Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/de Saïgon à Hanoï

Il est 11 heures ½ on charge toujours, des bagages arrivent, des passagers, etc.

J’ai la couchette no 1, j’y vais et je vois que je ne suis pas seul dans la cabine, où se trouve déjà une malle au nom de M. D…, chargé de mission à Haïphong. Je me mets en mauresque et monte sur le pont, car il fait une chaleur de fournaise dans les cabines, je me plonge dans mon fauteuil en jonc et essaie de sommeiller un peu. Je refais une tentative à la cabine, mais impossible d’y tenir, ce n’est guère qu’à 3 heures du matin qu’il y fait un peu moins chaud et que j’y puis rester.


Jeudi 24 mars.

6 heures, le bateau siffle ; on entend le dernier remue-ménage, les adieux ; nous commençons à remuer, nous sommes partis. Nous redescendons la rivière de Saïgon, car nous sommes à 150 kilomètres de la mer ; c’est aussi monotone qu’à la montée.

Nous arrivons au cap Saint-Jacques au moment du déjeuner. Je retrouve à bord M. B…, l’entrepreneur d’Hanoï, ainsi que le fils d’un grand négociant d’exportation, à qui je suis allé proposer mes produits et avec qui je dois entrer en relations d’affaires.

Le bateau n’est pas bien grand, mais il est assez confortable. La lecture, la conversation, la sieste et quelques parties de manille ou de jacquet, sont toutes les distractions.


Vendredi 25 mars.

La mer a remué un peu l’après-midi d’hier et a fait manquer moitié des dîneurs ; cela remue davantage avec ce petit bateau, mais nous nous rapprochons de terre, et le mouvement diminue.

Nous arrivons à Nhatrang, première escale. Baie superbe, entourée de collines assez élevées et couvertes de verdure, sans grands arbres ; on croirait voir les côtes du sud de l’Italie. Des petits bateaux à voiles et la chaloupe à vapeur de la Compagnie viennent à nous, car nous venons de stopper en tirant un coup de canon. Quand on n’est pas prévenu, à bord d’un bateau, cela fait un rude effet.

M. B…, — un colosse, — nous dit, quelque temps après, qu’il était juste à ce moment aux water-closets, situés au-dessous du canon.

Il poussait… Boum !!!… le canon part !… Il a cru que c’était lui qui venait d’éclater !

Je prends un cliché des barques avec, au fond, Kuang-Bé, petit village de pêcheurs situé sur une île en face de Nhatrang.

Il y a même, paraît-il, un colon sur cette île (un seul, un peu toqué, qui a rêvé de la coloniser et de fonder un casino pour les passagers des bateaux), il y aurait du chômage !!!

Nous descendons une ou deux personnes et quelques marchandises et repartons bientôt, en faisant le tour de l’île de Kuang-Bé. C’est à Nhatrang que le docteur Yersin a installé une fabrique de sérum contre la peste. Un de ses aides (vétérinaire) est monté à bord pour venir à Haïphong et de là dans l’intérieur où sévit la peste bovine. Il nous raconte un peu les bizarreries du docteur dont la maison est désignée sous le nom de Maison du Diable par les indigènes. Le soir, nous arrivons à Quinhone, autre escale où nous restons peu aussi, mais il fait nuit et le paysage manque de charme.


Samedi 26 mars.

Le temps est remis et le bateau ne remue presque plus. Il fait bien moins chaud et les vêtements de toile commencent à être légers le soir.

M. Pierre doit nous quitter aujourd’hui car il descend à Tourane, troisième et dernière escale. Je me dépêche de terminer un livre qu’il m’a prêté. Vers 4 heures, nous arrivons en vue de Tourane, nouveau coup de canon, nouvelle émotion !

Des voiles arrivent en masse au-devant de nous. Ce sont des sampans montés par des indigènes hommes et femmes. Une grande voile en nattes, comme les enveloppes de sacs à riz ou café, les cordes en rotins et deux ou trois espèces d’avirons attachés au bordage. L’homme tient un aviron à l’arrière de son bateau, à l’avant la femme en tient un autre ; des enfants grouillent et montent sur le pont avec des corbeilles de fruits ou de poissons qu’ils cherchent à vendre.

Si c’est la femme qui monte à bord, un des gamins, haut comme une botte et n’ayant même pas de ficelle autour des reins, prend l’aviron et le maintient en attendant que la mère revienne, et tous ces bateaux sont en tas autour du nôtre ; les indigènes se glissent de l’un à l’autre sur notre pont avec leurs marchandises. C’est curieux de n’en pas voir tomber à l’eau. Au milieu du sampan, une natte en forme de bâche fait un petit abri et à l’arrière, une marmite est là sur le feu dans le fond du bateau et bout. Dans l’une, je distingue des œufs.

De l’autre côté de la Manche on charge des marchandises pour Haïphong et c’est encore intéressant à voir. Dans un sampan chargé de fûts vides, un coolie ne sait comment s’y prendre pour passer la corde autour de deux fûts ; il cherche, il tâtonne et n’y arrive pas. Agacé, le chef des coolies se laisse glisser le long d’un cordage, arrive près du coolie qu’il domine, lui envoie un coup de pied (nu) en pleine figure et lui montre à arranger ses fûts. L’autre qui a reçu un vrai gnon ! se remet à l’ouvrage comme si de rien n’était. J’ai aussi assisté au déménagement de M. V… Il avait presque tout son mobilier à descendre dans un grand sampan. Quel trafic ! Mais six heures arrivent, on se met à table et peu après nous partons.


Dimanche 27 mars.

La mer est très belle, elle est tout à fait d’huile. Nous traversons pendant plus de deux heures du frai de poisson, qui est à fleur d’eau et s’étend à perte de vue. La mer en paraît jaune. À un certain moment, on nous signale au loin le dragon, monstre marin qui a été vu dans le golfe du Tonkin. Les Annamites en parlent et l’on croyait que c’était une légende, quand, dernièrement, le navire de guerre le Lion l’a rencontré. Sept officiers du bord, dont le commandant, l’ont vu et poursuivi en tirant dessus avec des revolvers.

C’est une espèce de serpent de mer mesurant vingt mètres de long et dont la circonférence est d’au moins neuf mètres. Quel monstre !  !… Aussi, au cri de : « Le dragon ! », tout le monde se précipite pour voir ou distinguer au large une assez longue ligne noire qui serpente et ressemble au monstre indiqué ; mais, tout compte fait, à l’aide d’un télescope, on reconnaît que c’est « une bande de canards ! »

M. G…, qui va remplacer son frère à la rédaction du « Journal de l’Extrême-Orient », en tirera un article de journal à son arrivée à Hanoï. La nuit arrive, nous approchons d’Haïphong, où nous arrivons à huit heures.


Lundi 28 mars.

Nous descendons à terre. Six coolies, deux à deux, avec un bambou sur les épaules, portent mes malles à l’autre bateau. Moi, je suis en pousse-pousse. C’est à l’autre extrémité de la ville, il y a plus de deux kilomètres ; ça ne fait rien, les coolies, hommes et femmes trottinent avec mes bagages et arrivent peu après moi. Nous prenons nos billets et je fais monter mes bagages sur le Dragon. C’est un petit bateau à vapeur à deux étages. Au-dessous, l’étage réservé aux passagers chinois et annamites qui sont entassés pêle-mêle. On n’y pourrait jeter un sou par terre. Au-dessus, les premières et les deuxièmes ; il y a une dizaine de couchettes de premières, mais beaucoup de passagers couchent sur les banquettes du salon, comme il n’y a qu’une nuit à passer. Après avoir pris nos cabines, nous retournons à terre, au cercle où M. B… me présente.

Il y a là M. D…, président de la Chambre de commerce, avec qui je lie conversation et qui se met à mon service, à mon retour d’Hanoï, pour tous renseignements, etc. ; M. P…, propriétaire et directeur des mines de Kébao, et d’autres.

Je vais déjeuner seul, mais je me retrouve avec M. D…, toujours persuadé de l’importance de sa mission.

Après déjeuner, nous nous retrouvons au Cercle ; je vais faire visite à M. C…, avec lequel j’ai déjeuné à Paris. Il est l’ingénieur de l’usine électrique d’Haïphong. Il me fait visiter l’usine.

Je reviens au Cercle et, vers 4 heures, nous partons au bateau. Nous montons à bord et, à 5 heures, le signal du départ est donné ; le Dragon s’ébranle et part.

Nous sommes neuf ou dix passagers de première, c’est beaucoup. Jusqu’à la nuit, nous admirons les bords du Fleuve-Rouge, dont les eaux ont la couleur rouge brique, ce qui a dû le faire baptiser ainsi.

De chaque côté des rizières en préparation, on va bientôt planter le riz. Pour l’instant, la terre est seulement préparée, nivelée, séparée en carrés parfaits et unis comme un immense jeu de dames. Il fait froid : quelle différence avec Saïgon.


Mardi 29 mars.

Le jour paraît, je me lève et regarde par la fenêtre. C’est bien gris, il pleut, ou plutôt c’est un fort brouillard qui tombe et mouille tout. C’est le crachin qui a lieu bien souvent au mois de mars ; c’est très bon pour la culture, mais cela rend tout tellement humide qu’il n’est pas rare de voir pousser des champignons dans ses souliers. En tous cas ce n’est pas gai.

Sur chaque rive on voit des Annamites hommes et femmes, avec leurs grands chapeaux ronds, qui se rendent au travail.

De-ci, de-là, une barque de pêche sur les filets de laquelle nous passons.

Les rives sont vertes et paraissent bien cultivées. Des rideaux de grands arbres indiquent que derrière se trouve un village, et il y en a tout le long des quantités.

Chaque village est entouré d’un rideau d’arbres formant une haie impénétrable grâce aux cactus épineux et aux bambous entrecroisés. Deux ou trois portes seulement donnent entrée dans le village.

Vers 7 heures, nous voyons de grandes fumées, c’est Prhabang où l’on fabrique des poteries, carreaux vernissés, etc. C’est un très gros pays dont les maisons sont en briques, couvertes en tuiles. On dirait des maisons européennes.

Une heure plus tard nous sommes en vue d’Hanoï ; d’abord l’hôpital de Lanessan, immense construction qui paraît très belle au travers du brouillard qui tombe toujours.

Ensuite on distingue la cathédrale et deux ou trois cheminées d’usine. Un Annamite plonge à l’eau un bambou qui sert de sonde et crie quelque chose qu’un autre répète, cela indique le fond qu’il y a, car souvent à cause des sables on ne peut pas aborder au ponton.

Nous arrivons, une nuée de coolies, hommes et femmes, envahissent le bateau comme à l’assaut. J’en prends six. Ils accrochent mes bagages et nous montons à terre.