Jours d’Exil, tome I/Réflexions

Jours d’Exil, tome I
Réflexions qui m’amenèrent à publier ces Jours d’Exil


JOURS DE TRISTES RÉFLEXIONS
QUI M’AMENÈRENT
À PUBLIER CES JOURS D’EXIL.





……Comme un proscrit, je veux qu’il vive !
Et pâle, exténué, pendant neuf fois neuf jours,
Qu’il maigrissexxxxxxxxxxxx
Dépérissexxxxxxxxxxxxxxxx
Et languissexxxxxxxxxxxxxx
Toujours.xxxxxxxxxxxxxxxxx
Shakespeare.


47 Aimer la nature, l’air, le soleil, la nuit, la lune timide, les radieuses étoiles, et le manteau bleu du ciel jeté sur tout ; — posséder jeunesse, santé, vigueur ; — être altéré d’amour ; — ne pouvoir serrer sans émotion la main d’un homme, sentir son sang brûler sous un regard de femme ; — perdre la tête au spectacle des injustices de la société ; être fait pour jouir de tout, pour tout chérir ; — … Et se voir privé de tout, et être seul, et passer au milieu des hommes comme une ombre plaintive ; tel est mon sort.

Ah ! malheur, malheur, sur l’exilé !

J’ai vécu dans les cités, séjour de l’opulence ; j’ai gravi jusqu’au sommet des monts où bondit le chamois ; je me suis étendu sur les sofas des boudoirs, sur les flots bleus des lacs et des mers ; j’ai fait saigner sous l’éperon les flancs du coursier rapide ; j’ai sacrifié les bêtes des champs à ma soif de bonheur… Et toujours le bonheur a fui loin de moi.

Ah ! malheur, malheur sur l’exilé !

Qui me rendra ces temps où je ne voyais dans la vie que des jeux ; dans les prés, que des fleurs. Oh ! qui me rendra les jours 48 de ma première enfance ! Alors, c’était la joie dans les baisers de ma mère, dans les bras de mon père, dans les jeux avec les enfants de mon âge, dans les caresses d’un chien ; la joie au coucher, la joie au réveil, la joie toujours. Alors je croyais à la bienveillance du genre humain, parce que les hommes m’embrassaient quelquefois, et que les femmes passaient la main dans mes cheveux. Alors je croyais au bonheur, parce que l’analyse aux doigts maigres n’avait pas effeuillé la fleur si fraîche de mes illusions… Et maintenant…

Ah ! malheur, malheur sur l’exilé !

Homme, garde-toi de l’analyse. Le chagrin est au bout de tout examen trop approfondi de soi-même, comme la lie dans le fond de la liqueur pure. Ce vautour s’acharne à l’homme, il glace son ardeur et boit son sang. Où trouver le repos quand l’âme est triste et qu’il faut toujours la porter ? Hélas ! il n’est pas de patrie, il n’est pas de famille, il n’est pas de bien-aimée qui puissent nous ravir à nous-mêmes. Il n’est pas de soleil, il n’est pas d’eaux courantes qui fassent reverdir les illusions flétries ; il n’est pas de forêt assez noire, de grotte assez cachée, de fleuve assez rapide pour y perdre la douleur, et ne la revoir jamais… Homme, garde-toi de l’analyse !

Ah ! malheur, malheur sur l’exilé !

Maintenant je ne puis m’endormir, je ne puis m’éveiller sans que mon cœur déborde d’amertume. Mes nuits sont sans sommeil ; ou si je dors, le cauchemar qui déchire l’estomac, les hallucinations qui tiennent les yeux grands ouverts, les rêvasseries tracassières, les soucis qui crient aux oreilles comme des chauve-souris, m’éveillent et me tordent sur ma couche ainsi qu’un torturé du Dante. Maintenant mes jours sont dévorés par le sombre ennui et le désespoir morne. Je voudrais hâter la marche des heures, elles me semblent mille fois plus longues qu’autrefois ; je voudrais m’égarer dans les champs ou m’enfermer dans ma chambre ; je voudrais agir et méditer ; me noyer dans le travail ou m’incendier dans les voluptés ; je voudrais vivre et mourir ; être et n’être pas. Antagonisme éternel, monotone, intolérable ! Lutte d’enfer, sans but, sans gloire !… Qu’ils sont heureux, les hommes qui n’ont jamais éprouvé cela !

49 Ah ! malheur, malheur sur l’exilé !

Qu’on me fournisse des chiens, de la poudre, un fusil double et un bon cheval ! qu’on me place derrière une barricade ; qu’on m’amène des malades, qu’on me donne une tribune, un journal… Mais au nom du ciel, de l’action ! Végéter à vingt-huit ans dans l’isolement et la mélancolie : ah ! mille fois plutôt fouiller la terre !

Mais où trouver un terrain à remuer, aujourd’hui que la propriété s’est entourée de murailles ? Où trouver des malades à soigner, aujourd’hui que l’art de guérir est devenu un monopole ? Où chercher des insurrections et des guerres d’indépendance, un drapeau pour linceul, aujourd’hui que l’Europe s’agenouille sous le sabre des rois ?

Ah ! malheur, malheur sur l’exilé !

Est-ce donc à dire que les hommes puissent dépouiller un de leurs semblables de son droit de vivre ? Est-ce à dire qu’ils puissent lui arracher la langue, les poumons et le cœur ; déchirer ses organes avec leurs ongles, les triturer sous leurs pieds, et lui en rejeter à la face les lambeaux sanglants ? Leur est-il permis de traquer cet homme comme une bête fauve, de le lier, de l’emprisonner et de l’expédier comme un ballot de marchandises ? Leur est-il permis de l’exposer sur le grand chemin, à la pluie, au froid, à la rage de la tempête ? Ont-ils droit sur sa vie, qu’ils ne lui ont pas donnée, et même sur son cadavre, auquel ils refusent six pieds de terre ?… Il importe que le droit d’asile soit consacré comme la conséquence première de la solidarité des peuples. Pour ma part, ce ne sera jamais sans revendication que je me laisserai traîner d’exil en exil.

Ah ! malheur, malheur sur l’exilé !

Oui, la pensée grandit sous l’aile grise du malheur ! Oui, l’homme pleure avec délices quand sa conscience est en paix ! Oui, nous goûtons une divine vengeance à songer que tout le monde nous a fait du mal, et que nous n’avons fait de mal à personne ! Mais s’enfermer avec ses méditations, abaisser ses rideaux pour ne pas voir le jour, et rêver aussi longtemps que la nuit dure, est-ce là toute la vie ? Mon cœur bat, mes membres tressaillent, je parle 50 pour ne pas m’oublier : l’homme n’est pas fait pour vivre seul, comme le hibou et le prêtre, au milieu des tombeaux.

Ah ! malheur, malheur sur l’exilé !

Homère, Milton, sublimes aveugles ! Dante Alighieri, toi, dont les traits crispés reflètent les tortures des damnés ! Pétrarque, chantre de l’amour idéal ! Tasse, Arioste, cœurs débordants de poésie ! Cervantès, qui connus la misère ! Camoëns, qui retraças les exploits des fils de la Lusitanie ! Trop sensible Jean Jacques, artisan de ton propre malheur ! Byron, trop divin pour un Anglais ! Schiller ! et toi, Herwegh, barde enthousiaste de la libre Allemagne, grands exilés ! que vous avez souffert.

Ah ! malheur, malheur sur l’exilé !



Courez par les campagnes, enfants ! Allez me chercher la belladone désolée qui croît sur les terrains en friche : mon âme se meurt de tristesse…

Te voilà, plante sinistre, au feuillage sombre, herbe dangereuse qui rends et détruis la santé, qui donnes le sommeil ou la mort.

Oh ! pourquoi la terre te fait-elle germer dans son sein ? Pourquoi les hommes se plaisent-ils à se rendre malades ? Pourquoi y a-t-il des médecins et des apothicaires ?

La belladone, c’est la triste image de l’exil : d’abord elle est agréable au goût, puis, amère, elle tue les imprudents qui l’ont goûtée. N’y touchez pas, enfants ! Ne la portez pas à vos lèvres roses ; vos mères mourraient en recevant vos derniers soupirs.

J’effeuillerai les pétales de la belladone noire, comme les jeunes filles effeuillent la blanche corolle des marguerites. Et je les jetterai dans le vent avec les strophes de mon récit. Qu’elles empoisonnent ou non, qu’importe ? pourvu que mon âme déborde. La société et moi, nous sommes de vieux ennemis. Je ne lui rendrai jamais blessure pour blessure.