Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XXIV

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2 janvier 1891.


Je suis revenue de chez Ilia après avoir baptisé mon petit-fils. Comme à l’ordinaire, la cérémonie du renoncement à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, m’a laissée indifférente. Mais le poupon aux yeux clos, l’expression calme et touchante de son petit visage, le mystère de cet être et de cette vie m’ont émue et incitée à prier pour le nouveau-né. J’ai vu à Grineva beaucoup de membres de la famille Filosofov tous grands, gros et d’une extrême bienveillance. Il y a en eux beaucoup de simplicité vraie, pas la moindre affectation et une absence totale de méchanceté. C’est très bien. Ilia perd un peu la tête, on dirait que c’est à dessein qu’il ne pense à rien et s’absorbe dans de menus détails. Mon retour à la maison a été triste. Nul ne s’était soucié de moi ni de mon retour. Je me demande souvent pourquoi ils ne m’aiment pas, moi qui les aime tous si profondément. C’est sans doute à cause de mes colères et de mes emportements, car alors je deviens aigre, tranchante et dis des choses que je ne devrais pas dire. Plus tard, tout le monde s’est réuni, mais nul n’avait songé à rien préparer pour le repas. Je ne m’en suis pas froissée. Seuls Vanitchka et Sacha ont été heureux de me revoir, le premier a manifesté une joie bruyante et le second une joie calme. J’ai rencontré K. Gay et Pastoukhov au moment où ils arrivaient chez nous. J’ai toujours plaisir à revoir le premier dont j’aime le visage joyeux qui reflète une âme joyeuse aussi. Micha ne se porte pas très bien. Les Davidov sont venus, nous avons tâché de les distraire, mais je crains qu’ils ne se soient ennuyés. Lui est sympathique et je suis toujours contente de le voir.
Ce soir, Macha et moi avons eu de nouveau une discussion très vive au sujet de Birioukov. Elle essaye par tous les moyens de renouer les relations avec lui. Quant à moi, mon opinion ne varie pas : si elle l’épouse, elle est perdue. J’ai été tranchante et injuste, mais je ne puis juger tout cela raisonnablement. Macha est une croix que Dieu m’a envoyée. Depuis le jour de sa naissance, elle ne m’a donné que des peines. C’est une étrangère dans la famille. Étrangers me sont aussi sa foi et son amour pour Birioukov, un amour d’imagination. Elle m’est totalement incompréhensible.

3 janvier 1891.


Je me suis occupée tout le jour du théâtre de marionnettes. Le salon était plein d’enfants, mais la représentation n’a pas marché. Ils ont applaudi Polichinelle surtout dans les moments où celui-ci en vient aux mains. Quels goûts vulgaires et déplaisants ! Je suis fatiguée et je m’ennuie. Pastoukhov et le jeune Gay sont venus nous rendre visite. Liovotchka est gai. Ce matin, il a longtemps écrit sur l’Église. Ses articles philosophico-religieux me laissent indifférents, mais j’aimerai toujours l’artiste en lui. Tourmente de neige.

4 janvier 1891.


Tempête de neige terrible, — 10 degrés. Le vent souffle et la neige s’est amassée autour de la maison. Ce matin, nouvelle désagréable ! Romane, le garde forestier est tombé dans le lac cette nuit alors qu’il était en état d’ivresse. Il a été repêché par un paysan de Iasnaïa Poliana, Kournosenkov, qui l’a ramené trempé jusqu’aux os. Le cheval s’est noyé, il était jeune et c’est dommage. Romane s’est enfui chez lui très excité. Berger s’est enfui aussi. Il est menteur et d’une paresse épouvantable. Je suis très mécontente de lui. Macha a acheté une seille pour laver elle-même son linge. Je l’ai grondée, lui ai dit qu’elle allait s’abîmer la santé et qu’elle me causait de vrais tourments. Mes avertissements l’ont laissée calme et indifférente. Les quatre petits ont le rhume et toussent, ce qui ne les empêche pas d’être sur pied et assez gais. Où est Serge par cette tempête ? Il est parti chez Olsoufiev, pourvu qu’il soit resté chez lui ! Liovotchka continue à se plaindre de ne pouvoir écrire. J’ai passé la journée à tout ranger et à classer les lettres. Maintenant que tout est en ordre, je peux mourir. Ma santé laisse beaucoup à désirer : battements de cœur, vertiges, respiration courte, douleurs dans le dos.
Tous ces symptômes m’incitent à croire que je suis enceinte, ce qui me terrifie. Cela ne serait pas surprenant. Liova est tendre, pense beaucoup à moi et se demande à chaque instant où je suis et ce que je fais. Ah, si sans cela, il pouvait être tendre avec moi ! Mais cela lui arrive si rarement.
Liova et le garde forestier sont partis chercher le cheval, mais ils se sont trompés de chemin et sont rentrés sans l’avoir trouvé. Liova m’est infiniment cher, mais son abattement et sa maigreur me font grand’ peine. Ces jours-ci, pourtant, il a l’air plus calme, ce dont je suis heureuse.

5 janvier 1891.


Je ne suis pas bien portante, j’ai mal au dos et des saignements de nez. Une de mes dents de devant me fait mal, je crains qu’elle ne tombe et qu’il ne faille la remplacer, ce qui m’est fort désagréable. Ce matin, j’ai copié le journal de Liovotchka, ensuite j’ai mis de l’ordre dans son bureau et dans ses affaires. Puis j’ai stoppé ses chaussettes car il m’avait rappelé qu’elles étaient en mauvais état. Ainsi s’est passé mon temps jusqu’au dîner. J’ai joué avec Vanitchka. Liovotchka est parti avec N. N. Gay (fils) chez Bouliguine. Vania et Pétia Raievskii sont venus nous voir. J’ai stoppé des chaussettes, c’est ennuyeux, mais nécessaire tant que je n’en aurai pas acheté d’autres. Le soir, j’ai grondé Micha parce qu’il avait battu Sacha. Je me suis fâchée trop violemment, ai poussé Micha et l’ai fait mettre à genoux devant tout le monde. Il a pleuré et s’est sauvé dans sa chambre. J’ai eu de la peine pour lui et ai craint que cet incident n’altérât nos bonnes relations. Heureusement tout s’est arrangé ! Macha Kouzminskaïa m’a lu une lettre d’Erdelli. Les pauvres jeunes gens ont toute sorte d’ennuis par suite de commérages. Que de tourments inutiles !
Il est plus d’une heure et je n’ai pas sommeil. Liova est gentil avec moi, ce dont je suis heureuse. Ces jours-ci, je suis très irascible et me fâche pour un rien. C’est parce que je suis malade. Mieux vaudrait qu’il n’en fût pas ainsi. Je ferai plus attention.

6 janvier 1891.


Je continue à me mal porter : j’ai mal à la tête et au dos. Je n’ai pas dormi cette nuit. Journée stupide passée à stopper les chaussettes de Liovotchka. On m’a envoyé Spinoza, mais je ne puis pas lire et dois attendre que ma vue et mes idées s’éclaircissent. Serge est arrivé par le rapide. Il est gai, gentil, nous avons parlé d’affaires, de futilités et de son séjour chez les Olsoufiev. Il ira cette nuit à Nikolskoïé.
Andrioucha et Micha sont allés au village pour assister à la petite soirée qui semble les avoir peu amusés. Les gars du village ont éprouvé quelque gêne et n’ont pas joué. Je regrette que mes fils n’aient pas eu la distraction qu’ils espéraient trouver. Mes relations avec Macha continuent à être difficiles, pénibles. Accompagnée d’une petite bonne, elle va soigner les typhiques. Je crains qu’elle n’attrape la maladie et lui ai fait part de mes inquiétudes. C’est bien qu’elle vienne en aide aux malades, je l’ai moi-même toujours fait, mais elle ne connaît de mesure en rien. Aujourd’hui, je lui ai parlé avec douceur, j’ai grand’ pitié d’elle et beaucoup de peine que nous soyons irrémédiablement étrangères l’une à l’autre. Liovotchka a lu aujourd’hui à Bouliguine et à son fils Liovouchka son article sur l’Église dont j’ai copié une partie et lu l’autre. Je n’aime pas ces articles tendancieux d’où tout élément artistique est absent. Ils me blessent et m’anéantissent en provoquant en moi une vaine inquiétude.

7 janvier 1891.


Depuis ce matin, je suis troublée par la phrase que Macha a prononcée hier : « Je partirai pour les pommes de terre, » ce qui veut dire qu’au printemps prochain elle se mariera avec Birioukov. J’ai pris la résolution de me taire et de différer l’explication jusqu’à demain. J’ai envoyé aujourd’hui de l’argent à Birioukov pour lui rembourser un livre qu’il avait acheté pour Macha, lui ai écrit que je refusais mon consentement à son mariage avec ma fille et j’ai prié de ne pas lui écrire et de ne pas venir chez nous. Macha m’ayant entendue parler de cette lettre à son père s’est vivement emportée et m’a déclaré qu’elle rétractait toutes les promesses qu’elle m’avait faites. J’ai été émue jusqu’aux larmes. Que de tourments me cause Macha, sa dissimulation et son prétendu amour pour Birioukov !
Liova est parti ce matin pour Pirogov avec Mitrokha. Tania est allée à Toula et on lui a volé de l’argent. Cette nuit, on a dérobé chez nous deux tombereaux de bois. J’ai passé la matinée à copier le journal de Liovotchka, puis j’ai fait travailler les enfants et stoppé les chaussettes. Je n’en puis plus. Quel travail infernal ! Ce soir, nous avons lu à haute voix deux fastidieux et détestables récits que nous a envoyés ce sot de Tchertkov qui n’a pas le moindre goût. Kolitchka Gay, qui était parti hier soir avec Bouliguine, n’est pas revenu. Quel homme intelligent et bon ! En lui que de gaieté et de sérénité ! On voit qu’il a eu beaucoup à souffrir avant d’adopter la vie qu’il mène aujourd’hui et il ne ment pas quand il assure qu’il ne pourrait pas rebrousser chemin. Il a raison, Macha Kouzminskaïa n’a pas de personnalité. Depuis qu’elle aime Erdelli, le monde a cessé d’exister pour elle.
J’ai pensé aujourd’hui que les neuf dixièmes des actions sont inspirées par l’amour. Mais les hommes s’en cachent jalousement, ne voulant pas mettre à nu leurs passions et leurs pensées les plus secrètes. J’aurais pu citer de nombreux faits à l’appui de ce que j’avance. C’est affreux comme il serait affreux de se montrer nu en public. Dans le journal de Liovotchka, je n’ai pas trouvé traces d’amour au sens où j’entends ce mot. Il est évident qu’il n’a pas connu ce sentiment. Il n’y a que luxure. Cela est vrai de l’époque où il était au Caucase. C’est horrible, répugnant ! Sur l’amour en tant que mobile des actions humaines, je ne me suis pas exprimée clairement. J’ai voulu dire que lorsqu’un être aimait, il mettait son amour en toutes choses dans ses affaires, sa vie, ses relations, ses livres, etc… Ce sentiment est une force immense qui éclaire et anime non seulement celui qui aime, mais encore tous ceux qui l’entourent. Voilà pourquoi l’amour de Macha Kouzminskaïa m’est incompréhensible. Elle en semble accablée. Serait-ce parce que le mariage est sans cesse différé ?

8 janvier 1891.


Depuis ce matin, je suis accablée de besogne. Je me suis occupée de la comptabilité forestière et de celle de la propriété de Iasnaïa Poliana. Puis avec l’aide de N. N. Gay (fils), j’ai corrigé les épreuves du treizième tome. J’ai donné à Andrioucha et à Micha une leçon de musique qui a duré deux heures. Après dîner, j’ai écrit des accords pour les enfants et calculé nos dépenses en beurre et en œufs. J’ai écrit au brouillon une demande en partage pour les terrains que nous possédons en commun avec le prêtre d’Ovsiannikovo ainsi que le projet d’un envoi en possession pour la propriété de Grinievka. Toutes mes affaires sont maintenant dans un ordre parfait. Serait-ce que je vais mourir ? Je devrais aller à Moscou pour le treizième tome, mais je n’en ai pas envie. Bien que ce soit un péché, j’ai l’âme sombre. Tout le monde est en bonne santé et content, ce dont je remercie le ciel. J’ai prié avec Sacha et Vanitchka. Tania et Macha sont parties pour Nikolskoïé avec Kolitchka Gay. Liovotchka passe ses journées en bas à écrire et à lire, je ne le vois qu’aux repas et quand il dort. Il est gai et se porte bien.

9 janvier 1891.


Aujourd’hui, bien que je ne me sois levée qu’à dix heures, j’ai eu moins à faire. J’ai copié avec indolence et donné une leçon à Micha. Ensuite j’ai montré à Andrioucha comment on joue à quatre mains. Après dîner, écrit un peu et lu une nouvelle de Zasodimskii, Au coin du feu, dont la sincérité m’a émue jusqu’aux larmes. J’ai joué avec Tania la Sonate à Kreutzer. Mal. C’est très difficile de jouer ainsi sans avoir étudié au préalable. Le soir, Andrioucha a eu mal aux dents. Vanitchka est enroué, je l’ai tenu dans mes bras, il est doux, caressant, délicat et très intelligent. Je l’aime beaucoup et crains qu’il ne vive pas. J’ai rêvé à plusieurs reprises que je donnais le jour à un nouveau fils et ai très peur d’être enceinte. Ma lettre au Figaro a été traduite en russe et imprimée dans les Annales russes, mais la traduction n’est pas conforme à l’original. Il y a eu malentendu sur le mot « réputation ». J’ai écrit à ma sœur Tania et au vieux Gay. Je vais me coucher. J’ai préparé les documents, les plans, l’argent et, demain, j’irai à Toula pour affaires.

10 janvier 1891.


Je me suis levée vers dix heures et ne suis pas allée à Toula. Il y a un vent terrible. Ce matin, j’ai taillé du linge pour Sacha, copié quelques pages, donné aux enfants une leçon de musique et à Andrioucha une leçon de catéchisme. Il est entêté et distrait et semble faire exprès de ne pas entendre et de ne pas comprendre. Plus je mets d’ardeur au travail, plus il devient inattentif et grossier. Pauvre enfant ! La vie lui sera difficile avec un tel caractère. Après dîner, mes trois filles sont allées à Iasenka et sont rentrées par le rapide avec Erdelli qui se rend chez sa mère. Comme un couple d’oiseaux, Macha et Erdelli ont gazouillé toute la soirée. Nous avons lu à haute voix des critiques de Soloviev sur Feth et la poésie lyrique. Assez intelligent, mais incomplet. Nous avons lu encore un récit insignifiant. Puis Nicolas Nikolaïévitch et Liovotchka ont fait avec Alexandre Mitrofanovitch une partie d’échecs. A notre vif étonnement, ce dernier jouait sans regarder le jeu. J’ai écrit à mon frère Wenceslas. Liovotchka est bien portant, vif et de bonne humeur. Nous avons parlé de la censure qui empêche toujours les écrivains d’exprimer ce qu’ils ont de plus important à dire. J’ai objecté qu’il y avait des œuvres purement artistiques, telles que Guerre et Paix, sur lesquelles la censure n’avait aucune prise. Liovotchka a répliqué non sans irritation qu’il reniait ces œuvres-là. Il ressent vivement l’interdiction qui pèse sur la Sonate à Kreutzer et il y a fait allusion.

12 janvier 1891.


Je me suis rendue hier à Toula, j’ai touché les coupons, remis la demande d’envoi en possession, payé les sommes que je devais et surtout je me suis donné mille peines pour cette affaire de partage. A quatre reprises, je suis allée du tribunal civil à la préfecture. L’une des administrations me renvoyait à l’autre sous prétexte que l’affaire n’était pas de sa compétence. Je suis repartie sans avoir rien conclu. Depuis longtemps, je n’avais pas ressenti une angoisse semblable à celle que j’éprouvai dans le bureau du procureur pendant que j’attendais l’avocat qui tardait à venir. Mener les affaires est difficile et pénible. Combien plus aisé de dire : je suis chrétien et ne puis rien faire. Mais cela n’est pas dans mes habitudes. Je vais prendre un homme d’affaires car il m’est impossible d’aller ainsi moi-même à Toula à chaque instant. J’ai passé chez les Davidov où j’ai rencontré Tchélokaïéva dont la vivacité et l’esprit m’ont fait plaisir. C’est ce soir la fête de Micha, ce dont Vanitchka s’est tant réjoui. On m’a attendue pour dîner. Cette nuit, à trois heures, Vanitchka a eu un accès de fièvre et une quinte de toux. J’avais bien peu envie de me lever, pourtant je suis allée auprès de lui et ai réussi à le calmer. J’ai fait la grasse matinée. C’est aujourd’hui la fête de Tania ce qui ne m’a pas empêchée de faire travailler les enfants. Andrioucha a joué convenablement tandis que Micha a froncé les sourcils et a été têtu. Liova et Viéra Tolstaïa sont rentrés de Pirogov. Vania et Pétia Raievskii sont arrivés à l’heure du dîner. Nous avons fait alors un semblant de fête et joué aux cartes avec les enfants pour la plus grande joie de Vanitchka. J’ai tenu ce dernier dans mes bras tout le jour, car il continue à avoir la fièvre et à tousser, mais ne se laisse pas abattre. Nous avons accompagné Kolitchka Gay jusqu’à Kozlovka. Reçu une lettre de Varia Nagornova et les épreuves de la Sonate à Kreutzer. L’affaire touche à sa fin, mais quel en sera le dénouement ? Interdira-t-on le livre ou ne l’interdira-t-on pas ? Et moi, que ferai-je ?
Je n’ai de temps pour rien, ni pour lire, ni pour travailler. Demain, je corrigerai des épreuves et taillerai du linge. Je me sens seule et délaissée.

13 janvier 1891.


Vanitchka est malade, je l’ai laissé au lit. A deux heures, il avait 39,4 et ce soir, à neuf heures, même température. Cette nuit, des quintes de toux et des glaires qui l’empêchaient de respirer. Il suffoquait, son corps était brûlant. Le rhume et des élancements dans l’oreille. Il me fait grand’ peine et me fatigue beaucoup. J’ai utilisé les instants de loisir qu’il me laissait pour corriger les épreuves du treizième tome qui comprend la Sonate à Kreutzer. Macha Kouzminskaïa m’a aidée. Viéra Tolstaïa est partie, mes filles l’ont accompagnée. Liova et Liovouchka sont partis ce soir pour Kozlovka — 24 degrés. La nuit dernière, lorsque Vanitchka a eu ses crises d’étouffement, j’ai couru demander à Macha si elle avait du vomitif. Elle s’est réveillée immédiatement, a sauté au bas de son lit, prête à m’aider. Lorsqu’elle fut sur pied et tourna vers moi son visage, je lus sur celui-ci tant de délicate bonté et d’émotion que, si j’avais obéi à mon premier mouvement, je l’aurais étreinte et embrassée. Combien elle eût été surprise ! Aujourd’hui, je lui ai retrouvé cette même expression de bonté. Je l’aime. Comme je serais heureuse si je pouvais conserver ce bon sentiment envers elle ! Je m’y efforcerai.

14 janvier 1891.


Vanitchka va mieux. Au cours de la journée, la température est descendue jusqu’à 38,5. Sa toux est moins sèche et il a recouvré quelque gaieté. Liova est parti pour Moscou. Klopskii est arrivé. Il est très antipathique et est du nombre de ces obscurs. J’ai répondu aux lettres de Micha Stakhovitch et de Varia Nagornova, copié quelques pages, donné à Andrioucha une leçon de liturgie et raconté à Micha la dernière Cène. Après dîner, j’ai passé quelques instants auprès de Vanitchka et me suis remise à copier le journal de Liovotchka. J’en suis déjà à l’année 1854. J’ai passé avec mes filles la fin de la soirée. Mon esprit est complètement endormi. Nous avons embarqué pour Moscou Mitrokha à qui Andrioucha et Micha ont donné un pardessus et chacun cinquante copecks prélevés sur leur argent de poche. Froid terrible. Liovotchka n’est pas gentil et d’humeur noire. Je redoute son impitoyable sarcasme qui me fait souffrir jusque dans les fibres les plus profondes de ma sensibilité.

15 janvier 1891.


Comme la lutte devient terrible parfois ! Ce matin, les enfants travaillaient en bas. Klopskii, qui était auprès d’eux, demanda soudain à Andrioucha : « Pourquoi faites-vous des études ? Vous perdez votre âme. Ne savez-vous pas que votre père y est hostile ? ». Les fillettes ont saisi la balle au bond et étaient prêtes à lui serrer la main pour ces généreuses paroles. Les garçons sont accourus vers moi et m’ont tout raconté. Je leur ai dit avec conviction que c’était le travail intellectuel qui justifiait notre existence de barines, que sans le labeur du paysan et sans le travail intellectuel, notre vie serait oisive et stérile. J’ai ajouté que c’était moi qui prenais soin de leur instruction, que s’ils devenaient mauvais plus tard, la honte en retomberait sur moi et que je serais bien malheureuse si je m’étais donné tant de peines en vain.

16 janvier 1891.


Je suis allée de nouveau à Toula pour affaires. J’ai couru, me suis démenée, ai vu beaucoup de monde et beaucoup parlé. Des affaires : l’envoi en possession pour la propriété de Grinievka, le partage avec le prêtre, la vente du bois. Je me suis fait délivrer le passeport de Pierre Vasiliévitch. Je suis allée voir les Raievskii et ai dîné chez les Zinoviev. La petite Mania ressemble à Vanitchka, elle est restée assise sur mes genoux et m’a embrassée sur la joue.
Tout en regagnant la maison, j’ai prié et me suis souvenue de mes ennemis. J’ai pris la résolution d’écrire une lettre cordiale à Birioukov et ainsi ai-je fait. J’ai décidé de faire un partage à l’amiable avec la femme du prêtre à qui j’ai écrit. J’ai répondu à la baronne Ikskoul qui m’avait demandé l’autorisation de faire une édition populaire de Khosltomier1 et de Polikouchka2. J’ai donné mon consentement pour la seconde de ces œuvres et l’ai refusé pour la première. A la maison tout le monde est joyeux, tout va son train habituel. J’ai décidé encore de venir en aide, par l’intermédiaire de Macha, aux familles des paysans condamnés pour délit forestier.

17 janvier 1891.


Je me suis levée tard, je suis lasse, le voyage d’hier m’a fatiguée. J’ai écrit à Liovouchka et copié le journal de Liova. Achevé le cahier du Caucase. J’ai donné à Andrioucha une leçon de liturgie et aux deux petits une leçon de musique. Ils ont été amicaux et ont bien travaillé. Après dîner, je me suis remise à copier, puis je me suis occupée de Vanitchka qui continue à avoir des élancements dans l’oreille et pleure. Nous avons lu à haute voix un roman français assez ennuyeux. Pendant le dîner, nous avons dit en plaisantant que ce serait très bien si les maîtres prenaient pour une semaine la place des domestiques. Liovotchka s’est assombri et s’est retiré en bas dans son bureau. Je suis allée lui demander ce qu’il avait. Il m’a répondu : « Conversation stupide à propos d’une chose sainte. C’est pour moi un supplice d’être entouré de domestiques. On s’en fait des gorges chaudes et cela m’est pénible, surtout devant les enfants. » Je me suis efforcée de le calmer. Il est irascible et vient d’avoir une discussion très vive avec Alekséï Mitrofanovitch au sujet de Strakhov.

18 janvier 1891.


Je ne suis pas bien portante. Les muscles du ventre sont très douloureux et j’ai un peu de fièvre. J’ai eu avec Niania de grands désagréments. Depuis hier, elle est impertinente et ne s’occupe absolument pas du petit. Aujourd’hui, elle m’a poussée à bout, moi qui suis malade, aussi lui ai-je déclaré qu’il m’était impossible de me laisser injurier par la première femme dévergondée venue. Elle m’a répondu si grossièrement que je l’aurais renvoyée sur-le-champ si je n’avais songé à Vanitchka. Le pauvret, sentant qu’il s’était passé quelque chose d’anormal, s’accrochait aux jupes de Niania et ne faisait que répéter : « Maman paï. » Ah ! si tout le monde était comme les enfants ! Après avoir fait travailler Micha, je me suis mise à copier. Je souffre, n’ai rien mangé, mais ne suis pas alitée. Le journal de Liovotchka est très intéressant. J’en suis à la période de la guerre de Sébastopol. Un feuillet arraché m’a frappée par la grossièreté et le cynisme de la débauche. Le mariage et la débauche masculine sont deux choses qui me paraissent inconciliables. Comment le mariage pourrait-il être heureux après que l’homme a mené une vie de débauche ? C’est même surprenant que notre vie conjugale ait pu être ce qu’elle a été. Mon innocence et mon instinct de conservation ont contribué à sauver notre bonheur. Instinctivement et consciemment, j’ai fermé les yeux sur le passé, j’ai voulu m’épargner moi-même, je n’ai pas lu son journal et ne l’ai pas interrogé. Autrement nous aurions sombré tous les deux. C’est ma pureté qui l’a sauvé. Il ne le sait pas et, pourtant, c’est bien vrai. Cette placide débauche, la manière dont il l’envisage, les tableaux de cette vie voluptueuse vous contaminent comme un poison. Sur une femme éprise d’un autre homme, ils auraient pu avoir une influence néfaste. « Voilà ce que tu as été ! Tu m’as profanée par ton passé. Eh bien ! voilà pour toi ! » Tels sont les sentiments qu’aurait pu faire naître dans le cœur d’une femme la lecture de ce journal.

19 janvier 1891.


Je suis tout à fait malade, j’ai des douleurs dans le ventre et de la fièvre. Comme en songe, j’ai donné aux enfants une leçon de musique de deux heures et corrigé les épreuves de la Sonate à Kreutzer. J’ai une grande capacité de travail. Quel dommage que je n’aie pas pu l’utiliser pour une tâche plus digne et plus noble que des besognes matérielles et un travail mécanique. Si je pouvais écrire des nouvelles ou peindre des tableaux, comme j’en serais heureuse ! J’ai reçu de Liovouchka une lettre magnifique, mais comme il est sombre et impressionnable ! Il n’éprouve aucune joie de vivre et il n’y aura dans ses travaux ni unité ni harmonie. C’est regrettable !
Il existe un lien évident entre le journal de jeunesse de Liovotchka et la Sonate à Kreutzer. Et moi, je suis la mouche bourdonnante. L’araignée m’a prise dans sa toile et m’a sucé tout mon sang.

20 janvier 1891.


Ma santé est meilleure, mais j’ai le rhume. Micha a pris la grippe. Sacha et Vania vont mieux. Erdelli est arrivé. Sa mère refuse de consentir, avant trois ans, à son mariage avec Macha. Ils sont tous deux très troublés. Nous avons pleuré, car ces jeunes gens nous font grand’ peine, mais nos conversations n’ont abouti à rien. C’est un garçon faible, il est à plaindre. Les enfants ont joué, les fillettes ont écrit. Moi aussi j’ai écrit après le dîner. L’après-midi, j’ai lu Spinoza. Ne l’ayant pas encore approfondi, je ne puis dire si je l’aime. Sa conception de Dieu est conforme à la mienne et me satisfait pleinement. J’ai lu quelques pages d’un roman français. On a apporté la dernière partie des épreuves de la Sonate à Kreutzer. Je les ai lues sans être troublée comme jadis, Dieu merci, puis je les ai corrigées. Liova dort mal et ne peut pas écrire. La température était plus douce ce matin 1/2 — 0. Maintenant il y a de nouveau — 7.

23 janvier 1891.


Voilà trois jours que je n’ai pas écrit mon journal. Nous avons eu des visites : Raievskaia, Erdelli, Alexandre Aleksandrovitch Bers. Journée vaine ! Je me suis laissé sottement entraîner. Hier, Liovotchka est allé à pied à Toula par un temps doux. Le matin, Raievskii était venu à pied chez nous, en allant à la rencontre de sa femme et l’exemple a été contagieux. Liovotchka a dîné chez les Zinoviev (lui était absent) et a passé la soirée chez les Raievskii. Il est revenu en chemin de fer avec Alekséï Mitrofanovitch. Serge est allé aussi à Toula et est venu chez nous aujourd’hui. Restés à trois, lui, Tania et moi, nous avons discuté de toutes sortes de choses : des affaires, de la vie conjugale, du mariage d’Erdelli et de Macha Kouzminskaïa. Serge est reparti après dîner. Le soir j’ai piqué du linge à la machine. J’ai mal aux yeux et à la tête, car j’ai un rhume terrible. Toute la maisonnée a la grippe. Mon mauvais état de santé me rend stupide.



FIN

1. Nouvelle de Léon Tolstoï.
2. Ibid.


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