Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XXIII

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Iasnaïa Poliana, 20 novembre 1890.


Je copie les carnets dans lesquels Léon Nikolaïévitch a noté au jour le jour tous les événements de sa vie et j’ai décidé de me remettre à écrire mon journal, car jamais je ne me suis sentie plus seule au sein de ma propre famille. Tous mes fils sont dispersés : Serge est à Nikolskoïé, Ilia et les siens à Grinievka, Liovouchka à Moscou. Tania, elle aussi, est à Moscou pour quelque temps. Je passe ma vie avec les petits sont je fais l’instruction. Entre Macha et moi, il n’a jamais existé de véritables liens. A qui la faute ? Je ne sais. A moi sans doute. Liovotchka a rompu avec moi toute relation. Pourquoi ? Lorsqu’il est malade, il accepte mes soins comme une chose due, mais avec froideur, rudesse et seulement dans la mesure où il a besoin de cataplasmes, de clystères, etc. J’aurais tant voulu, ne fût-ce que dans une faible mesure, entrer avec lui en relations spirituelles. J’ai tendu toutes mes forces dans ce sens. J’ai lu son journal en cachette. Je voulais à tout prix comprendre, découvrir ce que je devais faire pour pénétrer dans sa vie ou que lui-même me suggérât le moyen qui pourrait nous réunir. Son journal n’a fait que me plonger dans un plus profond désespoir. Sans doute s’est-il aperçu que je l’ai lu car maintenant il le cache. Pourtant, il ne m’a rien dit.
Autrefois c’était moi qui recopiais tout ce qu’il écrivait. J’y trouvais une joie. Aujourd’hui, il me cache minutieusement tout et confie à ses filles le soin de recopier tous ses manuscrits. Il me tue systématiquement, il m’écarte de sa vie personnelle, ce qui me fait un mal affreux. Il m’arrive, dans ma solitude, d’avoir des accès de rage et de désespoir. Je voudrais me tuer, m’enfuir je ne sais où, m’éprendre de quelqu’un d’autre, tout, plutôt que de vivre avec un homme qu’en dépit de tout, j’ai aimé durant ma vie entière, un homme dans lequel il n’y a que sensualité, ce que si longtemps, je me suis refusée à comprendre. Aujourd’hui, je vois combien je l’ai idéalisé ! Maintenant que mes yeux se sont dessillés, je sens que ma vie est brisée. Combien j’envie les Nagornov et tant d’autres couples qu’unissent non seulement des liens de chair, mais encore des liens moraux. Tandis que nous ! Mon Dieu, quel ton hostile, hargneux, hypocrite même avec moi qui suis simple, gaie, franche et qui ai si grand besoin d’affection et de tendresse.
J’irai demain à Moscou pour affaire. Ce déplacement qui d’ordinaire est pour moi difficile et m’inquiète, m’est agréable cette fois. Comme le flux et le reflux, viennent et s’éloignent ces instants pénibles où je prends conscience de ma propre solitude, où j’ai envie de pleurer et où je sens que je devrais m’arracher une partie de mon être pour que la vie me devînt plus facile. J’ai pris l’habitude de prier longtemps chaque soir. C’est bien de finir ainsi la journée. J’ai donné aujourd’hui une leçon de musique à Andrioucha et à Micha et je me suis fâchée. Andrioucha n’oppose que mauvaise humeur à mon zèle et Micha a un air piteux. Je les aime beaucoup. Les instruire est pour moi une consolation, mais c’est un devoir dont je m’acquitte mal et sans compétence. Viéra Kouzminskaïa est chez nous. Je la sens très proche, sans doute parce qu’elle ressemble à ma sœur Tania. Vivre à la campagne m’est agréable. J’aime le silence, la nature, les loisirs. Si seulement j’avais quelqu’un qui me témoignât un peu de sympathie ! Les jours, les semaines, les mois passent sans que Liovotchka et moi échangions une seule parole. Parfois, cédant à une vieille habitude, je vais au-devant de lui et des idées qui l’intéressent, je lui parle des enfants, de livres, mais je ne rencontre que froideur et étonnement. On croirait qu’il a envie de dire : Que te faut-il encore ? Pourquoi viens-tu m’importuner avec tes bêtises ?
Une union spirituelle est-elle encore possible entre nous ou bien tout est-il anéanti ? Il me semble que si j’étais allée le trouver comme autrefois, si j’avais lu ses écrits, son journal, j’aurais pu comprendre la situation et il m’aurait aidée à vivre. Si seulement il abandonnait ce ton affecté pour me parler comme jadis, ce serait déjà bien. Mais moi qui suis innocente, qui de ma vie ne l’ai jamais blessé, qui l’aime, j’ai peur de son attitude qui me blesse plus profondément que des paroles ou des coups, peur de son silence, de son indifférence, de sa froideur, de cette absence d’amour. Il n’a pas su aimer. Il n’en a pas pris l’habitude depuis l’enfance.

5 décembre 1890.


Je continue mon journal. Je suis allée à Moscou où j’ai vu beaucoup de gens qui m’ont fait aimable accueil ce dont je remercie la destinée. Tania était là-bas aussi. Je me sens toujours bien en sa compagnie et tiens à son affection. Liova reste hérissé. On ne peut l’approcher sans recevoir des coups. Néanmoins, il sent toujours lorsqu’il a frappé ou fait mal et c’est déjà bien. Quand sortira-t-il de cet état de pessimisme et d’inquiétude ? Je suis rentrée le 25 au matin. Liova se disposait à partir pour Krapivna avec Macha, Viéra Tolstaïa et Viéra Kouzminskaïa. Ils voulaient tous assister à la séance du tribunal1. Il faisait froid et il y avait une tourmente de neige, mais je n’ai pas eu la force de les retenir. Grâce à l’intervention de Liovotchka, les assassins s’en sont tirés avec des peines légères : la déportation, mais pas de travaux forcés. Aussi les nôtres sont-ils revenus contents. Micha est malade. Voilà cinq jours qu’il a la fièvre et des troubles digestifs. Les soins que j’ai dû lui donner m’ont beaucoup fatiguée car je n’ai pas eu le temps de me reposer après mon voyage à Moscou. Nous avons eu des visiteurs : Rousanov2 qui est malade, Boulanger3, Boutkévitch, Pétia Raïevskii4. A l’exception du dernier, tous ces gens me sont étrangers et je m’ennuie en leur société. Liovotchka est un peu moins distant, mais avec lui tout dépend de la disposition du moment. Aujourd’hui, j’ai joué seule une sonate de Beethoven et déchiffré Adélaïde de Schubert. Le soir, pour distraire nos hôtes, j’ai lu des vers de Feth. Musique et poésie m’ont fait plaisir. Tania et Macha ont accompagné Viéra Kouzminskaïa jusqu’à Toula et sont rentrées pour dîner. Je me suis aussi rendue à Toula pour la vente du bois et le partage des terres que nous possédons en commun avec le prêtre d’Ovsiannikovo. J’ai fait des achats et des versements à la banque. Cela m’attriste et m’irrite toujours de dépenser, pour des besognes matérielles, des forces dont je pourrais faire meilleur emploi.

6 décembre 1890.


Nous fêtons aujourd’hui l’anniversaire de naissance d’Andrioucha qui a treize ans. Nous sommes tous allés au patinage où nous avons vu les gars et les filles du village endimanchés et joyeux. Les enfants se sont bien amusés. Quant à moi, j’ai patiné sans entrain, cela ne me fait plus plaisir. Tania est allée à Toula porter ses souhaits aux Zinoviev et aux Davidov. Nous avons encore en séjour les mêmes hôtes : Rousanov, Boulanger, Boutkévitch et Pétia Raïevskii qui a accompagné Tania à Toula. Je me sens dépérir au physique, j’ai mal à la poitrine et ne respire qu’avec difficulté. Reçu une lettre de Sophie Alekséïevna Filosofovna qui me donne des nouvelles de mes fils aînés, ce qui m’a fait plaisir. Les mères n’ont qu’un unique désir : voir leurs enfants heureux. Liovotchka conserve toujours à mon endroit même froideur et même indifférence. J’ai peu travaillé, j’ai transcrit quelques pages du journal de Liovotchka, me suis occupée de nos visiteurs, ai donné des soins aux enfants. Vanitchka5 me prend beaucoup de temps.

7 décembre 1890.


J’ai écrit toute la journée, je suis souffrante. En se rendant à Krapivna, Davidov et le juge d’instruction ont passé chez nous. J’ai lu un conte de Leskov. C’est un écrivain de talent, mais il manque de naturel et je n’aime l’affectation en rien. Liovotchka est de joyeuse humeur et semble en bonne santé.

8 décembre 1890.


Je continue à recopier le journal de Liovotchka. Pourquoi ne l’ai-je pas lu et recopié plus tôt ? Voilà bien longtemps qu’il est dans ma commode. Je pense que je ne me suis jamais guérie de l’effroi que m’ont inspiré les cahiers de notes que Liovotchka m’avait donnés à lire lorsque j’étais fiancée ni de la jalousie et du bouleversement qu’a provoqués en moi l’étalage de toute cette débauche masculine. Dieu préserve les jeunes âmes de blessures semblables, elles ne se cicatrisent jamais. J’ai donné une leçon de musique à Andrioucha et à Micha. La méchanceté d’Andrioucha a mis ma patience à l’épreuve. Étant résolue à rester maîtresse de moi, je ne me suis pas fâchée, mais j’ai fondu en larmes. Andrioucha a pleuré lui aussi, puis m’a promis de bien travailler et, sur-le-champ, il a mis sa promesse à exécution. J’ai eu honte de mes pleurs, mais peut-être était-ce pour le mieux ? J’ai lu dans la Revue des Deux Mondes une nouvelle stupide et le soir Tania, sur le conseil de Liovotchka, nous a lu la traduction d’une nouvelle suédoise très ennuyeuse. J’aimerais lire un ouvrage sérieux, un penseur, mais je n’ai rien de tel sous la main. Je suis de bonne humeur, humble, douce, et ne veux penser qu’aux choses agréables. Mon sommeil a été troublé par des rêves. Je manque de calme, surtout par moments.

Dimanche, 9 décembre 1890.


Encore une fois, en terminant la journée, j’éprouve un sentiment pénible. Tout me semble inquiétant. Copié le journal de jeunesse de Liovotchka. Aujourd’hui, j’ai réfléchi tout en me promenant. La journée a été claire et extraordinairement belle. Il gèle, — 14 degrés. Sur les arbres, les branches, les herbes, une épaisse couche de neige. Je suis passée près de la grange, puis j’ai suivi la route qui mène à la pépinière. A gauche, le soleil déjà bas sur l’horizon ; à droite, le croissant. Sous les feux du couchant, les blancs sommets des arbres avaient des reflets rosâtres. Le ciel était d’azur et au loin, dans la clairière, une neige éclatante et duvetée. C’est là qu’est la pureté. Comme cette blancheur, cette pureté est belle partout, en tout : dans la nature, dans l’âme, dans les mœurs, dans la conscience, partout elle est magnifique ! Que d’efforts j’ai faits pour la conserver ! A quoi bon ? Les souvenirs d’un amour, même coupable, n’eussent-ils pas été meilleurs que ce vide et cette candeur ?
J’ai joué du piano, d’abord avec Tania une symphonie de Mozart, ensuite avec Liovotchka. Avec ce dernier, cela n’a pas marché et il s’en est pris à moi. Bien que ce mouvement ait été très fugitif et presque imperceptible, le ton hargneux qu’il a pris avec moi m’a si vivement blessée que, sur-le-champ, c’en fut fait du plaisir du jouer à quatre mains et j’ai été envahie d’une affreuse tristesse. L’arrivée de Birioukov a interrompu notre jeu. Les jeunes filles se sont troublées. Tout le monde a cessé d’être naturel. On a beaucoup parlé, mais la conversation était tendue, affectée, désagréable en somme. J’espère que Birioukov ne tardera pas à partir et que Macha se calmera. Mais une fois soulevée, cette sotte histoire ne s’arrangera pas de sitôt. Je lis dans la Revue des Deux Mondes un roman dont l’héroïne, une jeune fille, fait un séjour chez l’homme qu’elle aime et éprouve une grande joie à se voir entourée des objets parmi lesquels il vit. Comme c’est exact !
Mais si ces objets sont des instruments de cordonnier, des bottes, une chaise percée, etc., qu’arrive-t-il ? Non, je ne pourrai jamais m’y faire.

10 décembre 1890.


Quelles heures pénibles je suis condamnée à vivre dans ma vieillesse ! Liovotchka est entouré des êtres les plus bizarres qui se disent ses disciples. Ce matin l’un d’eux, Boutkévitch, est arrivé chez nous. Il a été exilé jadis en Sibérie pour ses idées révolutionnaires. Il porte des lunettes noires et est lui-même noir et mystérieux. Il a amené avec lui une Juive, sa maîtresse, qu’il présente comme sa femme pour l’unique raison qu’il vit avec elle. Birioukov étant auprès d’eux, Macha est descendue les rejoindre et a fait l’empressée auprès de cette Juive. Indignée de voir une jeune fille comme il faut, ma propre fille, se commettre avec cette ordure et son père regarder cette scène avec complaisance, je me suis emportée. Puis me rappelant tout ce qui me met à la torture lorsque je transcris le journal de Liovotchka, je lui ai lancé méchamment : « Tu es habitué à te commettre avec n’importe qui, tu l’as fait toute ta vie, mais moi qui n’ai pas cette habitude, je ne veux pas que mes filles aient affaire à ces gens là. » Il est parti sans mot dire. La présence de Birioukov m’est pénible aussi, j’attends avec impatience qu’il s’en aille. Le soir, Macha est restée seule avec lui au salon et il m’a semblé qu’il lui baisait la main. Quand j’ai parlé de cela à Macha, elle s’est fâchée et a nié le fait. Elle dit vrai sans doute, mais qui peut s’y reconnaître dans ce milieu faux, menteur, cachottier. Ils me mettent au supplice. Parfois j’ai envie de me débarrasser de Macha. A quoi bon la retenir ? Qu’elle épouse Birioukov. Alors, je reprendrai ma place auprès de Liovotchka, c’est moi qui recopierai ses manuscrits et mettrai de l’ordre dans ses affaires. Peu à peu, j’éloignerai de lui tous ces gens louches qui me sont odieux.
Liova ne mange presque rien. Est-il en bonne santé ? Andrioucha et Micha ont fait le projet de jouer pour Noël un pièce tirée de contes japonais. J’ai tricoté à Micha une couverture, copié, donné aux enfants une leçon de catéchisme qui a duré deux heures. Maintenant, je vais lire.

11 décembre 1890.


Depuis ce matin, je copie le journal de Liovotchka qui éveille toujours en moi une multitude d’idées. J’ai pensé, — entre autres choses, — que nous n’aimons pas l’être qui nous connaît le mieux, qui n’ignore rien de nos faiblesses et auquel il nous est impossible de nous montrer seulement du bon côté. C’est pourquoi il arrive souvent que les époux se séparent dans un âge avancé alors que tout est déchiffré, éclairci et que cette lumière n’est en faveur ni de l’un ni de l’autre. J’ai donné patiemment de bonnes leçons de musique aux enfants. Birioukov est resté encore un jour. Macha est venue s’expliquer avec moi au sujet de l’incident d’hier. Je lui ai exprimé mes regrets de l’avoir gratuitement blessée. D’ailleurs, aujourd’hui, elle a parlé avec insouciance et légéreté : « Mariez-moi à Birioukov et tout sera fini, a-t-elle dit en souriant. Ne le tenez-vous pas pour un honnête homme ? » Comme si c’était suffisant ? J’ai remarqué que lorsque les mères éprouvent pour les fiancés de leurs filles des sentiments voisins de l’amour, c’est une garantie pour la félicité des jeunes époux. Liovouchka est arrivé, ce qui est pour moi une fête. Malheureusement il n’est pas gai et, comme son père, il est égoïste et préoccupé avant tout de sa personne. Vanitchka lui a fait fête et l’a regardé avec une affection touchante, mais lui ne lui a témoigné que froideur et rudesse. Voilà comment on tue l’affection et la tendresse chez les enfants et chez les grandes personnes. Lorsqu’il était petit, Liovouchka a pleuré quand on l’a retiré des mains de sa gouvernante pour le confier à un précepteur. J’aurais voulu le reprendre, mais son père qui était très sévère avec lui le laissa au précepteur. Qui sait si cela n’a pas eu sur Liovouchka une mauvaise influence, si ce n’est pas pour cette raison que ses nerfs sont faibles et qu’il est moins tendre et moins joyeux. Hier, nous avons passé la soirée tous ensemble. Tania a mal au dos, elle est d’humeur sombre et fantasque. Elle aurait grand besoin d’une vie nouvelle, de se marier. Je prie Dieu chaque jour pour cela. Je commets un péché en me plaignant de mon sort ; si je suis privée de certaines joies, j’en ai tant d’autres ! Aussi est-ce en toute sincérité que je remercie le Seigneur.
A l’heure du dîner, Liovotchka m’a annoncé que les paysans poursuivis pour abatage de trente bouleaux étaient à la maison et m’attendaient6. Chaque fois que l’on me dit que quelqu’un m’attend, que je dois prendre une décision, la terreur me saisit, j’ai envie de pleurer, je me sens prise dans un étau d’où je ne puis m’échapper. Cette administration du domaine que l’on m’impose au nom de principes chrétiens est la plus lourde croix que Dieu m’ait envoyée. Si pour sauver son âme, il faut perdre celle d’autrui, alors Liovotchka sera sauvé. Mais n’est-ce pas plutôt la perdition de nos deux âmes ?

13 décembre 1890.


Hier je n’ai pas écrit mon journal parce que j’ai été tourmentée tout le jour par ces paysans qui comparaissaient devant le tribunal. Je suis restée sans nouvelles d’eux jusqu’au soir. Birioukov est parti et Dillon est arrivé. C’est un Anglais qui a traduit Allez dans le monde. J’ai copié hier, du matin au soir, le journal de Liovotchka. Par instants j’ai pitié de lui, de son impuissance et de la solitude dans laquelle il se trouvait. Ses principes ont toujours été les mêmes et dans la vie morale et dans la vie matérielle. J’ai appris aujourd’hui que les paysans ont été condamnés à six semaines de prison et à vingt-sept roubles d’amende. J’ai eu toute la journée la gorge serrée et envie de pleurer. C’est de moi surtout que j’ai pitié. Pourquoi faut-il faire du mal en mon nom puisque je ne veux de mal à personne ? Même du point de vue pratique, rien ne m’appartient et pourtant c’est moi qui suis le fléau. J’ai fait travailler les enfants trois heures de suite sans perdre patience. Hier Liovotchka et moi nous sommes entretenus de Tania et de Macha. Nous désirons l’un et l’autre qu’elles se marient, mais pas à Birioukov naturellement. C’est à peine si je vois Liovotchka. Il semble avoir trouvé joie et calme dans cette solitude qui m’est si pénible et me rend si triste que parfois j’en perds le goût de vivre.
Hier, tard dans la soirée, nous sommes allés nous promener sur les pentes neigeuses : Tania, Macha, Liovouchka, Lise, Andrioucha et Micha. Les enfants sont allés en traîneau et moi je les ai accompagnés. Admirable clair de lune, — 15 degrés. Cette pureté, cette éblouissante blancheur de la neige, des arbres sous la clarté lunaire, c’était si beau que je ne pouvais me décider à partir. « Contempler ce spectacle, je n’ai besoin de rien autre, » ai-je dit à mon fils Liovouchka. Et lui de me répondre : « Cela ne me suffit pas. »

14 décembre 1890.


Aujourd’hui, en transcrivant le journal de Liovotchka, je suis arrivée à ce passage : « L’amour n’existe pas. Il y a le besoin sensuel de s’unir à un autre être et le besoin raisonnable d’avoir un compagnon de vie. » Si j’avais lu cet aveu il y a vingt-neuf ans, je n’aurais pas épousé Léon Nikolaïévitch. La journée a passé comme de coutume. J’ai donné une leçon à Micha, des soins à Vanitchka et ai causé avec Dillon. L’étudiant A. V. Tzinger est venu. J’ai enseigné à Sacha le Pater Noster et n’ai que peu copié. J’ai parlé avec Macha de Birioukov. Elle déclare que si je refuse mon consentement à son mariage avec lui, elle n’épousera personne d’autre. Puis elle a ajouté : « D’ailleurs, pourquoi vous inquiétez-vous ? Qui sait ce qui adviendra ? » Il me semble qu’elle désire elle-même se libérer des filets dans lesquels elle est emprisonnée. Tania et Macha se disent des secrets, ce qui a l’air de beaucoup les amuser. J’ai écrit à ma sœur Tania et à un journal français au sujet d’un article qui a paru dans le Figaro du 21 novembre sur les profits que je retire des éditions étrangères des œuvres de Léon Nikolaïévitch. J’ai écrit encore à Dounaïev et à A. A. Bers.

15 décembre 1890.


Journée vaine ! Notre leçon de musique a été interrompue par Sitine, le chef du district, qui, sur la demande de Tania, est venu nous entretenir du projet de fonder une école à Iasnaïa Poliana. Bouliguine est venu dîner. Je suis allée à deux reprises me promener avec les enfants, la seconde fois j’ai emmené Sacha qui pleurait parce qu’elle s’ennuyait. Nous sentons tous peser sur nos épaules un accablant fardeau.
L’humeur de Liovotchka est plus mauvaise et plus sombre que jamais. Il ne peut supporter la condamnation infligée aux paysans d’Iasienka. Mais quand le délit fut commis et que le brigadier de police vint nous trouver, j’ai demandé à Liovotchka ce qu’il convenait de faire, s’il fallait dresser procès-verbal ? Après réflexion, il décida qu’il fallait leur faire peur et ensuite pardonner. Or, il apparaît aujourd’hui que c’est une affaire criminelle et qu’il est impossible de pardonner. Naturellement, c’est encore moi qui suis coupable. Il est irrité, taciturne, je ne sais ce qu’il va entreprendre. Je souffre, j’éprouve une véritable angoisse. J’ai songé à me rendre chez Ilia, à faire mes adieux à tous et à m’étendre tranquillement sur les rails, ce dont nous menaçait si souvent Agafia Mikhaïlovna. Mais c’est terrible parce qu’aisé à accomplir.
Dillon est parti ce matin, Bouliguine et Tzinger ce soir. Tous nos hôtes nous ont quittés.

16 décembre 1890.


J’ai totalement perdu la capacité de concentrer mon attention sur quoi que ce soit. Dans ce chaos d’innombrables soucis je perds pied et me sens dans un état voisin de la folie. J’ai constamment de multiples préoccupations : les soins et l’instruction à donner aux enfants, la santé physique de mon mari et plus encore sa santé morale, les affaires des aînés, leurs dettes, leurs enfants, leur situation. La vente et les plans de la propriété sise dans le gouvernement de Samara. Il faut se procurer ces plans et les faire copier pour les acquéreurs. La nouvelle édition en treize volumes des œuvres de Léon Nikolaïévitch, y compris la Sonate à Kreutzer interdite par la censure, la demande en partage des terres que nous possédons en commun avec le prêtre d’Ovsiannikovo, la correction des épreuves du treizième tome, les chemises de nuit de Micha, les draps et les bottes d’Andrioucha, le paiement des annuités pour la maison, les assurances, les impôts, les passeports des domestiques, la tenue des comptes, la copie des manuscrits, tout cela retombe infailliblement sur moi.
Et quand il arrive une histoire comme celle de la nuit dernière, je vois que je me suis trompée, que j’ai dévié de la ligne droite et que, sans le vouloir le moins du monde, j’ai fait du mal à Léon Nikolaïévitch. L’histoire, ainsi qu’il fallait s’y attendre, est née de la condamnation prononcée contre les paysans qui ont abattu des bouleaux. Lorsque nous avons porté plainte auprès du chef du district, nous pensions pardonner après que l’arrêt aurait été rendu. Mais nous avons appris alors que l’affaire était de nature criminelle et qu’en conséquence il était impossible de revenir sur la condamnation. Liovotchka est au désespoir que des paysans d’Iasenka aient été condamnés à six semaines de prison pour avoir volé du bois dans sa propriété. Cette nuit, ne pouvant dormir, il a sauté au bas de son lit et a fait les cent pas au salon. Naturellement, c’est à moi qu’il s’en prend et il m’accuse avec une cruauté terrible. Grâce à Dieu, je ne me suis pas fâchée et n’ai pas oublié une seconde qu’il était malade. Mais ce qui m’a énormément surprise, c’est que constamment il s’est efforcé de susciter en moi de la pitié pour lui et qu’il n’a pas fait le plus léger effort pour se mettre à ma place et comprendre que je n’ai jamais eu la moindre intention de faire du mal à personne, pas même à des paysans voleurs.
Cette adoration qu’il a pour lui-même transparaît dans toutes les pages de son journal. C’est frappant de voir que les gens n’existent pour lui que dans la mesure où ils le concernent. Et les femmes ! Aujourd’hui, j’ai surpris en moi un très mauvais sentiment. Je suis comme un ivrogne, je m’enivre en recopiant son journal. Mon ivresse consiste dans ce tumulte que provoque en moi la jalousie lorsqu’il parle de femmes. Je n’ai encore réussi ni à acquérir le calme, ni à me libérer de mes souvenirs. Laissons le temps faire son œuvre ! Autre chose encore m’a frappée. A côté de cette débauche, Liova cherche les occasions d’accomplir de bonnes actions.
C’est aujourd’hui dimanche. Après une pénible nuit de reproches et de discussions, j’ai passé une journée d’angoisse. J’avais un poids sur le cœur. J’ai cédé à l’indolence. Il y a une tourmente de neige et, les garçons exceptés, tout le monde est resté à la maison. Liova aurait voulu aller chez Ilia, mais à peine eut-il traversé le village qu’il a rebroussé chemin. Le soir j’ai lu en traduction française des contes chinois qui m’ont paru étranges. J’ai joué un peu de piano. Vania et Sacha ont dansé et l’humeur générale s’est un peu rassérénée.

17 décembre 1890.


Une fois encore, la froideur et l’austérité de Liovotchka se sont dissipées et nous en sommes revenus au même point.
Liovotchka commence à s’inquiéter de ce que je recopie ses carnets de notes. Il voudrait détruire ses cahiers et son journal de jeunesse afin de n’apparaître devant ses enfants et devant le public que sous son aspect patriarcal. Quelle fatuité !
Les obscurs sont venus : le stupide Popov, un oriental faible et paresseux ; le gros et bête Khokhov, fils de marchands. Voilà les disciples du grand homme ! Tristes rebuts de la société, péroreurs sans causes, fainéants sans culture ! Tania et Liovotchka sont allés voir Ilia et Serge et moi je suis restée à la maison car je suis souffrante et n’ai pas pu dormir cette nuit. Je travaillais avec les enfants lorsque E. E. Kern est arrivé. C’est un ancien officier des eaux et forêts, actuellement propriétaire foncier, qui me donne d’utiles conseils pour l’entretien des arbres et des jardins.

19 décembre 1890.


Hier matin, je suis allée à Toula avec Andrioucha et M. Borel. Comme il faisait grand froid, je n’ai cessé d’avoir peur pour Andrioucha. Nous avons couru faire des achats et des commandes. Nous sommes allés pour une minute chez les Raievskii où nous n’avons trouvé que les garçons. Nous sommes rentrés juste pour le dîner. Le soir, Alexandre Mitrofanovitch nous a lu un livre ennuyeux sur les colonies allemandes et nous avons jeté un coup d’œil sur the Review of Reviews. Je suis lasse, inquiète. Popov et Khokhov m’énervent par leur silence. Impossible de les déchiffrer. Je me suis levée tard car je n’ai pas dormi cette nuit. En entrant au salon, j’ai trouvé un jeune officier du nom de Jirkévitch venu pour faire la connaissance de Léon Nikolaïévitch. Il écrit lui-même en prose et en vers. Il est visiblement très content de lui et de son sort. Il est assez intelligent, ouvert, et n’est pas du nombre de ces obscurs. J’ai mené promener Vanitchka pour la première fois cet hiver. Sacha nous a accompagnés. J’ai enseigné à Micha le Nouveau Testament et des prières. Je n’ai recopié que deux pages du journal de Liovotchka alors que ma tâche quotidienne est de dix pages. Andrioucha est désagréable, il ne veut pas faire le moindre effort d’intelligence ni de mémoire. Ce soir, je tiendrai compagnie à notre hôte, puis je lirai et prendrai un bain.

20 décembre 1890.


Je n’ai pas dormi cette nuit et me suis levée tard. Je suis dans un terrible état de surexcitation et souffre de douleurs dans le dos. Je suis allée patiner avec les enfants. Je craignais sans cesse de tomber car la glace était mauvaise. Balayé la neige avec le jardinier et des filles de paysans. Trois de mes enfants nous ont aidés. J’ai montré à Sacha comment il fallait se tenir sur des patins. En rentrant j’ai fait travailler les enfants durant trois heures, j’ai donné à Andrioucha une leçon de cathéchisme et une leçon de musique à son frère et à lui. C’est l’anniversaire de naissance de Micha qui a onze ans. En revenant de chez Ilia, Liova a ramené Sacha Filosofov. Macha est partie pour Toula. Tania, Natacha et Ilia se sont aussi rendus à Toula d’où ils rentreront demain soir. Mon fils Liovouchka ne fait que grogner à tout propos. Il m’a confié la triste querelle qui a éclaté entre Serge et Ilioucha au sujet d’un cheval.
J’ai recopié hier un article de Liovotchka sur l’Église.
C’est impossible de nier l’Église en tant qu’idée, en tant qu’institution devant veiller sur la société des fidèles. Mais l’Église telle qu’elle existe, avec tous ses rites et ses cérémonies, est impossible. Pourquoi transpercer d’un petit bâton un morceau de pain au lieu de dire tout simplement qu’un guerrier a transpercé de sa lance le flanc du Christ ? Ces rites étranges qui sont nombreux ont tué l’Église. Il est dix heures, nous allons prendre le thé. N’ayant pas copié le journal de Liovotchka, je me sens aujourd’hui plus pure et plus calme.

23 décembre 1890.


Jours féconds en événements ! Avant-hier, à six heures du matin, nous avons été réveillés par deux télégrammes. Le premier annonçait que Sonia était malade et le second qu’elle avait accouché d’un fils. Cette nouvelle m’a émue et réjouie, mais pour un instant seulement, car je me suis bientôt souvenue que l’on ne pouvait pas fonder grand espoir sur le père qui n’en est pas moins un bon et brave homme. J’ai pour Sonia d’autant plus de tendresse qu’elle est calme, douce, humble, c’est-à-dire tout l’opposé de nous qui sommes nerveux, inquiets, ardents et qui ne cessons de nous irriter les uns les autres. Ilia, Tania, Natacha Filosofovna sont arrivés par le train de Koursk. Comme toujours les conversations avec Ilia ont été déplaisantes, questions d’argent et de propriété. Il est reparti le soir. J’ai passé à Toula toute la journée d’hier, j’ai dîné chez les Davidov et ai acheté tout ce qu’il fallait pour l’arbre de Noël. Jadis, je faisais toujours ces achats avec plaisir, maintenant ils me fatiguent. Les filles de Filosofov nous ont quittés aujourd’hui. Macha Kouzminskaïa est arrivée avec Erdelli. Il m’est désagréable qu’elle soit venue avec lui et je ne l’ai pas caché. Nous avons confectionné des fleurs et doré des noix pour l’arbre de Noël. Journée vaine et privée de joie. J’ai reçu de Feth une longue lettre très flatteuse, presque amoureuse, qui m’a fait plaisir bien que je n’aie jamais éprouvé d’amour pour lui et qu’il m’ait été plutôt antipathique.

24 décembre 1890.


J’ai fait la grasse matinée et joué une heure entière avec Vanitchka, après quoi je suis sortie. Serge est arrivé et a joué du piano. Il est très agréable et bienveillant comme un homme qui peut se reposer une fois accomplie la tâche qui lui était assignée. Macha Kouzminskaïa et Erdelli ne me sont pas spécialement agréables, ils ne sont ni ceci ni cela. Bien qu’ils n’annoncent pas leurs fiançailles, ils se tiennent comme s’ils étaient fiancés. Ma fille Macha me fait peine par sa maigreur et sa tristesse. Avec l’aide de Tania et de Lizzie ainsi que de tous les enfants, j’ai confectionné un pouding. Après avoir dîné gaiement, Liova nous a lu la Bible. Nous avons beaucoup ri. J’ai taillé dans du carton des poupées pour la représentation de Guignol que préparent les enfants. C’est bête ! Dounaïev vient d’arriver. Il est tard.

25 décembre 1890.


Noël. Depuis ce matin, tout le monde est de joyeuse humeur. Nous avons passé la journée auprès de l’arbre. Ce matin au petit déjeuner, Léon Nikolaïévitch et Liovouchka ont eu une brûlante discussion sur le bonheur, le but de la vie, etc. C’est mon fils qui a ouvert la discussion. Il a demandé que nos heures de repas fussent changées et s’est plaint que notre vie fût mal organisée. Mon mari lui a très intelligemment et fort bien répondu que tout dépend de nous, de notre vie intérieure et non de la vie extérieure. Jusque-là, c’était bien. Mais quand il s’est mis à citer ses disciples en exemple, cela devint irritant. J’ai peur d’être encore enceinte. J’ai honte à la pensée que tout le monde va l’apprendre et qu’on répètera méchamment la plaisanterie qui circule à Moscou dans la société : « Voilà la véritable « postface » de la Sonate à Kreutzer. »
La fête autour de l’arbre de Noël a été très gaie. Nous avions réuni quatre-vingt personnes environ, les enfants du village que nous avons comblés de cadeaux. Les nôtres étaient joyeux et contents. Pour la première fois, j’ai parlé en toute sincérité à Erdelli de ses relations avec Macha Kouzminskaïa et de leur futur mariage. Ils me font grand’peine. Ils voudraient tant s’unir, mais il survient toujours quelque nouvel obstacle. Liovotchka est gai, sa santé est bonne, bien qu’il se plaigne parfois de mauvaises digestions.

27 décembre 1890.


Je n’ai pas écrit mon journal hier. Je n’aime pas les fêtes, l’oisiveté, l’agitation qu’elles entraînent ni cet effort que tout le monde fait pour s’amuser. J’ai passé la journée à coller et à dessiner des poupées pour le théâtre de marionnettes. Le soir, après toutes ces heures passées inutilement à ne rien faire, j’ai éprouvé une véritable angoisse. J’ai eu mal aux dents et n’ai pas dormi cette nuit. Ce matin, j’ai commencé le Sens de la Vie de Rod et n’ai pas pu m’arracher à cette lecture. Quelle subtilité, quelle intelligence, quelle sincérité devant tous les problèmes de l’existence ! Avec quelle vérité et quelle simplicité il examine toutes les situations graves que crée la vie quotidienne ! Et la langue est magnifique. Ce livre a réveillé en moi l’intérêt depuis longtemps assoupi pour tout ce qui touche à la vie spirituelle. J’ai senti tout à coup la possibilité de rejeter la doctrine opprimante de Liovotchka, de me créer une vie intime qui n’appartînt qu’à moi, enfin la possibilité d’une renaissance spirituelle.
Le soir, les gens en travesti ont dansé aux sons des harmonicas et des pianos. C’est Tania qui avait organisé, pour son propre plaisir, ce stupide divertissement. Macha et elle étaient aussi en travesti. Liovotchka et moi avons poussé une exclamation de surprise en voyant arriver Macha vêtue en garçon, avec un pantalon collant. Quant à elle, elle n’en éprouvait pas la moindre gêne. Quel être étrange et stupide !
Ces amusements bruyants ne manquent jamais de me déprimer. Je me suis retirée dans ma chambre, ai ouvert le vasistas, ai regardé le ciel, les étoiles… Soudain je me suis souvenue d’Ourousov et j’ai été envahie par la tristesse, par une tristesse insupportable à la pensée que j’étais privée — sans doute pour toujours — de ces sentiments délicats, purs, silencieux, mais à coup sûr plus qu’amicaux qui, sans me laisser l’ombre d’un remords, m’ont rendue si heureuse durant tant d’années ! Qui a besoin de moi aujourd’hui ? D’où me viendront tendresse et attentions ? De Vanitchka ? C’est déjà bien et j’en remercie le Seigneur.

28 décembre 1890.


Le livre de Rod se gâte vers la fin. Le chapitre intitulé « la Religion » manque de clarté et l’auteur ne semble pas avoir découvert ce « sens de la vie » qu’il cherchait. Nul de nous ne l’a trouvé et ne le trouvera jamais. C’est précisément dans cette recherche que consiste la vie au terme de laquelle nous retournerons à ce Dieu dont nous sommes issus. Sans ce sentiment constant du divin en soi, il serait impossible de vivre. Je suis tellement habituée à ne faire aucun pas sans me dire intérieurement : mon Dieu aidez-moi, mon Dieu pardonnez-moi, mon Dieu ayez pitié de moi ! Ma vie n’est rien moins que divine, je le sais, mais il me semble toujours que je vais devenir bonne, affectueuse envers tous et créer autour de moi une atmosphère de bienveillance dans laquelle tout le monde se sentira heureux, mais je n’y parviens pas. J’observe constamment mon fils Liovouchka. Il a en lui de grandes richesse, de l’intelligence, du talent, mais un faible désir de sauvegarder sa vie intérieure. Tout l’inquiète, le trouble, l’intéresse, l’agite et le tourmente. C’est la jeunesse. Tandis que Liovotchka, mon mari, a su sauvegarder son monde intérieur, mais il n’avait pas de famille et il a conservé l’habitude d’ignorer ces soucis.
Hier, afin de fournir des renseignements à Al. Tolstoï, j’ai relu les lettres que Liovotchka m’a adressées. C’était au temps où il avait pour moi un amour si ardent, où il résumait à mes yeux le monde entier et où, dans chaque enfant qu’il me donnait, je ne cherchais que lui et les ressemblances avec lui. Se pourrait-il que, de sa part, tout cela n’ait été qu’un besoin sensuel qui a disparu avec les années ne laissant derrière lui qu’un vide immense ? Hier au salon, Liovotchka a parlé avec Liovouchka de la forme de récit qu’il cherchait et aurait voulu créer lorsqu’il songeait à écrire la Sonate à Kreutzer. L’idée de présenter son œuvre sous cette forme lui a été suggérée par l’acteur Andréev-Bourlak, qui était en même temps un remarquable conteur. Andréev-Bourlak ayant rapporté à Liova les confidences que lui avait faites un jour en chemin de fer un mari qui avait été quitté par sa femme, Léon Nikolaïévitch a utilisé ce sujet. Aujourd’hui, Liovotchka n’est pas en bonne santé, il a des douleurs au creux de l’estomac et ses digestions sont mauvaises.
J’ai passé la journée à copier son journal. Soirée charmante passée en famille à causer. Nous attendions des visiteurs de Toula. Personne n’est venu. Il fait froid, — 12 et il y a du vent.

29 décembre 1890.


Il gèle. Journée claire, magnifique ! Un ciel d’azur. Du givre sur les arbres. Le calme et le silence. Nous avons passé presque toute la journée en plein air. Les enfants et les filles du village ont dévalé les pentes neigeuses sur de petits bancs, Erdelli, Macha Kouzminskaïa, Liovouchka et moi sur des patins. Je patine mal et sans sûreté, mais ce mouvement est si calmant, si enivrant. Les Zinoviev ainsi que Mme Jouliani et son petit garçon ont dîné chez nous. Les Zinoviev sont simples et agréables. Liouba a joué du piano, bien, mais comme une élève, son jeu ne donne rien. Mme Jouliani a chanté d’abord avec Nadia, puis seule. Elle est très passionnée dans son chant, sans doute parce que telle est sa nature. Liovotchka ne se porte pas très bien. Il est taciturne et d’humeur peu sociable. Serge part chez les O… La gaieté de Tania n’est pas exempte de nervosité.

30 décembre 1890.


J’ai gardé Vanitchka depuis le matin jusqu’au dîner, car niania est partie voir sa mère. Terminé le livre de Rod, sa prière est redevenue intelligible et sincère. Après dîner, Andrioucha et Micha m’ont aidée à préparer le théâtre. Mon esprit sommeille. Nous avons passé la soirée tous ensemble et parlé amicalement de musique. Mon fils Liovouchka est allé au village où l’on a organisé une petite soirée.

31 décembre 1890.


Je suis tellement habituée à ne pas vivre de ma propre vie, mais de la vie de Liovotchka et des enfants que, si par hasard, je n’ai rien à faire pour eux, j’éprouve un sentiment de gêne et de vide. Je me suis remise à copier le journal de Liova. L’éternelle dépendance où m’a mise mon sentiment à l’égard de l’être que j’aime a tué en moi bien des dons et mon énergie qui était grande. Quel regret !
J’ai mis de l’ordre dans mes comptes sans réussir à équilibrer les dépenses et les recettes de ces vingt derniers mois. Cela ne me tourmente pas, j’inscris si irrégulièrement les dépenses. J’ai reçu un télégramme d’Ilia qui me prie d’être la marraine de son fils. Sophie Alekséevna et Tania ayant refusé, on me demande faute de mieux. Mais je ne me froisse pas, il s’agit de mon petit-fils chéri et non de ceux qui l’entourent et ce sera une joie pour moi d’assister à son baptême. Je partirai cette nuit, veille du nouvel an, à cinq heures du matin. Aujourd’hui, j’ai copié et suis restée auprès des enfants. Tout le monde était calme et cordial. Nous fêterons la nouvelle année entre nous.


1. Devant les assises qui siégeaient alors à Krapivna comparaissaient quelques paysans de Iasnaïa Poliana qui, revenant de Toula en état d’ivresse, avaient tué un des leurs qu’ils soupçonnaient d’avoir volé des chevaux.
2. Propriétaire foncier du gouvernement de Voronej. En 1883, il fit la connaissance de Léon Nikolaïévitch dont il devint l’ami et le disciple.
3. Ingénieur. Adepte des idées tolstoïennes. Auteur de plusieurs articles sur les œuvres de Tolstoï.
4. Chirurgien, fils d’un ami de Tolstoï.
5. Ivan Lvovitch Tolstoï, le plus jeune et le préféré des fils de Léon Tolstoï, né le 31 mars 1888 à Moscou et mort en février 1895.
6. Quelques paysans de Iasnaïa Poliana avaient abattu dans la propriété de Tolstoï plusieurs grands bouleaux qu’ils s’étaient appropriés. Le garde champêtre étant parvenu à retrouver les coupables leur dressa procès-verbal et les remit à l’autorité judiciaire qui les condamna à une amende et à six semaines de prison.


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