Jours d’Exil, tome I/Dédicace

Jours d’Exil, tome I
Dédicace. — À mon excellent ami X. Charre, ouvrier.

Août 1853.


DÉDICACE.




Vivre en travaillant.nais
Devise des Lyonnais.


À MON EXCELLENT AMI XAVIER CHARRE, OUVRIER.


5 Frappe le fer, ami, et que plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Le fer est dur ; mais le cœur de l’homme est plus dur encore, quand il est pétrifié par l’intérêt.

Quand le matin se lève, tu te lèves avec lui, joyeux et dispos au travail. Et moi, je poursuis, au milieu d’un sommeil agité, une idée incomplète un rêve effrayant, une appréhension imaginaire.

Quand ta journée prend fin, le métal gît sous ta main qui l’a vaincu. Et quand ma tâche est achevée, les hommes me foulent aux pieds, parce que je leur dis la vérité, et que la vérité déchaîne leurs colères.

Frappe le fer, ami, et que plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Le fer est dur ; mais il procure une bonne fatigue, un sommeil réparateur, une santé robuste. Tandis que la pensée produit une fatigue fiévreuse, un sommeil délirant, une santé précaire.

Notre force grandit quand nous sommes aux prises avec une résistance que notre main peut saisir. Au contraire, elle s’épuise quand notre faible regard veut mesurer l’abîme de la science au fond duquel nous entraîne une hallucination dangereuse. Nos bras sont plus forts que notre tête.

Ce que tu sais, tu le sais bien. Jamais le doute et le découragement 6 n’ont traversé ton âme. En revenant de ton travail, jamais tu n’as soupçonné qu’un homme pouvait perdre sa journée. En avançant dans la carrière, jamais tu ne t’es demandé si tu ne reculais pas. Jamais tu ne t’es fait cette réflexion amère, que tu désapprenais peut-être.

Frappe le fer, ami, et que plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Heureux le bon ouvrier qui a reçu le jour d’une mère robuste, à qui son père a donné un métier honorable, et qui a épousé la femme que désirait son cœur !

Docile aux lois de la nature, il produit chaque jour, et chaque jour il consomme les produits de son travail.

Son attrait l’a déterminé dans le choix d’un état. Ni la misère, ni l’opulence ne lui ont suggéré leurs mauvais conseils.

La joie est avec lui, la joie qui ne se trouve que dans le travail attrayant et dans le complet développement de notre être.

La joie sera sur ses enfants nés de l’amour et de la force, élevés par la liberté qui jamais ne comprimera leurs goûts naissants.

Frappe le fer, ami, et que plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Dans un milieu convenable, un homme en vaut un autre. Les facultés s’harmonisent ; les individus s’engrènent, les diversités forment le tout. Alors, pourquoi l’artisan, se comparant à l’homme d’État, par exemple, se croirait-il d’une espèce inférieure ? L’un et l’autre ont développé leur spécialité ; tous deux sont également utiles. Seules, les conventions civilisées laissent aujourd’hui le premier dans la misère, et donnent au second le bonheur en partage. N’imitons pas les enfants dont le plus grand plaisir est de se mesurer. Car il n’est pas d’unité de mesure applicable aux esprits des hommes. On ne mesure pas l’infini.

Laisse le propriétaire et le capitaliste s’enorgueillir de leur fortune injustement acquise : ce sont des hommes manqués. Leurs mères les ont engendrés dans la maladie et dans la faiblesse ; l’avarice de leurs pères les a privés de toute satisfaction. Seul, le calcul les guide dans le choix d’une profession ; seul, l’intérêt leur fait prendre femme.

7 Dans les sociétés les plus mauvaises, il est encore une espèce de justice du talion, en vertu de laquelle les privilégiés puisent leurs tourments à la source empoisonnée de leurs richesses.

Quand ces gens-là te disent qu’ils sont indépendants, ils mentent.

Est-il indépendant le chien à qui son maître conserve la ration de chaque jour ? Sont-ils indépendants ceux dont la liberté, le corps et l’âme appartiennent à César, parce que César assure leurs privilèges au moyen de leurs impôts ?

Quand ils te disent qu’ils sont heureux, ils mentent.

Est-il heureux, l’eunuque ? Est-il heureux le vieillard décrépit ? Sont-ils heureux, ceux qui sont mutilés ou malades ? Sont-ils heureux, ceux qui jeûnent ?

Peuvent-ils donc être heureux, ceux qui ne travaillent, ne jouissent et ne vivent qu’à moitié, ceux qui se laissent mourir de faim toute leur vie, de peur de manquer de pain un seul jour ?

Quand ils te disent qu’ils sont justes et bons, ils mentent.

Leur aumône et leur philanthropie ne peuvent plus en imposer aux hommes. Chez eux, la privation engendre l’injustice. La tristesse jointe à la puissance ne produisit jamais que des tyrannies brutales. Néron, Louis XI, Philippe II, Yvan IV, tous les plus bourreaux des monarques, étaient des gens tristes.

Quand ils te disent que leurs enfants sont heureux, ils mentent encore.

Comme seraient-ils heureux, les pauvres êtres dont on renferme le corps dans une prison, dont on ensevelit l’intelligence dans le cercueil où gisent pêle-mêle les mœurs, les institutions et les langues du passé ? Comment se développeraient-ils tout entiers ?

L’épargne, l’épargne !! voilà le ver rongeur que produit l’oisiveté, et qui dévore le cœur du riche de génération en génération. Tandis que le bonheur, fils du travail, embellit la vie du pauvre et lui fait mépriser les tortures inséparables des privilèges.

Frappe le fer, ami, et que plus rapides que mes heures de solitude s’écoulent tes heures de travail !

Le travailleur, voilà l’homme idéal tel qu’il sera quand tout monopole aura disparu, quand la concurrence homicide, le travail forcé, l’insuffisance des salaires et l’ignorance ne courberont plus sous leurs lois tant de têtes humaines, comme un vil bétail.

8 Qu’on suive le mouvement progressif des sociétés du xixe siècle, et l’on verra le travail s’élever chaque jour sur les ruines de la propriété, du capital et de l’aubaine, morcelés à l’infini.

L’extrême division du privilège tue le privilège : une exception ne peut plus exister dès qu’elle devient la règle. Au contraire, l’extrême division du travail vivifie le travail.

À mesure que le nombre des ouvriers augmentera, la fonction de chacun deviendra moins pénible. À mesure que de nouveaux besoins seront constatés, des découvertes seront faites, et de nouvelles professions créées pour les exploiter. D’où résulte qu’il y aura plus de choix à faire parmi des professions plus diverses, et que chacun se perfectionnera davantage dans la spécialité qu’il aura choisie.

Plus l’homme est oisif, plus il meurt, plus il se rapproche des derniers des animaux, des plantes ou de la pierre.

Plus l’homme travaille, plus il vit ; plus il multiplie ses relations, ses jouissances, ses sentiments et ses forces ; plus il fait valoir ses facultés, plus il se rapproche réellement de cet être imaginaire, essentiel, tout puissant, infini de nos rêves, que la crainte et la superstition ont sacré Dieu.

C’est plein d’espoir dans l’avenir de sa race, c’est confiant dans le génie de l’humanité, que l’homme a créé Dieu à son image.

Dieu, c’est l’expression collective par laquelle l’homme primitif a désigné toutes les découvertes et les merveilles dont il ne pouvait avoir qu’une intuition générale, et que sa postérité devait réaliser par la force virtuelle renfermée dans son sein.

Les siècles ont passé, et les enfants du premier homme ont donné un corps de plus en plus parfait à son rêve céleste.

Le jour où tout homme sera devenu travailleur, Dieu sera détrôné. La nature, sondée par la science, bouleversée par le travail, fécondée par l’ardent amour, sera prosternée aux pieds de l’homme, et témoignera de sa toute-puissance par des hymnes d’allégresse et d’abondance.

Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Génie de l’humanité, travail ! pour les riches comme pour les pauvres, oh ! que ton règne arrive ! Niveleur sublime qui fais 9 disparaître les deux fléaux de la misère et de l’oisiveté, oh ! viens réjouir nos regards et nos cœurs affligés !

Homère, Virgile, Galilée, Newton, Rabelais, Shakespeare, Guttemberg, Colomb, Molière, Cervantès, Goëthe et Byron, divins ouvriers ! qui s’inquiète de savoir si vous étiez riches ou pauvres ? Pour tous, vous êtes des génies sublimes qui avez battu l’air de vos larges ailes, et vous êtes élancés vers un but.

Grands hommes, vous êtes les Dieux que reconnaît ma raison, et pour lesquels s’émeuvent mon enthousiasme et mon amour. Pour vous comprendre, je n’ai pas besoin des explications des docteurs et des prêtres, encore moins de leur autorité.


Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

L’Europe est peuplée ; et partout les muscles et le cerveau des hommes sont tendus sur la matière qu’ils animent. Pas un coin de terre vierge, pas une fissure de rocher qui ne soit explorée, pas un filet d’eau qui ne fasse tourner une roue d’usine. De toutes parts le métal fond et se tord, le marteau résonne, le charbon brille, la lime grince, le verre s’étend sur un enfer de feu. L’homme audacieux a sondé la virginité des abîmes de l’Océan et les mystérieuses solitudes de l’atmosphère. Les éléments se sont inclinés sous sa volonté toute-puissante ; l’air, la terre et l’eau, transmettent ses décrets absolus.

Salut, Industrie, souveraine du xixe siècle ! Salut ! déesse à la peau sombre, aux traits sévères, mère de gloire et d’activité ! Salut ! tu ne demandes pas d’autels à la superstition, tu ne plonges pas tes bras dans les entrailles d’innocentes victimes. Devant ta majesté, l’homme relève fièrement la tête, et ne fléchit plus le genou. Il peut t’adorer sans cesser d’être homme, grand, fort, libre, comme il était à son origine.

Salut, travailleurs ! modernes titans dont les larges mains bouleversent les mondes, dont les robustes épaules impriment des oscillations aux continents ! À vous l’air qui passe, le feu dérobé à l’âme du soleil, l’Océan qui, d’un pôle à l’autre, recule épouvanté.


Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

10 L’industrie est la reine de l’univers, et les ouvriers sont ses chers enfants. Encore quelques années, et leurs forces, jusqu’ici comprimées, briseront les mains débiles qui les enchaînent.

Voyez ! comme ils sont nerveux et blêmes, les chercheurs de pensées, les hommes que ronge l’ambition, que l’orgueil et les petites jalousies consument. N’enviez pas leur sort. Leur vie se passe à feuilleter des livres poudreux, à répéter tout ce qu’ont dit les siècles, à chercher des inspirations tièdes dans des idées mortes, à polir et à raboter des phrases, à disséquer comme des fourmis le vieux tronc de la science officielle.

Interrogez la gloire ! qu’elle répète les noms qui remplissent le vide du xixe siècle ; tous appartiennent à des ouvriers. À vous longue vie ! Fulton, Jacquart, Arkwright, Franklin, Watt, Proudhon, qui donnas à la pensée la précision du calcul et l’aspect saisissant de la matière. À vous longue vie ! Vous êtes vraiment grands. Et longtemps après que seront oubliées les réputations éphémères qu’enfantent de nos jours l’intrigue, la réclame et l’or, la postérité redira vos œuvres dans ses chants de bonheur !

Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Proclamez, trônes ! discutez, académies ! tonnez, chaires retentissantes ! Que les docteurs fassent blanchir leurs hermines ; qu’on passe un vernis tout neuf sur les statues vénérées d’Hippocrate et de Justinien ! Courage, mes maîtres ! Haussez vos prix ! Retranchez-vous dans la vieille citadelle du monopole ! Hérissez d’arguties, de formalités, de difficultés à vaincre ses murailles qui croûlent ; faites payer, afin que le vulgaire immonde ne puisse pas pénétrer dans le sanctuaire que les bourgeois ont élevé à la science.

Mais que cette science officielle devienne chaque jour plus emphatique, plus doctorale, plus burlesque, plus impuissante à force de substituer la parole stérile à la pensée féconde. Qu’elle remue la poussière des squelettes ; qu’elle fasse bouillir des os ; qu’elle poursuive des filets nerveux imperceptibles au milieu de la graisse repoussante ; qu’elle cherche la vie dans la mort, comme une hyène maigre ; que son inutilité, son ignorance soient prouvées avec éclat.

Qu’elle s’étiole et meure, comme tout ce qui persiste à végéter 11 dans l’isolement et l’iniquité ; qu’elle crève, asphyxiée par l’érudition : — le dernier bourdonnement des examens universitaires, le bruit des marteaux soulevés sur des crânes par des étudiants de seize ans, célébreront ses funérailles. De profundis !

Qu’enseigne l’École de Médecine ? — Les préceptes, les préjugés et les précautions nuisibles qui entretiennent la maladie parmi les hommes.

Qu’enseigne l’École de Droit ? — La science des procès et des codes qui entretiennent la division parmi les hommes.

Qu’enseignent les facultés, académies, universités de toute espèce ? — La tradition, le passé, les sciences monopolisées et stériles qui perpétuent l’ignorance parmi les hommes.

Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude s’écoulent tes heures de travail !

La vraie science, la science de la vie et de la découverte, se développe en dehors de la sainte-alliance scientifique. Elle n’est pas dans le passé, elle est dans l’avenir. Toute l’expérience des vieillards, leur serait de peu de ressource au milieu des éléments d’une vie nouvelle. L’humanité ne se répète pas plus que l’homme. Ses besoins ne se rééditent pas comme des livres vieillis. La science n’est pas non plus dans quelques-uns, elle est dans tous. Tout dépérit par le privilège.

Les sciences ne deviendront fécondes que lorsqu’elles tomberont dans le domaine de tous, et que leurs progrès seront abandonnés avec confiance à l’intelligence de chacun. Alors les hommes à professions dites libérales mourront dans leur grotesque vanité. L’hygiène qui fortifie l’homme contre la maladie remplacera la médecine qui l’affaiblissait. La pratique des contrats équitables se substituera à la théorie des constitutions et des lois contre nature. Dans les belles-lettres, les arts et les sciences, l’inspiration du génie individuel s’élèvera sur les ruines de la tradition.

Ainsi finiront les privilèges de l’instruction et de la science, et la secte des savants au milieu des hommes.

Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

L’épargne est inconnue de l’ouvrier. Quand la rapacité du patron lui laisse une heure de temps et un peu d’argent mignon, il ne 12 les consacre pas à satisfaire une ostentation vaine. Il compte pour quelque chose les besoins de son intelligence. Lui qui, tout le jour, a dépensé ses forces, il étudie le soir, et le sujet de ses études lui est fourni par ses travaux ; il vit par l’industrie, il veut en connaître les lois ; il veut savoir comment sont produites les richesses sociales, comment elles sont distribuées et consommées. Il lui importe aussi de se rendre compte de son origine, de sa destinée, de son travail, et de la place qu’il occupe dans l’immense machine, lui qui, jeté dans le monde par la main du hasard, s’est fait tout ce qu’il est.

L’ouvrier se procure donc les livres qui traitent des questions qui l’intéressent ; il les médite et les commente, en compare les assertions théoriques avec ses données pratiques, et n’admet rien sans preuves. Un seul livre, lu de cette manière par un homme sain de corps et d’esprit, lui est plus profitable que des milliers de volumes aux habitués des bibliothèques. Je ne sache guère que les rats qui s’engraissent en grignottant de la littérature.

C’est ainsi que l’ouvrier laborieux acquiert ses idées sur la justice, le contrat social, le travail et les richesses. Et comme son esprit est dégagé d’intérêts, comme il met plus en jeu son jugement que sa mémoire, il ne se contente pas de moitiés de solutions. Il ne craint pas de proclamer les négations et les affirmations les plus hardies. Ne lui parlez pas de doute et d’opportunité ; il ne connaît pas ces considérations qui tourmentent les grands politiques. Et si l’amour de la science l’entraîne, il a, dans l’étude raisonnée du présent, une méthode sûre pour remonter le cours des siècles.

En ce moment je peins l’idéal, l’arc-en-ciel aux brillantes couleurs. Cet ouvrier, c’est l’exception. Mais, quoi qu’il en soit, c’est au milieu du bruit des imprimeries et des fabriques, c’est dans le silence des mansardes que se préparent les précurseurs. L’instinct de conversation a semé la science et la révolte parmi les classes ouvrières.

Quand on s’est ainsi rendu compte de l’instruction de l’ouvrier, qui est la bonne, parce qu’elle se fait sans maître et par une découverte continuelle, on ne sait ce que l’on doit admirer le plus, ou de l’outrecuidance ou de la stupidité des avocats et des journalistes. Ils se prétendent nés pour diriger le peuple, ils croient 13 que le salut de la Révolution repose sur leurs crânes vides, et parlent avec une égayante assurance de leur parti, de leurs hommes, de leurs départements, de leurs faubourgs et de leurs soldats ; quelques-uns ont dit mon peuple. Holà ! messeigneurs, mais allez donc discuter les problèmes sociaux dans les ateliers de Paris et de Lyon, et vous apprendrez que vous ne savez rien que des intrigues, des cancans et des calomnies ; que vous n’avez rien retenu que des citations de Cicéron, de Messieurs de Robespierre, Saint-Just et Gracchus Babeuf. Tous ces braves gens-là sont morts, et vous leur survivez piteusement. Vous êtes philosophes à la façon de ces animaux qui reviennent à ce qu’ils ont vomi, vous faites ventrées neuves d’arguments perpétuellement anciens. Vous ressemblez aux vieillards qui veulent enseigner la vie aux jeunes hommes. Les sociétés marchent, et vous, qu’elles remorquent avec peine, vous leur criez en avant ! Sachez donc que les ouvriers n’ont besoin pour s’émanciper ni de partis, ni de chefs. Aucune force organisée ne saurait arrêter le mouvement de décomposition sociale ; et la démagogie n’est pas même une force.

Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Tu es ferblantier et prolétaire, je suis médecin et privilégié. J’expie sur cette terre mon péché originel.

Je donnerais ma main gauche pour posséder l’adresse qu’il y a dans ta main droite.

Depuis cinq ans nous parcourons l’Europe, rapprochés par l’amitié et par l’exil.

Par tous pays, le travail m’est interdit, si je ne suis pas pourvu des diplômes, autorisations, avances, garanties et relations indispensables pour faire valoir un monopole.

Où que tu ailles, toi, le métal est le même. C’est le même marteau, la même enclume. Ton tablier, voilà ton titre. Avec ton adresse, tu n’as pas besoin de recommandations. « À l’œuvre, compagnon, voyons ce que vous savez faire. »

Partout, tes camarades t’accueillent en amis. Partout, mes honorés confrères travaillent à me perdre. Il doit en être ainsi. Qui dit profession libérale, dit confiscation. Qui dit confiscation, dit jalousie, rivalité, mort du travail, coterie.

14 La grande famille médicale, comme elle s’intitule pompeusement, n’est en effet qu’une coterie mesquine. La rage des médecins est la pire des rages.

Les gouvernements ne sont plus assez forts, au contraire, pour confisquer à leur profit le travail industriel. Tant mieux pour l’ouvrier. Qu’il reste donc libre vis-à-vis de l’État, le plus fort des privilégiés. Le mouvement de division qui s’opère chaque jour dans les fortunes, l’affranchira rapidement du capital.

Déjà le patron ignorant subit les conditions de l’ouvrier habile. Le prolétaire proscrit travaille partout. Sortez l’homme de lettres de sa patrie, de sa ville, de son cercle familier : il mourra de faim ; il ne trouvera pas même de leçons à cinquante centimes.

Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

À mesure que l’homme avance en âge, il disserte davantage sur l’amitié, mais il la connaît moins. Le vieillard n’a plus d’amis que parmi les morts ou parmi les vivants dont le pied trébuche au bord de la tombe. Pour les hommes mûrs, l’amitié n’est qu’un mot de convenance, l’ajustement de deux intérêts, l’association d’un supérieur et d’un inférieur.

L’amitié n’est possible qu’entre hommes libres et dégagés des intérêts civilisés qui divisent d’autant plus qu’ils semblent rapprocher davantage. Dans toute autre condition, c’est le voile qui cache le fripon, le filet qui saisit la dupe, le purgatoire d’une société dont la famille est l’enfer.

L’amitié des jeunes hommes est ardente. Chez eux, la voix des sympathies n’est pas étouffée par le tintement du métal, et l’anguleux présent ne leur dérobe pas les formes vaporeuses de l’avenir. Leurs corps sont vigoureux, leurs âmes enthousiastes. Leurs passions hardies les emportent aux pieds de la maîtresse ou dans les bras de l’ami qui leur donneront le bonheur.

L’amitié est chère au cœur des proscrits, car leurs attachements ne peuvent être déterminés que par le malheur. Et le malheur est une maigre proie pour la convoitise affamée. Les chaînes les plus dures à forger, ami, ne sont-elles pas les plus solides et les plus durables !

15 Frappe le fer, ami, et que, plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

L’ami de l’exilé, c’est l’homme dont l’existence se trouve naturellement rivée à la sienne, dans le présent et dans l’avenir. Entre eux tout est commun : peines, secrets, réprobation, destinée, espérance. Ils ont soutenu les mêmes luttes, essuyé les mêmes outrages, subi les mêmes condamnations. Ils ont partagé chambre, lit, argent, ressources ; ils ont bu dans la même coupe ; et, quand il n’y avait que pour un, chacun n’a satisfait que la moitié de sa faim. Ces deux hommes s’aiment de toute la haine qu’ils portent à la société.

Ami, tu m’es resté quand j’étais abandonné parmi les étrangers, quand j’étais déchiré par les hommes de parti. Tu as connu mes pensées, mes projets et mes amours, tu m’as soutenu dans les épreuves où j’allais faiblir. Quand j’étais malade, tu remplaçais près de mon lit la mère absente ou la maîtresse qui n’osait s’avouer, et tu m’épargnais les regards curieux de l’inconnu. Oh ! celui qui souffre loin de toute figure sympathique rend des actions de grâces à son ami qui le veille, comme le noyé bénit le nageur qui le dispute à la rage des flots.

Loin de moi les amitiés toutes faites qu’imposent les liens de famille ou les calculs d’intérêt. Je me refuse à aimer, fût-il mon frère, celui vers lequel je ne me sens pas attiré par une irrésistible sympathie. Je veux choisir mon ami, l’éprouver dans l’isolement et le malheur où nous sommes nus tous deux. Il me répugne d’être forcé de le prendre là où il est convenu que je dois le trouver. Hommes avides ! ruez-vous sur les mines d’Australie ; là seulement vous trouverez de l’or, et si vous aimez ce qui brille, vous pourrez en faire provision. Mais si vous aspirez au bien plus précieux de l’amitié, ne le cherchez pas dans la foule de vos parents ou de vos connaissances. Là vous ne rencontrerez que la discorde et l’envie, là vous ne comblerez point le vide de votre cœur.

Frappe le fer, ami, et que plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Il est à plaindre celui qui n’eut jamais d’autre amante qu’une épouse et d’autre ami qu’un frère. Il ne connaît ni les transports de l’amour, ni les épanchements de l’amitié. Oh ! la froide couche 16 que le large lit nuptial ! Oh ! les embrassements glacés que les embrassements fraternels ! Oh ! le sombre monde que celui que n’illumine pas l’éclair des passions !

L’amitié comme l’amour est une passion, et les passions doivent briller puisqu’elles sont naturelles. Or elles ne brillent que par le choc des contrastes. On ne peut pas faire davantage son ami de son frère, qu’on ne peut faire sa maîtresse de sa sœur. Quel grand poète rabaissa jamais son génie à nous représenter des scènes conjugales et des amitiés de famille ?

Les faits parlent, et ce n’est pas moi que surprendra leur accablant témoignage. Ils disent que l’amitié n’est solide qu’entre les réprouvés que fait le monde. Il y a des affections véritables parmi les filles publiques ; les voleurs partagent équitablement leur butin ; les brigands ne se trahissent point. Et les grandes dames se déchirent ; les banquiers se volent ; les gouvernants s’assassinent : la terre est une vaste école d’espionnage. Est-ce ma faute si les faits ne sont pas à l’avantage de la société légale, et si elle vaut encore un peu moins que le gibier de potence ?

Un déplorable malentendu pèse sur la société civilisée, et se traduit dans toutes nos expressions. Les notions conventionnelles que nous comprenons aujourd’hui sous le nom d’intérêt, de morale et de destinée sont contraires à la véritable morale, à notre intérêt réel, à notre destinée naturelle.

Notre destinée est-elle d’être heureux ou de souffrir ? La véritable morale recommande-t-elle la jouissance ou la privation ? Notre intérêt réel exige-t-il que nous nous privions de tout pour capitaliser, ou que nous satisfassions nos goûts ? L’homme est-il fait pour s’immobiliser et se restreindre, ou bien pour se mouvoir et se développer, au milieu des richesses de la terre ?

Les livres, les thèses et les discussions scientifiques ne servent qu’à compliquer ces questions si simples. Que tout homme s’interroge, et qu’il dise s’il fût jamais dévoué, martyr ou avare autrement que par intérêt.

Ami, nous sommes dans les conditions que l’amitié recherche. Nous ne reconnaissons pas d’autorité ; nous sommes des hommes libres. Nos travaux diffèrent, mais ils se valent. En toi je sais honorer l’homme dans les ouvrages duquel je suis l’évolution de la 17 pensée ; tu peux estimer en moi l’écrivain indépendant qui frappe où il lui semble juste, sans mesurer la hauteur de ses ennemis.

Combien d’ouvriers, quand ils ont pris une certaine importance politique, se lassent du travail manuel, et suspendent leur célébrité d’un jour aux crochets d’un parti ! Combien d’écrivains vendent leur réputation d’indépendance à des hommes plus célèbres qu’eux, à des partis violents et injustes, à des journaux que des actionnaires dirigent !

Oisiveté, paresse, parasitisme, telles sont les folles herbes qui croissent sur le sol de l’exil, et que nous n’extirperons pas. Nous pouvons nous apprécier, nous qui avons échappé à tout cela, qui avons oublié et appris quelque chose.


Frappe le fer, ami, et que plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !

Je mets ce livre sous la protection de ton nom, j’aurais pu en choisir un plus célèbre, je n’en eusse pas trouvé de plus honorable. Pour moi, c’est un plaisir ; pour ceux qui te connaissent, ce sera une recommandation ; quant à ceux qui ne te connaissent pas, ils pourront trouver quelques bonnes vérités dans les lignes qui précèdent.

Je ne me défends pas d’ailleurs de certaines superstitions. J’augure mal de ma chasse quand je rencontre un corbeau, en sortant de la maison. Je m’attends à une mauvaise journée, quand un mouchard me réveille. Je n’espérerais pas de ce livre tout le scandale que j’en désire, si je le séparais de sa dédicace.

Frappe le fer, ami, et que plus rapides que mes heures de solitude, s’écoulent tes heures de travail !