Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/à Saïgon

Il m’emmène en voiture ; nous passons à l’hôtel où il m’a retenu une chambre. Elle est dans l’annexe et n’est guère belle, mais c’est tout ce qu’il y a ce soir, nous verrons demain. Nous remontons en voiture pour aller chez M. H…, et nous trouvons Mad. Paul n’a pas dîné ; au moment de se mettre à table, le coup de canon annonçant l’arrivée du bateau l’a fait accourir au wharf.

La maison de M. H…, son associé, est très jolie et toute neuve ; en bas, une salle à manger communiquant avec un salon et des deux côtés une vérandah et le tout ouvert. Au premier, deux chambres à coucher avec cabinets de toilette, bains, douches, vérandah.

Paul dîne ; nous sommes éclairés à l’électricité et, au-dessus des quatre lampes électriques, deux grandes ailes en bois tournent sans arrêt, horizontalement, et font ainsi l’effet d’un courant d’air bien rafraîchissant.

Un joli jardin entoure la maison et au fond se trouve l’usine d’élévation des eaux et deux énormes réservoirs qu’on termine. Paul et Mad m’accompagnent jusqu’à l’hôtel et nous ne rencontrons que des hommes en blanc.

Nous passons près de la musique et cela surprend encore davantage, car les soldats eux-mêmes sont en blanc. Les quelques personnes que l’on rencontre avec des vêtements foncés, sont les passagers de l’Ernest Simons qui sont descendus à terre et ne repartiront qu’après-demain matin.


Jeudi 10 mars.

Je prends une voiture (un malabar) et je vais au wharf ; je ramène mes bagages, la douane s’est contentée de ma déclaration.

J’ai obtenu une autre chambre, je m’y installe. L’après-midi je reçois des lettres et en les lisant, les larmes me montent aux yeux. Je ne croyais pas que ce pût être si émotionnant de lire une lettre des siens, quand on est si loin d’eux. Et cependant ici on se retrouve mieux chez soi. Ce qui me frappe le plus, c’est d’entendre les cloches de la cathédrale, car j’en suis proche.

Après déjeuner, pas moyen de sortir jusqu’à 3 heures.

Les magasins ferment de 11 heures à 2 h. ½ pour la sieste, et pendant ce temps, impossible d’avoir quoique ce soit.

À l’hôtel, les garçons dorment comme pendant la nuit ; mais je n’ai pu encore faire la sieste, il fait trop chaud et on se réveille tout abruti.

Nous causons et lisons. J’envoie chercher une voiture vers 3 heures, mais pas moyen d’en trouver, je pars donc à pied à la Banque d’Indo-Chine pour voir M. M…, et avoir quelques renseignements. Il me donne les adresses des négociants que je vais voir avec sa recommandation.


Vendredi 11 mars.

Je vais voir les clients, prends des rendez-vous et la journée se passe sans rien d’extraordinaire.


Samedi 12 mars.

Je prends un ordre le matin et après déjeuner vais à Cholon, avec un jeune homme d’une grosse maison d’ici, voir des marchands chinois.

Cholon est à 6 kilomètres de Saïgon. C’est une ville tout à fait chinoise. Il n’y a pas plus de 40 à 50 Européens et la population dépasse 100, 000. C’est par les marchands de Cholon que se fait tout le commerce de l’intérieur, et il y en a de ces marchands !

On y va par un petit chemin de fer qui traverse une grande plaine semée d’anciens tombeaux annamites. Ce sont de grands monuments où il entre beaucoup de pierres et il y en a des quantités.

Le soir, M. H… nous offre une loge au théâtre. On joue Manon ; cela ne doit pas être fameux, mais à titre de curiosité il faut y aller.

Le théâtre ressemble à une grande salle de concert, avec des loges de chaque côté et une galerie au-dessus.

Comme il est situé au milieu d’un jardin, toutes les portes sont ouvertes, même celles des loges et l’air circule librement. Le plus curieux est le coup d’œil. Tous les messieurs, et à part les loges ils sont en majorité, sont toujours en costume blanc, et, comme toutes les places sont garnies, cela forme un ensemble qu’on n’a jamais vu nulle part. Une salle remplie de gens en costumes blancs. C’est tellement saisissant que les chanteurs en sont tout impressionnés et chantent très mal les deux ou trois premières fois. À part la chanteuse, qui n’est pas mauvaise quoiqu’avec peu de voix, le reste n’est pas fameux, mais il faut tenir compte que, par cette température, ce doit être très pénible de jouer. La saison va se terminer bientôt, car nous approchons des fortes chaleurs, qui ont déjà fait une apparition prématurée.

Nous avons 32° à l’ombre dans les maisons, mais c’est une chaleur humide, très lourde.

À côté du petit théâtre, on en construit un nouveau, très grand, qui coûtera 2 millions. Il y a autour une charpente en bambous qui forme un enchevêtrement incroyable.

Nous ne restons pas jusqu’à la fin de la pièce, cela nous suffit, à nous blasés encore fraîchement des théâtres de Paris. Nous disons au revoir à M. H… qui part à minuit par le bateau qui va au Cambodge, à Phnom Penh ; il arrivera lundi matin et restera peut-être 8, peut-être 15 jours. Je lui fais mes adieux à tout hasard, car peut-être, à son retour, je ne serai plus là.


Dimanche 13 mars.

Je me lève à 7 heures et mets à mon journal. Nous devons nous retrouver à 10 h. ½ chez M. M… pour y prendre le cocktail ; nous devons en outre y dîner ce soir. C’est un grand dîner où il doit y avoir au moins une dizaine de personnes. Je vais connaître ainsi la haute société de Saïgon.

Vers 10 heures, je me rends du côté de chez M. M…

La maison est très bien ; des meubles de toutes sortes, chinois, japonais, etc. Un meuble bien agréable, dans ces pays chauds est une espèce de tabouret en bois noir avec dessus de marbre ; ce n’est pas très élastique, mais c’est frais et apprécié, surtout par les personnes qui n’ont pas le sang à la tête.

La salle à manger ouvre en face la porte d’entrée du salon, mais tout communique par de grandes portes doubles où il n’y a que des tentures relevées. Il fait bon et frais. Mme M… nous fait un cocktail de sa façon ; en voici la recette : On met un verre à madère et de cognac par personne, un verre à liqueur de marasquin, un demi-verre de gin, une cuiller à café de bitter Augustura, une demi-cuiller à café de sucre en poudre (toujours par personne), on met cela dans un vase en nickel avec de la glace pilée et on agite jusqu’à ce que le vase soit tout givré à l’extérieur. Alors on sert et on boit de suite pour que cela ne réchauffe pas. C’est très bon.

Saïgon est une très belle ville, aux rues larges et droites, aux beaux magasins. On ne s’y sent nullement dépaysé comme à Singapour ou à Batavia. Là on se sentait à mille lieues de chez soi.

Saïgon a bien l’aspect d’une ville française, de Marseille surtout. Cafés ouverts jusqu’à une heure on 2 du matin, magasins genre français ; tout cela donne de l’animation.

Les villes anglaises, Singapour par exemple, ont de très belles constructions ; les maisons de banque sont des palais, et il y en a beaucoup ; de grosses maisons de commerce anglaises sont aussi installées, mais tout cela ne donne pas de mouvement et en outre pas de cafés, donc le soir pas de lumières, pas de terrasses encombrées de tables bruyantes où l’on peut soi-même aller s’asseoir. Il faut rentrer à l’hôtel ou être reçu dans un club.

Les monuments de Saigon sont le Palais du gouverneur général, très beau et immense bâtiment avec perrons, colonnades, etc., la Cathédrale, le Château d’Eau, le Palais de Justice, l’Hôtel des Postes, aussi monumental que celui de Paris, mais avec des employés complaisants.

Il y a aussi un jardin zoologique très important, de très beaux boulevards bordés de tamariniers.


Samedi 19 mars.

L’on me présente à un M. B…, entrepreneur à Hanoï, qui repart par le prochain bateau et sera ainsi mon compagnon de route. Comme tous ceux à qui je dis que je viens en Indo-Chine pour voir ce qui s’y vend et tâcher de le produire, il en est très surpris, n’ayant encore jamais vu un industriel venir ainsi. Il me cite même le fait d’un représentant d’une maison de boutons de France à qui on indiquait une modification à apporter à la queue de ses boutons pour qu’ils soient adoptés par les indigènes et vendus par quantités énormes.

— Il faudrait modifier notre matériel, nous ne le pouvons pas !

À côté de cela, les Allemands, qui sont à la piste de tout ce qui peut plaire aux indigènes, modifient leur matériel ou en créent un tout spécial au modèle désiré et ils enlèvent toutes les affaires.


Mercredi 23 mars.

Le bateau du Tonkin part demain matin, à cinq heures, je fais donc mes malles, vais retenir ma cabine à bord de la Manche, où j’irai coucher ce soir.

Je vais faire mes visites d’adieu chez toutes les personnes où j’ai été reçu et qui me semblent être de vieux amis déjà, et je me retrouve à dîner chez mes bons amis, Paul et Mad, qui ont invité quelques personnes pour fêter mon départ. M. A…, inspecteur des finances, notre ancien compagnon de route à bord de la Ville de La Ciotat ; M. B…, chef de bureau du gouvernement général ; M. M…, directeur général de la Banque de l’Indo-Chine, et Madame M…, qui ont été si charmants et aimables pour moi.

On parle de l’incendie immense qui a pris l’après-midi vers 3 heures, à Cholon, et dure encore. Quand le feu prend chez des Chinois, ils commencent tous par se sauver, et rien ne peut les ramener pour aider à l’éteindre. Ce sont les Européens et les Annamites (soldats, etc.), qui font le nécessaire. Paul y a mené sa pompe aussitôt avec ses coolies annamites et a contribué à arrêter l’incendie dans une rue, mais le feu a pris dans deux autres rues encore, et des deux côtés où il n’y a que des magasins bourrés de marchandises souvent très combustibles.

Trois ou quatre cents Chinois s’étaient réfugiés sur un petit pont traversant l’Arroyo, d’où ils voyaient très bien et sans danger l’incendie ; mais sous leur poids trop considérable le pont se brisa et tous furent précipités à l’eau où beaucoup se noyèrent.

Après dîner, je reste un peu à causer avec Paul et Mad ; nous convenons des dispositions à prendre pour mes lettres qu’ils continueront à recevoir et à m’adresser, puis tous deux m’accompagnent à pied jusqu’au bas de la rue Catinat (la grande rue commerciale de Saïgon).

Nous nous faisons nos derniers adieux et je saute dans un pousse-pousse qui me mène au bateau.