les autres ? Les adversaires de Sterne lui reprochèrent beaucoup ce passage. Et cependant, il n’est pas un auteur qui n’ait pensé ce que Sterne écrivait, moitié riant, moitié philosophant, selon sa coutume.

Pour moi, je tiens tellement à l’intégrité de ma pensée, que si jamais je devenais célèbre, mon plus grand supplice serait d’être commenté par les bibliophiles. Quelle rage ont ces gens-là de 39 charbonner leurs noms sur les murs des monuments ! Ils croient faire honneur à Goëthe, à Shakespeare, à Hoffmann lui-même en les expliquant ! Profanateurs du génie, combien l’éditeur Charpentier vous paie-t-il par étiquette ? Mon Dieu ! délivrez-moi du mal, je veux dire des faiseurs de préfaces. La gloire devient poison quand ils trempent leur plume dans sa coupe éternelle.

Gloire à toi, liberté !

Celui-là construit sur le sable, qui compte sur les éloges de ses semblables. Je ne solliciterai point les caresses des hommes politiques ; ce n’est pas moi qui compterai sur l’appui d’un parti. Celui qu’on déchire crie. Les vengeances des partis sont les plus atroces des vengeances. En attaquant tout le monde, j’évoque le scandale, je cours au devant des haines.

Je voudrais être assez fort pour réunir tous les partis dans une ligue contre moi. Je ferais voir qu’on peut déchirer tous leurs drapeaux, et sur un seul étendard noir, écrire ces mots sinistres : Ambition, Guerre. Je les défierais de clouer ma bouche à coups de foudre ; à tous ces hommes qui n’ont que l’intrigue au cœur, je montrerais ce que peut l’amour de la liberté.

Certes, il serait utile de faire rouler à la fois tous les masques dans la poussière, et de prouver que le moins dangereux des partis est encore celui qui gouverne, parce qu’il est moins hypocrite et plus rassasié que les autres, et qu’on peut en finir avec lui en deux jours de bonne volonté.

Que les hommes ne fassent plus de révolutions, tant qu’ils n’auront pas appris à se passer du pouvoir. Qu’ils n’écrivent plus, tant qu’ils ne seront point décidés à braver l’opinion.

Gloire à toi, liberté !

Les feuilles d’automne couvrent la terre d’un manteau de pourpre ; c’est leur parure et leur sang que les arbres abandonnent. Et voilà que mes années s’envolent comme les feuilles desséchées ; voilà que j’en suis à compter mes jours.

Mon entreprise n’avance pas comme je le voudrais ; c’est toujours d’un pied tardif que l’exécution suit les désirs aux ailes rapides. Oh ! quelles angoisses je souffre, quand je sens la terre trembler sous mes pieds, et que le tonnerre parcourt le ciel en grondant ! Pourquoi n’ai-je qu’une tête et dix doigts qui se fatiguent si vite ? Je voudrais tout dire à la fois, mais il y a tant à dire ;… je n’ai pas 40 le temps d’être complet. Je voudrais présenter mes pensées dans toute leur lumière ; mais les événements qui se pressent les font naître trop nombreuses ; je n’ai pas le temps d’être correct. Je regrette d’écrire en tirailleur. Je voudrais ne faire qu’un livre dans toute ma vie, et peser chacune de mes paroles. Ainsi je me résumerais. Je n’ai pas le temps de me connaître à fond.

Une irrésistible puissance me force à dire vite et confusément ce qui doit se passer confusément et vite. J’écris sur les ruines d’un monde ; comment ne serais-je pas agité ? J’annonce l’universelle anarchie : quel ordre pourrais-je observer ?

Voyez l’oiseau des naufrages. Son vol est irrégulier, son cri perçant, son aile aiguë. Il fond sur la vague, il vit seul et triste. On ne parle de lui qu’à propos de malheurs ; lui seul se réjouit de ce qui fait trembler tous les êtres. Il faut cependant que tout soit chanté, que tout soit peuplé ; la tempête, le chaos et les révolutions.

Je suis l’oiseau des naufrages. Je ne suis effrayé ni du soulèvement de l’océan humain, ni du choc des générations et des races. Je livre mon aile aux vents furieux, et sur chaque ville qui tombe, je voltige, poussant un cri sinistre.

Gloire à toi, liberté !

Écrivains entourés de toutes les commodités du luxe ! — Vous qui travaillez au coin d’un feu pétillant, au milieu des livres, des tableaux et des fleurs ; — vous dont les pieds s’appuient sur des tapis moëlleux, et les reins sur des divans ; — vous qui vous reposez de courtes journées de travail par de longues nuits de plaisir :… vous ne savez pas ce qu’il faut de persévérance pour rédiger, mettre au jour et faire circuler un livre comme celui-ci. Jamais vous n’avez fait de littérature en contrebande.

Quand vous écrivez, vous n’avez pas peur que la police vous trouble par une visite domiciliaire, et plonge vos travaux dans ses oubliettes. Vous n’avez pas besoin de traverser la mer pour aller chercher, dans les bruines de Londres, les seules typographies qui consentent à reproduire votre pensée. Vos livres sont payés, annoncés, répandus à l’avance. Vous ne vous êtes jamais privés de rien pour économiser sou par sou les sommes que demandaient l’imprimeur, l’éditeur et le contrebandier. Vous n’êtes pas obligés de mesurer la longueur de vos phrases au poids de votre bourse, 41 cruel supplice ! Vous vivez à Paris, à Londres ou à Vienne, vous avez sous la main tous les documents nécessaires. Vous êtes riches ; vous prenez pour secrétaires de pauvres jeunes gens pleins d’intelligence, qui vous tressent des couronnes en échange d’un morceau de pain. Et vous vous écriez : « Notre société, épanouie comme une fleur à la rosée et au soleil, s’étale de toutes parts aux yeux charmés qui la contemplent. » — Quand Auguste avait bu, la Pologne était ivre.

Moi, j’écris une page à Madrid, une autre à Londres, une autre en diligence, dans un bateau à vapeur, dans une auberge, à Paris, quand j’y suis caché, à Lausanne, à Bruxelles, sur une table boiteuse, sur une pierre, sur mon genou, dans mon lit, quand il fait trop froid. C’est malgré tout que je me fais imprimer. S’ils le savaient, mes parents en feraient une maladie. Et quand je paraîtrai, la proscription hurlera. Et puis, l’on m’enveloppera dans un linceul. Et puis, les polices impériale et démagogique, qui m’oubliaient un peu, recommenceront à m’honorer de leur sollicitude. Voilà ce que j’aurai gagné.

Soit : dans quelque position qu’il se trouve, que l’homme ne laisse point paralyser son cœur, et les aiguillons ne lui manqueront pas. L’exil n’abat que ceux qui veulent bien se laisser déprimer ; il relève les natures qui se raidissent. Je me cramponnerai dans le roc de la résistance jusqu’à m’ensanglanter les ongles ; je chercherai la volupté dans l’excès de la réprobation.

Gloire à toi, liberté !

L’on me demande : pourquoi n’avez-vous pas écrit en vers ? Je réponds : Parce que, si j’ai l’âme du poète, je n’ai pas la patience du rimeur, — parce que le temps n’est pas aux modulations, — parce que l’inspiration poétique ne consiste pas dans la prosodie, — parce que de grands poètes, le Psalmiste, Ézéchiel, Jésus, Mahomet, Bouddha, Saint-Jean, ont écrit en prose ; — parce que les derniers de tous, Byron et Goëthe, foulaient aux pieds l’école ; — parce que je veux rester libre, et que le poète se rend esclave de la mesure ; — parce que, dans le domaine des idées, comme dans celui des faits, nous supprimons le gouvernement ; parce que, dans l’humanité future, les vrais poètes seront les esprits les plus rebelles à ce que nous appelons poésie.

Gloire à toi, liberté !

42 Pourquoi ne prenez-vous pas de conclusions ? Que voulez-vous ? Quel est votre système, enfin ? — Je n’ai ni système, ni conclusions à présenter ; je ne le puis pas, je ne le veux pas : je ne veux rien. Et quand je voudrais établir quelque gouvernement de Lycurgue ou d’Icarie, ou quelque organisation du travail, — ce qui est bien facile, — je ne le pourrais pas. Voyez plutôt ce que sont devenus les magnifiques plans de réédification de MM. Owen, Étienne Cabet et Louis Blanc ! Il ne reste de Fourier que ses justes critiques, ses analogies universelles et ses grandes prédictions.

C’est qu’il n’est qu’une chose au pouvoir de celui qui s’occupe de science sociale : marquer au crayon rouge tous les édifices qui doivent disparaître. L’homme est trop borné pour saisir l’ensemble des objets et des siècles qui concourent à la reconstruction des sociétés. L’humanité tout entière peut reconstruire, éternelle qu’elle est et maîtresse de son action dans tous les milieux.

L’homme qui cherche à élever ne fait rien que créer, contre la société, des sectes temporaires. Un homme seul, armé d’une pioche et d’un bon courage, peut abattre une maison ; il ne saurait l’élever. Il faut qu’à la reconstruction soient employés des travailleurs de toutes les spécialités ; ceux qui savent tailler la pierre, ceux qui liment le fer, ceux qui scient le bois, ceux qui dirigent, ceux qui tapissent, ceux qui meublent et ceux qui décorent. Enfin, quelque bien organisé que soit un homme, il ne réussit très bien que dans un travail. Édifier n’est pas dans la nature du démolisseur. La société est plus grande que M. Louis Blanc, plus savante que M. Étienne Cabet, plus progressive que les ré-voluti-on-naires. Je ne suis pas avec les ré-volu-ti-onnaires, je suis avec la Révolution. Je ne suis pas avec les systématiques, je suis avec la science.

Gloire à toi, liberté !

L’un me dira : pourquoi n’êtes-vous pas plus long ? L’autre : pourquoi n’êtes-vous pas plus court ? pourquoi n’êtes-vous pas exclusivement philosophe, ou exclusivement poète ? Pourquoi votre récit ne se suit-il pas ? Pourquoi, dans un moment où nous avons tant besoin d’union, prenez-vous à tâche de nous diviser ? Pourquoi n’épargnez-vous personne ? Pourquoi du sarcasme ? Pourquoi de la sentimentalité ? Quel genre, quel ordre avez-vous adoptés ? Pourquoi n’indiquer que certaines idées ? Pourquoi tant 43 insister sur d’autres ? Pourquoi vous répéter ? Pourquoi ne pas être complet ? Pourquoi des digressions, des obscurités, des strophes ? Pourquoi des plaisanteries ? Pourquoi des chants lugubres ?… Pourquoi ? Pourquoi ?…

Et vous, homme grave, pourquoi vous rasez-vous ? pourquoi portez-vous corset ? Pourquoi prenez-vous des leçons de danse ? Pourquoi vous faites-vous poser des dents ? Pourquoi vous livrez-vous à la gymnastique de la reproduction ? Pourquoi passez-vous une heure à mettre votre cravate ? Pourquoi pêchez-vous à la ligne ? Pourquoi me lisez-vous ?… Pourquoi ? Pourquoi ?…

La vie est longue, et chacun la passe à sa façon. Je dépense mon temps le plus agréablement possible. Qui me répond que je vivrai demain ? Je veux écrire aujourd’hui ma pensée d’aujourd’hui. Je ne regarde comme perdues que les heures passées à réciter la grammaire et l’art poétique de Boileau, le prince des poètes frrrançais. Si l’homme demandait toujours le pourquoi et le comment de ce qu’il veut faire, il ne ferait jamais rien. L’hésitation est mère de l’Oisiveté bâilleuse et de l’Esclavage amaigri.

Gloire à toi, liberté !

Mon but a été de donner conscience à chacun de sa valeur, en entreprenant, moi inconnu, une révolte orgueilleuse contre toutes les autorités qui imposent aux hommes. L’unité humaine n’admet pas plus d’un individu ; l’unité sociale ne comprend pas moins de toute l’humanité. Je m’élèverai donc, et contre les intérêts des partis qui annulent l’individu, et contre les préjugés des nations qui scindent l’humanité.

Je serais curieux de paraître sous le voile de l’anonyme. Je voudrais savoir à quel auteur célèbre on attribuerait mon livre. Je me réjouirais de l’embarras de ce pauvre homme, qui n’oserait ni accepter la responsabilité de mes paradoxes, ni décliner le mérite d’avoir été original.

Car j’ai déjà pesé ce livre, et je l’ai trouvé remarquable, dans un siècle où personne n’ose penser comme moi. Le jugement du public est le cadet de mes soucis. Le public n’est-il pas fait pour nous divertir ?

Gloire à toi, liberté !

Mon but a été d’être lu par tous les peuples avec un égal intérêt. 44 Je ne me suis absorbé dans la vie nationale d’aucun. Mon existence errante m’a permis d’en voir beaucoup. La seule langue que j’écrive à peu près correctement est la plus répandue en Europe. Les Français sont favorisés dans leur ignorance.

Je pose la première pierre de l’édifice qu’élèveront les hommes en échangeant leurs pensées d’un bout du monde à l’autre. Je romps avec la tradition littéraire française. Les peuples marchent à la rencontre les uns des autres. Qu’ils se tendent les bras ou la pointe des glaives, il faut qu’ils aient une langue commune. Et comme la pensée précède la langue, je cherche à interpréter la pensée des peuples à cette heure solennelle.

(23 mars 1854). Voici venir le printemps. Voici que les bourgeons poussent aux arbres, voici que les brins d’herbe percent le sol comme des milliers d’épées. Les oiseaux reprennent leurs chants joyeux, les ruisseaux courent plus vite ; la terre se prépare à recevoir le terrible soleil, J’entends au loin les armées qui s’alignent, les clairons qui résonnent, et le hennissement des coursiers. Les fusils reluisent : — l’humanité se prépare à recevoir un soleil non moins terrible. Nous touchons aux beaux jours et aux grandes délivrances.

Gloire à toi, liberté !

Chaque chose vient en son temps, les fruits, les fleurs, les étés et les hivers. — Chaque astre a son heure, et chaque homme a sa seconde. — Une révolution n’est pas un accident. — Un livre ne se produit pas par hasard.

Celui-ci répond aux aspirations de liberté qui se sont emparées des individus, et aux tendances d’union qui agitent les peuples. Son heure a sonné. Je ne suis pas plus maître de le retenir, que je n’étais maître de le concevoir.

Les hommes ne seront pas toujours divisés par des chefs. Un temps viendra peut-être où l’on me saura gré d’avoir dit des choses vraies. — Je ne m’abaisserai pas jusqu’à demander les suffrages des hommes d’aujourd’hui.

Gloire à toi, liberté !

Privilégiés sans palais, — déshérités sans pain ! Riches sans cœur, — pauvres sans familles ! Satisfaits sans entrailles, — prolétaires sans instruction ! Repus et affamés ! Tyrans et esclaves !… Écoutez-moi.

45 Chiens de grande maison, qui vous portez bien et mordez dans l’ombre ; — loups de grande forêt, maigres et courageux ! Vous tous qui avez une veine sous la peau, un muscle sur les os, vous dont les oreilles entendent et les yeux voient encore !… Écoutez-moi.

L’abîme des âges futurs m’attire. Au fond, je vois le Temps qui aiguise son fer sur des ossements, et qui fauche les générations comme l’herbe des prairies.

Le Temps est plus puissant que moi, qui ne suis qu’un homme mortel. Ce qu’il me force à dire, je le dirai :

Malgré le rire du sarcasme et les hurlements de la haine ; malgré la furie des vagues humaines que mes paroles soulèveront comme un grand vent ; malgré les filets que les partis tendent sur ma voie.

Car l’explosion de mon rire et le rugissement de mon ironie seront plus forts que leurs chuchottements. Car je me bercerai sur leurs vagues, et leur bruit sera doux à mon oreille. Et je déchirerai leurs filets avec mes dents.

Je fuirai les civilisés partout, parce qu’ils ont juré de me faire taire. Mais je laisserai derrière moi des menaces qui les feront trembler. On les entendra comme le roulement du tambour sur mer, longtemps après que le navire a passé.

Je fuirai les civilisés partout, parce que le bruit de leurs petites affaires détournerait mon attention du grand œuvre des temps. Mais mon nom les obsédera quand ils seront tristes, les cloches d’alarme le répéteront, et, sur les croix des tombes, les veuves et les orphelins le liront.

Mon père et ma mère se sont reposés après m’avoir engendré. L’esprit de divination de l’une, les aspirations de révolte de l’autre se sont mêlés dans mon sang. La moëlle de mes os crie. Je souffre tout ce qu’écrit cette plume.

J’ai mordu, plein d’avidité, dans le fruit de la science, et je me suis brisé les dents. Les docteurs riront, eux qui dépouillent les fruits savoureux avec des couteaux de vermeil, et laissent les noyaux à leurs secrétaires.

Ils me demanderont pourquoi j’ai fait ce livre ; je répondrai :

Parce que l’enfant trépigne quand on commet une injustice devant lui ; — parce que le marin, qui voit blanchir les vagues au 46 loin, sait qu’elles apporteront bientôt des cadavres au rivage ; — parce que l’homme, qui ne se préoccupe point des intérêts présents, sent avec le cœur d’un enfant, et voit avec le coup d’œil d’un homme de mer.

Malheur à ceux qui ne voient et ne sentent que comme des millions de civilisés ! Ils seront trouvés légers dans les plateaux de l’éternelle balance.

Gloire à toi, liberté !



  1. C’est impossible autrement ; à l’heure qu’il est, la science sociale a fini par absorber la politique oiseuse. — Dieu merci ! — Il n’y a plus que les décembraillards et les démagogues qui différencient l’une de l’autre et réservent leurs prédilections à la seconde.
  2. La Barrière du combat.
  3. Il n’y a que les moralistes qui puissent écrire comme Fontenelle : « Si je tenais toutes les vérités dans ma main, je me garderais bien de l’ouvrir pour les montrer aux hommes. » Nos écrivailleurs bourgeois en sont tous là, avec tout leur talent de style. Je défie qui que ce soit de trouver une conclusion dans toute la collection de la Revue des Deux Mondes, l’encyclopédie politique la mieux rédigée de notre temps. En lisant tous ces articles signés des noms les plus connus dans la littérature et les affaires publiques, on se demande comment tant d’érudition peut être mise au service de tant de bassesse.