Journal de voyage d'un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/à Hanoï

Ça n’est pas beau où nous abordons, c’est comme en plein champ, on grimpe un talus et une masse de coolies, pousse-pousse, voitures, vous entoure. Je monte en pousse et arrive après un certain temps et avec ce brouillard épais qui tombe toujours, à l’hôtel. Hanoï ne me dit rien par un temps pareil.


Mercredi 30 mars.

Ce changement de température et cette humidité m’a donné une assez forte diarrhée qui m’oblige à avaler force bismuth dont je me suis muni au départ, et à garder la chambre une partie de la journée.

M. B… vient me voir vers 4 heures et m’emmène faire un tour en voiture au Jardin botanique et au village du papier. Le soir, je suis invité à dîner chez le premier avocat d’Hanoï, Me M…, et après dîner, nous passons au salon faire un peu de musique, Mme M… est très musicienne, un superbe Erard à queue, est au milieu du salon, mais l’humidité est si grande que bien qu’on ait tenu tout fermé et allumé du feu tout en mettant deux énormes corbeilles de chaux sous le piano, pour absorber l’humidité, quelques notes sont un peu fausses, mais cela est peu sensible. M. et Mme M… ont de très jolies voix qu’ils manient fort bien, aussi, ils se mettent à chanter Sigurd, puis des romances de St-Saëns, je passe aussi une soirée des plus agréables.


Jeudi 31 mars.

Visites aux négociants d’Hanoï. Je suis reçu très cordialement. Tous sont surpris de voir un industriel français venir les visiter, l’on me dit même que je suis le premier, aussi sont-ils très disposés à me remettre des ordres.

Je me renseigne sur leur manière de faire, époques de paiement, façon de règlement, sur les articles qui les intéressent ; bref, je prends des ordres sérieux chez tous les bons avec promesses de suites.


Vendredi 1er avril.

Le temps est toujours humide et froid. Le matin, je vais visiter l’usine d’électricité d’Hanoï et reste à déjeuner avec le directeur, M. P…, dont j’ai fait la connaissance à Paris.

Hanoï est éclairé à l’électricité ; les rues, les boulevards ; dans tous les hôtels et les habitations particulières, vous avez l’électricité qui, de plus, marche très bien ; aussi, l’usine est-elle très importante et on se dispose encore à l’augmenter.

L’après-midi, je vais visiter la filature, car Hanoï possède une filature de 10, 000 broches, montée et dirigée par un Troyen ; mais, en ce moment, il est en train de vendre à des Chinois.

L’usine se trouve donc arrêtée, mais c’est l’une des industries ayant le plus de chances de succès, là-bas. Il y a certainement une fortune à faire dans la filature. J’ai étudié très à fond la question, l’an dernier, avec un de mes amis qui était disposé à venir ici monter et diriger une filature ; nous avons eu devis, plans et tous renseignements pour cela et étions certains d’un beau résultat ; mais, quand il s’est agi de trouver quelques fonds en dehors des nôtres, fuite générale !

— Pour le Tonkin ?… Pays de sauvages !…

Comme on est mal renseigné, en France, et ceux-là mêmes qui ne consentiraient pour rien au monde à confier quelques capitaux à des gens qu’ils connaissent depuis longtemps, qui sont honorables, sérieux et ont toutes chances de réussir, iront au pas de course les porter à des inconnus pour l’exploitation d’une mine d’or quelconque, qui n’existe quelquefois que sur le papier, mais dont une réclame savante et bien payée a vanté les chances de gain.

Les bonnes affaires dépendent des gens qui les dirigent, et n’ont pas besoin de réclame.

Le soir, je vais dîner chez le directeur de l’Enseignement public en Annam et au Tonkin, qui possède des meubles chinois et annamites anciens, merveilleux, comme on n’en trouve plus. Plusieurs résidents se trouvent à ce dîner, où nous sommes éventés par des boys, qui agitent de grands écrans. J’y récolte toutes sortes de renseignements très intéressants sur les mœurs et coutumes des indigènes ; également sur le Japon, où j’ai l’intention d’aller.


Samedi 2 avril.

Le temps est couvert mais très lourd.

Je m’en vais visiter la nouvelle distillerie d’alcool de riz qu’on est en train de construire dans un faubourg d’Hanoï, c’est M. F… qui en est le directeur. J’ai fait aussi sa connaissance à Paris.

L’alcool de riz ne pouvait être distillé industriellement en raison de la température excessive ; mais par suite des recherches du Dr Calmette, de Lille, on est arrivé à trouver une méthode de traitement industriel qui extrait 40% d’alcool du riz alors que les procédés annamites n’en obtiennent que 26%. De là une différence notable permettant d’obtenir de très beaux bénéfices, car l’alcool est une marchandise de première nécessité là-bas. Pour l’indigène, c’est le vin du pays.

Je fais connaissance avec les frères G…, très anciens colons d’Hanoï, qui ont des plantations de café qu’ils ont crées, des rizières, des carrières de marbre, etc. En outre, l’aîné est entrepreneur et président de la chambre de commerce d’Hanoï.

L’après-midi je vais visiter l’hôpital de Lanessan sous la conduite de M. D…, pharmacien des colonies à deux galons, dont j’ai fait connaissance sur la Ville de La Ciotat.

L’hôpital construit par de Lanessan est une immense construction comprenant plusieurs corps de bâtiment ayant chacun une destination spéciale. Il tient un emplacement considérable, possède même une chapelle, de vastes cours ombragées. C’est grand, immense même et très bien aménagé : il n’y a guère mieux en France et peu d’aussi bien.

Le soir, je dîne à l’hôtel avec MM. G… et C…, compagnons de voyage. L’un, M. G…, vient diriger le « Journal de l’Extrême-Orient », et l’autre, M. C…, est rédacteur à « L’Avenir du Tonkin ».

Nous allons ensuite faire une promenade à pied pour nous dégourdir les jambes, car dans la journée, on ne marche pas, on va en pousse-pousse. Il y en a toujours cinquante devant l’hôtel qui se précipitent quand vous sortez. Cela coûte 10 cents l’heure, c’est-à-dire cinq sous de notre monnaie. Dix heures pour 50 sous ! Ceux qui restent ici, à demeure, ont un pousse-pousse pour six dollars par mois, soit 14 fr. Pour ce prix, un homme et sa petite voiture ne vous quittent pas d’une semelle, de 7 heures du matin à 10 ou 11 heures du soir ou même toute la nuit au besoin. Vous allez dans une maison, vous y restez trois heures : l’homme attend à la porte sans broncher et, quand vous sortez, il se précipite vers vous en disposant son pousse pour que vous ayez facile à monter.

Nous allons donc nous dégourdir les jambes en faisant le tour du petit lac qui est au centre de la ville. Il est plus grand que le bassin de Barberey et est entouré de grands arbres et de massifs sur une largeur de huit à dix mètres, puis par une large chaussée bordée par de jolies constructions. C’est ravissant. Dans une extrémité, au milieu, se trouve une petite île sur laquelle est bâtie une vieille pagode reliée à la rive par un pont rustique en bois.

Vers l’autre extrémité du lac surgit une espèce de tour annamite qu’on a surmontée de la statue réduite de Bartholdi (La Liberté éclairant le monde). L’eau du lac est claire et limpide et c’est vraiment le plus joli point de vue d’Hanoï. Au clair de lune c’est merveilleux. En outre la chaussée qui en fait le tour est éclairée à l’électricité, tous les 50 mètres, par un gros globe incandescent. Cela fait détacher la silhouette des arbres qui se reflètent dans l’eau du lac.


Dimanche 3 avril.

Le crachin tombe toujours, je n’ai vraiment pas eu de chance pour le temps à Hanoï et n’ai pu de ce fait y prendre le moindre cliché photographique. Je commence à faire mes préparatifs de départ. Je vide toutes mes malles et suis obligé de les brosser fortement pour enlever la couche épaisse de moisi qui s’est formée à l’intérieur.