Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XXII

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Moscou, 3 mars 1887.


A Pétersbourg, on a trouvé des bombes chez quatre étudiants qui se proposaient d’attenter à la vie du tsar au moment où celui-ci se rendrait au service commémoratif de son père. Cette nouvelle m’a tellement bouleversée que je ne puis m’en remettre. Ce mal engendrera toute une série de maux. Comme tout m’alarme maintenant ! Liovotchka n’a opposé à cette nouvelle que tristesse et silence. Il est immunisé par tout ce qu’il a déjà souffert.
Le drame a un immense succès devant lequel Liovotchka et moi restons calmes1. Je tenais régulièrement mon journal lorsque Liova a commencé à l’écrire, mais j’ai dû le recopier tant de fois que j’ai négligé de noter les événements de la vie quotidienne. Le 11 novembre, ma mère est morte à Ialta où on l’a enterrée. Le 21, je suis partie pour Moscou avec la famille. Liovotchka a écrit une nouvelle dont le sujet est emprunté à l’époque des premiers chrétiens. Actuellement il travaille à un article sur la Vie et la Mort. Il se plaint souvent de douleurs au creux de l’estomac. Nous avons passé cet hiver dans le calme et la félicité. L’édition à bon marché de ses œuvres a paru, mais j’ai cessé de m’y intéresser. L’argent qu’elle a rapporté ne m’a fait aucun plaisir, je savais d’ailleurs qu’il en serait ainsi. Miss Fewson, la nouvelle Anglaise, est arrivée. Macha est malade, je lui lis à haute voix le Roi Lear. J’aime Shakespeare bien qu’il soit souvent désordonné et qu’il manque de mesure.

6 mars 1887.


J’ai copié De la Vie et de la Mort que je viens de relire attentivement. J’ai cherché avidement un point de vue nouveau, mais je n’ai trouvé que quelques expressions heureuses et de jolies comparaisons. Quant à l’idée essentielle, elle reste, selon moi, éternellement la même : il est nécessaire de renoncer aux biens matériels pour ne songer qu’à la vie spirituelle. Un point me paraît faux et impossible : ce renoncement aux biens matériels doit être fait au nom d’un amour embrassant le monde entier. Je pense, moi, qu’il existe d’indiscutables devoirs qui nous ont été dictés par Dieu, que nul n’a le droit d’enfreindre et qui, loin d’être des obstacles à la vie spirituelle, en sont bien plutôt les piliers.
J’ai l’âme lourde. Ilia me fait beaucoup de chagrin. Il mène une existence mystérieuse et misérable : l’oisiveté, l’alcool, le mensonge, les mauvaises fréquentations et surtout l’absence de toute vie spirituelle. Serge est reparti pour Toula où doit se réunir demain en séance le conseil d’administration de leur banque paysanne. Tania et Liovouchka passent leurs journées à jouer au vint2. J’ai perdu la faculté d’éduquer les plus jeunes de mes enfants. Ils me font grand’pitié et je crains de les gâter. J’éprouve pour eux des craintes et une tendresse séniles. Je sens toujours aussi vivement l’importance de leur donner une culture et j’ai perdu tout point d’appui dans l’existence. Pourtant que de minutes magnifiques : la solitaire contemplation de la mort, la vision nette du dualisme de la vie matérielle et de la vie spirituelle, la certitude de la vie éternelle.
Parfois Liovotchka se prépare à partir à la campagne, mais reste à Moscou. Je me tais, estimant que je n’ai pas le droit d’influer sur ses décisions. Il a beaucoup changé et considère tout avec calme et bienveillance. Il lui arrive de jouer au vint avec nous, de s’asseoir au piano. La vie de citadin a cessé de le mettre au désespoir. Il a reçu une lettre de Tchertkov3 que je n’aime pas. C’est un homme inintelligent, rusé, exclusif dans ses idées et dépourvu de bonté. Il a manifesté une grande admiration pour Liovotchka qui, pour cette raison, s’est engoué de lui. J’admire beaucoup l’œuvre des livres populaires que Tchertkov a fondée à l’instigation de Léon Nikolaïévitch, et ne puis que lui rendre justice. Feinermann est de nouveau à Iasnaïa Poliana. Il a abandonné sans aucune ressource sa femme enceinte et un enfant pour venir vivre chez nous. Je respecte les principes de famille ; aussi, à mes yeux, Feinermann n’est-il pas un être humain et s’est-il ravalé au-dessous de l’animal. Quels que soient son enthousiasme, son fanatisme, quelles que soient ses idées et ses belles déclarations, le fait qu’il a abandonné sa propre famille et se nourrit du pain d’autrui reste monstrueux.

9 mars 1887.


Liovotchka écrit un nouvel article sur la Vie et la Mort qu’il lira à la Société de psychologie. Il s’est remis depuis huit jours au régime végétarien, ce qui ne manque pas d’influer sur son état d’esprit. C’est exprès qu’il a parlé aujourd’hui en ma présence des méfaits de l’argent et fait allusion à mon désir d’épargner pour les enfants. Tout d’abord, je me suis tue, puis à bout de patience, je lui ai objecté que j’avais vendu huit roubles les douze volumes de ses œuvres complètes tandis que lui avait demandé dix roubles pour le seul roman de Guerre et Paix. Il s’est fâché, mais n’a rien répliqué. Nos soi-disant amis, les néo-chrétiens, s’efforcent, non toujours sans succès, d’exciter contre moi Léon Nikolaïévitch. Je viens de relire une lettre de Tchertkov dans laquelle il se félicite d’avoir en sa femme une compagne spirituelle et plaint Léon Nikolaïévitch d’être privé de ce bonheur qu’il mérite si bien. Cette lettre m’a fait mal. Cet homme obtus, rusé, faux, qui a su prendre Léon Nikolaïévitch dans ses filets, voudrait (et cela sans doute au nom de principes chrétiens) briser le lien qui nous unit si étroitement depuis vingt-cinq ans. Pendant les deux mois qu’a duré la maladie de Léon Nikolaïévitch, nous avons vécu comme autrefois. J’ai pu constater combien son âme s’est reposée, j’ai vu se réveiller son ancienne faculté de créer. Il a écrit un drame. Maintenant que le voilà de nouveau empêtré dans les filets de ces néo-chrétiens, il est reparti pour la campagne et, sous leur influence, j’ai vu le feu s’éteindre en lui.
Il faut rompre toutes relations avec Tchertkov qui n’est que mensonge et méchanceté.
Nous avons eu des visites aujourd’hui, de la jeunesse. Après-dîner, nous avons fait une partie de vint. Quelle triste chose que ce vint universel ! Il fait froid, — 14 degrés la nuit.

Moscou, 14 mars 1887.


Me voici tout à fait seule, le calme règne autour de moi et je me sens bien. Les trois petits dorment. Tania, Macha et Liovouchka sont en visite chez les Tatichtchev. Ilia a eu trois jours d’arrêts pour être arrivé en retard à la caserne. Liovotchka est parti avec N. N. Gay (fils), à la Société de psychologie, pour y donner lecture de son nouvel article sur la Vie et la Mort. Gay et moi l’avons recopié en toute hâte, j’ai écrit aujourd’hui du matin au soir. Léon Nikolaïévitch n’est pas bien portant, il a des douleurs d’estomac et des troubles digestifs, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un régime alimentaire des plus étranges : tantôt il ne mange que des légumes, tantôt il mange de la viande, tantôt enfin il ne boit que du rhum coupé d’eau. Il est abattu, mais gentil. On a envoyé quelqu’un de Pétersbourg à Iasnaïa Poliana au sujet des costumes pour notre drame. D’après la lettre que j’ai reçue hier de Potiékhine, il est probable que la censure n’en autorisera pas encore la représentation. Néanmoins on répète et on prépare. J’hésite à assister à la générale. J’ai à la fois envie et peur de quitter la maison. Rien n’est encore décidé à ce sujet, cela dépendra de la santé de Liovotchka. J’ai accompagné les enfants au patinage et me suis bornée à les regarder. Peu à peu, il faut renoncer à tous les plaisirs de la jeunesse. Liovotchka consacre beaucoup de temps à cet article qui me plaît infiniment. C’est la seconde fois qu’il en donne lecture à l’Université. Ces derniers temps, il a fait quelques infractions aux différentes règles qu’il s’est imposées : il laisse Grigorii faire sa chambre ; quand il est souffrant, il mange de la viande ; il lui arrive de faire une partie de cartes avec nous. Son entêtement et sa mauvaise humeur ont passé. Il est devenu plus gai et meilleur. La vente de ses œuvres a cessé de l’irriter et il est content que le prix de l’édition soit fixé à huit roubles.

30 mars 1887.


Liovotchka continue à se mal porter. Voilà trois mois qu’il souffre de douleurs au creux de l’estomac. J’ai écrit à Zakharine pour le prier de venir. Mais Léon Nikolaïévitch a pris les devants et s’est rendu chez lui aujourd’hui. Zakharine a diagnostiqué un catarrhe de la vésicule biliaire et prescrit l’ordonnance suivante :

1° S’habiller chaudement ;
2° Enrouler autour du ventre une bande de flanelle non lavée ;
3° S’abstenir de toute graisse ;
4° Manger souvent et par petites quantités ;
5° Boire trois ou quatre fois par jour et par demi-verre de l’eau d’Ems réchauffée. Le premier verre à jeun, le deuxième un quart d’heure après le premier, le troisième une heure avant le déjeuner et le quatrième une heure avant le dîner. Continuer ce traitement trois semaines de suite, puis l’interrompre et le recommencer plus tard si besoin est. Boire tiède, à une température légèrement supérieure à celle du lait qu’on vient de traire et autant que possible d’un seul trait.
6° Lutter contre l’habitude de fumer.


18 juin 1887.


Nombreux sont ceux qui me reprochent de n’écrire ni journal ni mémoires alors que la destinée m’a mise en contact avec un homme aussi célèbre que Léon Nikolaïévitch. Mais c’est si difficile de faire abstraction des liens personnels qui m’unissent à lui et si difficile d’être impartiale ! Enfin j’ai tant à faire et il en a été ainsi toute ma vie ! J’avais pensé que je serais libre cet été et pourrais trier et copier les manuscrits de Léon Nikolaïévitch, mais voilà déjà plus d’un mois que nous sommes ici et Liovotchka m’a réclamé tous mes loisirs pour la transcription de son article sur la Vie et la Mort auquel il travaille avec énergie depuis si longtemps. A peine l’ai-je recopié qu’il se met à le remanier et c’est toujours à recommencer. Quelle patience et quel esprit de suite ! Pourtant, je devrais prendre des notes, ne fût-ce que pour éclaircir certains points obscurs de son existence. Ainsi il circule dans le public une lettre manuscrite de Léon Nikolaïévitch à un certain Engelgardt4. Léon Nikolaïévitch n’a jamais vu ce jeune Engelgardt qui, ainsi que beaucoup d’autres, s’est adressé à lui comme à un écrivain célèbre. Léon Nikolaïévitch était profondément triste et ému de ne pouvoir, comme il l’eût tant voulu, mettre en pratique les idées qu’il avait exposées dans ses écrits. Il se sentait seul et malheureux et, dans cette lettre à un inconnu, il a développé ses idées comme il l’eût fait dans son journal.
Étranges sont aussi les relations et la correspondance que Léon Nikolaïévitch entretient avec nombre de gens malhonnêtes et perdus de réputation, comme Ozmidov5 par exemple. Ces jours derniers, ayant aperçu sur une enveloppe l’adresse d’Ozmidov, je demandai à Léon Nikolaïévitch pourquoi il échangeait des lettres avec cet homme qu’il savait être mauvais. Il m’a répondu : « A plus forte raison. S’il est mauvais, je puis lui être utile, plus nécessaire qu’à d’autres. » Ces paroles expliquent les relations qu’il entretient avec des gens méchants, mystérieux, obscurs, qui viennent chez nous en si grand nombre. Pas plus tard qu’hier est arrivé un étudiant en médecine, révolutionnaire éhonté, à qui Léon Nikolaïévitch a exposé les errements et la faillite des idées révolutionnaires. L’a-t-il convaincu ? Je ne saurais le dire, mais je n’en ai rien remarqué. Nous avons reçu aujourd’hui plusieurs lettres d’Amérique, un article de Kennan, dans The Century, sur le séjour qu’il a fait à Iasnaïa Poliana et les entretiens qu’il a eus avec Léon Nikolaïévitch, enfin une critique des œuvres de Léon Nikolaïévitch traduites en anglais, le tout très flatteur et témoignant d’un vif intérêt. Comme il est étrange et agréable de trouver si loin compréhension et sympathie !
Liovotchka est parti à pied pour Iasenka avec deux de des filles et les deux filles de Kouzminskii. Il a commencé à pleuvoir et j’ai envoyé au-devant d’eux voiture et vêtements. Délivré de ses apôtres, de Tchertkov, de Feinermann et des autres, Léon Nikolaïévitch est redevenu charmant et gai. C’est tout à fait l’homme d’intérieur qu’il était naguère. Il a passé au piano une de ces dernières soirées et a joué, avec un visible plaisir, des sonates de Mozart, de Weber et de Haydn. La partie de violon était tenue par un jeune homme de dix-huit ans, Liasotta, élève au conservatoire de Moscou, que j’ai pris comme professeur pour Liovouchka sur le désir que celui-ci m’en a exprimé.
En revenant de Moscou, le 11 mai, j’ai insisté auprès de Léon Nikolaïévitch pour qu’il se remît à boire de l’eau d’Ems, conformément aux prescriptions de Zakharine et il y a consenti. C’est moi qui lui porte l’eau d’Ems réchauffée, qu’il avale sans mot dire. Pourtant, un jour qu’il était de méchante humeur, il a fait cette remarque : « Il suffit que l’on te dise qu’il faut boire ceci ou cela pour que tu y croies. Je me soumets parce que cela ne peut pas faire grand mal. » Il a suivi ce traitement durant trois semaines et ne s’est pas remis au régime végétarien. Selon moi, sa santé s’est notablement améliorée, il se promène beaucoup et a plus de forces. Malheureusement il dort trop peu, sept heures environ, sans doute à cause de ce travail intellectuel si intense.
Il est content du succès de ses œuvres en Amérique ou plus exactement de l’intérêt que le public manifeste là-bas pour ses idées, car en général gloire et succès le laissent assez indifférent. Il a l’air satisfait et heureux et souvent il s’exclame : « Comme la vie est belle ! »
Je suis en mal d’Ilia et souffre de n’être pas encore allée le voir. Ces années dernières, il a été si distant, si peu désireux d’entretenir des relations avec la famille que force était de conclure qu’il n’avait nul besoin de nous. Le pauvre ! Il a pris une mauvaise voie. Il s’est laissé aller moralement et mène une existence misérable. J’irai le voir bientôt.
Chaque jour, les malades viennent en foule me trouver. Je les soigne tous en m’aidant du livre de Florinskii6. Quel supplice de ne pas comprendre, de ne pas discerner le mal dont ils souffrent et de ne pas savoir comment les soulager. Parfois, devant mon impuissance, l’envie me prend de tout abandonner. Puis quand je vois leur confiance touchante, leurs regards suppliants, je suis prise de pitié et tout en étant consciente que je fais peut-être tout autre chose que ce qu’il faudrait faire, je distribue des remèdes en m’efforçant de ne pas penser à ces infortunés. Ces jours derniers, n’ayant pas sous la main le médicament nécessaire, j’ai donné de l’argent à la malade et l’ai envoyée à la pharmacie. Mais la vieille femme a fondu en larmes, m’a rendu l’argent en me disant : « Je vais mourir, c’est évident, gardez cette somme et donnez-la à plus pauvre que moi. Je n’en ai pas besoin. »

21 juin 1887.


Enfin voici la chaleur ! Je me suis baignée pour la première fois. L’acteur Andréev Bourlak est venu hier soir pour faire la connaissance de Léon Nikolaïévitch. Les excellents récits qu’il nous a faits de la vie paysanne nous ont rappelé Gorbounov. Après le départ de nos hôtes, Léon Nikolaïévitch, Liovouchka et moi sommes restés avec lui jusqu’à deux heures du matin. Léon Nikolaïévitch riait si fort que nous avons eu peur pour lui. Aujourd’hui, il a encore remanié de fond en comble son article sur la Vie et la Mort et, après dîner, il a fauché l’herbe du jardin. J’ai lu l’ouvrage de Strakhov contre le spiritisme. Livre difficile et non convaincant, à moins que je n’aie mal compris. Avant d’aller nous baigner, j’ai réuni la jeunesse à qui j’ai lu Un héros de notre temps. Que d’idées remarquables et dans un état de parfaite maturité ! J’aime beaucoup Lermontov. Peut-être était-il un homme désagréable, d’un tempérament bilieux, mais il était si intelligent et tellement au-dessus de la moyenne ! On ne le comprenait pas, mais lui voyait et pénétrait tout.
Je me sens faible au moral et au physique. Je suis accablée par les souvenirs et les regrets. Que peut-il y avoir de pire ?

2 juillet 1887.


Je suis allée à Moscou chez Ilia. Quelle joie de revoir son bon visage ! Lui aussi a été content de ma visite. Il habite une izba, ses propriétaires l’ont pris en affection, mais il vit de si étrange manière ! Moi qui suis sa mère et qui l’ai nourri de mon lait, je souffre à la pensée que tout l’argent que je lui envoie sert à payer ses dettes, qu’il mange à crédit des hors-d’œuvre et des sucreries et jamais un véritable repas. Mais cela le préoccupe fort peu. Tout l’intérêt de sa vie est concentré sur Sonia Filosofovna. Il vit de souvenirs, de correspondance et les yeux tournés vers l’avenir. En ce moment, il est chez nous. Il est allé à la chasse et a tué trois bécasses. Demain il repartira. Cela me fait de la peine, mais il faut s’habituer à voir les petits s’envoler hors du nid.
Strakhov est chez nous. Quel homme intelligent et agréable ! Liovotchka fait les foins et consacre trois heures par jour à son article qui sera bientôt terminé. Un de ces soirs, il est rentré au moment où Serge jouait une valse et m’a demandé si je voulais danser avec lui. Nous avons valsé ensemble à la grande joie de la jeunesse. Liovotchka est plein d’entrain et de gaieté, mais il a moins de résistance. Ses promenades et les travaux des champs le fatiguent plus qu’auparavant. Il a eu avec Strakhov de longues discussions sur la science, l’art, la musique. Aujourd’hui, nous avons parlé photographie, car j’ai rapporté un appareil et désire photographier la famille et des paysages. Ma fille Tania est à Pirogov.

3 juillet 1887.


Serge joue la Sonate à Kreutzer. Liasotta tient le violon. Quelle puissance dans l’expression de tous les sentiments humains ! J’ai sur ma table des roses et du réséda, nous allons déguster un excellent repas. Après l’orage, le temps est doux. Autour de moi, des enfants charmants. Andrioucha a retapissé avec soin les meubles de la chambre d’enfants. Puis viendra l’affectueux et tendre Liovotchka. Voilà ma vie dont je jouis consciemment et pour laquelle je rends grâces au Seigneur. En tout cela j’ai trouvé joie et bonheur. Lorsque j’étais très jeune, avant mon mariage, je me rappelle que je tendais de toutes mes forces vers cette félicité, telle que Liovotchka la conçoit, fruit d’un renoncement total et du don de soi-même aux autres, j’aspirais à une vie ascétique. Mais la destinée m’a envoyé une famille pour laquelle j’ai vécu et on voudrait maintenant me persuader que cela n’est pas la vie. Parviendrai-je jamais à l’admettre ?
Strakhov est parti hier, Ilia aujourd’hui. Hier Serge et moi avons pris des photographies avec l’appareil que j’ai acheté.

19 juillet 1887.


Quelques journées perdues ! Serge est allé à Samara et en est revenu sans avoir rien arrangé. Paul Dmitriévitch Golokhvastov est venu chez nous. C’est un orthodoxe et un panslaviste exalté. Il s’est entretenu avec Léon Nikolaïévitch de la religion et de l’Église. La conversation a pris un tour fort déplaisant. Golokhvastov a parlé avec enthousiasme de la magnifique cathédrale de la Jérusalem Nouvelle où s’assemblent jusqu’à dix mille fidèles, du faste de l’édifice, etc… Léon Nikolaïévitch écoutait, écoutait, puis avec ironie et méchanceté, il lança : « Ils sont tous venus pour se moquer de Dieu. » Je me mêlai alors à l’entretien et assurai à Léon Nikolaïévitch que c’était son orgueil qui parlait lorsqu’il affirmait que dix mille hommes étaient venus se moquer de Dieu et qu’il croyait être le seul à détenir la vérité et à bien pratiquer la religion. Il faut admettre, ai-je ajouté, qu’un motif plus noble a incité ces gens à se réunir dans ce temple. Après dîner, Golokhvastov a parlé du patriarche Nikone dont la vie et la personnalité lui paraissent intéressantes. Léon Nikolaïévitch était plongé dans son journal ; soudain, il interrompit sa lecture et déclara du même ton ironique et méchant : « C’était un paysan, un mordvine7, et s’il avait quelque chose à dire, qu’a-t-il dit ? » Indigné, Golokhvastov riposta avec violence. Ce fut pénible !
Nous avons eu la visite de Boutkévitch8, un ex-révolutionnaire que l’on a incarcéré deux fois, une fois pour affaire politique, l’autre fois comme suspect de mal penser. C’est un homme jeune, le fils d’un propriétaire foncier de Toula. Il a écrit à Léon Nikolaïévitch qu’en sortant de prison, il avait rencontré une dame de sa connaissance qui avait fait mine de ne pas le reconnaître et que cela lui avait fait de la peine. Auparavant, lorsqu’il venait voir Léon Nikolaïévitch, il restait en bas, je ne le priais pas de monter, puis j’ai eu pitié de lui et l’ai invité à prendre le thé. Pendant les quarante-huit heures qu’il a passées chez nous par la suite, il m’a vivement déplu. Il garde un silence obstiné, son visage est impassible, il est noir, borgne et porte des lunette bleues. Des quelques rares paroles qu’il prononce, on ne saurait déduire son opinion sur quoi que ce soit. Actuellement, il est tolstoïen. Combien sont peu sympathiques tous ceux qui ont adhéré à la doctrine de Léon Nikolaïévitch ! Pas un seul homme normal ! Quant aux femmes, elles sont hystériques pour la plupart. Ainsi, par exemple, Maria Aleksandrovna Schmidt9, qui vient de quitter Léon Nikolaïévitch. Jadis, elle fût entrée en religion, aujourd’hui, elle est fervente admiratrice des idées tolstoïennes. Elle a été surveillante à l’Institut Nikolaïev, mais, s’étant séparée de l’Église, elle a dû renoncer à cette situation. Elle vit à la campagne et s’occupe exclusivement de recopier les œuvres prohibées de Léon Nikolaïévitch. Lorsqu’elle aborde Léon Nikolaïévitch ou lorsqu’elle le quitte, elle est secouée par des sanglots. Paul Ivanovitch Birioukov est ici. C’est un des meilleurs et des plus intelligents tolstoïens en même temps qu’un de ceux qui mettent le mieux en pratique l’enseignement de Léon Nikolaïévitch. Il est venu encore d’autres visiteurs : Golokhvastov accompagné d’une élève et un neveu de Léon Nikolaïévitch avec son précepteur.
La maison est bruyante, l’atmosphère lourde et ennuyeuse. Je voudrais plus de solitude à l’intérieur de la famille, plus de loisirs et une vie plus sérieuse. Les visiteurs me prennent tout mon temps. Abamalek nous a amené les Helbig, mère et fille. La mère, née princesse Chakhovshaïa, est mariée à un professeur allemand. Elles aussi sont venues pour voir une célébrité russe, Léon Nikolaïévitch Tolstoï. Ce sont des femmes agréables et d’excellentes musiciennes, mais c’est pénible de ne pouvoir choisir si ses amis ni ses hôtes et d’être obligé de recevoir n’importe qui. Les matinées sont chaudes, les nuits fraîches. Nous prenons des bains, il y a des fruits à profusion.

4 août 1887.


Aleksandra Andréevna Tolstaïa, qui était notre hôte depuis le 25 juillet, est partie aujourd’hui. Léon Nikolaïévitch a eu un violent mouvement de bile qui a commencé le 16 juillet et dont il n’est pas encore remis. Il a souffert de douleurs au creux de l’estomac, il est constipé, ses urines sont troubles. Hier soir, P. I. Birioukov a emporté, pour le remettre à l’imprimeur, l’article sur la Vie. Léon Nikolaïévitch a supprimé le mot « mort ». En terminant son article, il a en effet décidé qu’il n’y avait pas de mort. Nous avons eu des pluies, mais, aujourd’hui, le temps s’est légèrement éclairci.

19 août 1887.


Le peintre Répine, qui était arrivé chez nous le 9, est reparti dans la nuit du 16. Il a fait deux portraits de Léon Nikolaïévitch. Il a commencé le premier en bas dans le bureau de Liova et, comme il en était mécontent, il en a fait un second en haut, au salon, sur fond clair. Le portrait est magnifique. Il sèche chez nous en ce moment. Répine a terminé hâtivement le premier dont il m’a fait cadeau. On a achevé d’imprimer l’article, mais les caractères ne convenant pas, il faudra refaire une nouvelle composition. Bien que la santé de Liovotchka soit satisfaisante, il se plaint parfois de douleurs au foie. Temps clair, splendide. Ilia a passé chez nous les journées du 15 et du 16. Il se porte bien, sa gaieté est inépuisable. C’est toujours autant ! Il lui arrive aussi d’être malade et de méchante humeur. Je suis enceinte, ce qui est pour moi un supplice physique et moral. Les forces de Liovotchka déclinent. La vie de famille se complique, mon énergie morale va sans cesse en diminuant. Mon frère Stiopa et sa femme sont arrivés. Il s’est rendu hier à Pétersbourg pour faire des démarches au sujet de son transfert en Russie. Sa femme est restée ici. La réserve et l’affectation de celle-ci sont si grandes que je ne la comprends pas. Les gens qui entourent Liovotchka sont équivoques : Boutkévitch, Rakhmanov et l’étudiant de Kiev. Il est pénible de voir tous ces étrangers introduits dans la famille. Et ils sont nombreux ! C’est la rançon de la gloire de Liovotchka et de la célébrité de ses doctrines.
Le soir, Liovotchka nous fait la lecture à haute voix : les Ames mortes de Gogol. J’ai des névralgies.

25 août 1887.


J’ai passé la journée à trier et à classer les manuscrits de Liovotchka que je désire porter au musée Roumiantzev afin qu’ils y soient conservés. C’est difficile de s’y retrouver dans ce désordre et cette confusion. Sans doute est-il impossible de tirer ces documents au clair et de les compléter. Je voudrais porter aussi au musée toutes les lettres, les carnets de notes, le journal, les portraits, bref tout ce qui concerne Léon Nikolaïévitch. Ce que je fais est raisonnable, mais douloureux. Est-ce parce que je vais mourir que je mets tout en ordre ?
Stiopa et sa femme ainsi que le charmant Strakhov sont en séjour chez nous. Chaleur terrible. J’ai mal à la gorge. Liovotchka est faible. Il a recommencé le 20 à boire de l’eau d’Ems. Viérotchka Tolstaïa et Macha sont venues demander de l’argent pour leur frère Serge. Liovotchka continue à remanier son article, mais semble avoir perdu le goût de ce travail.
Léon Nikolaïévitch a commencé le 17 juin 1888 à boire de l’eau d’Ems source Kesselbrunn.
Il a suivi ce traitement pendant quatre semaines en juin 1889 et quatre semaines en mai 1890. Il a pris du koumiss tout l’été.
C’est Léon Nikolaïévitch qui m’a apporté cette fleur à Iasnaïa Poliana en octobre 189010.


1. La Puissance des Ténèbres avait été lue devant Alexandre III et le drame avait obtenu à la cour un grand succès.
2. Jeu de cartes analogue au whist.
3. Fils d’un général aide de camp du tsar, brillant officier de la garde impériale, doté d’une grande fortune, Vladimir Grigoriévitch Tchertkov fit la connaissance de Léon Nikolaïévitch en 1883. En 1897, il fut exilé pour avoir propagé des œuvres de Tolstoï jugées subversives. Il s’installa en Angleterre, fonda une maison d’édition, la Libre Parole, où il imprima les œuvres de Tolstoï interdites en Russie. A son retour d’Angleterre, Tchertkov acheta, à quelques verstes de Iasnaïa Poliana, une propriété. Fervent admirateur de Léon Nikolaïévitch, il travailla à la diffusion des idées religieuses et philosophiques de l’écrivain.
4. Fils d’un savant agronome bien connu en Russie et auteur d’un livre intitulé le Progrès en tant qu’évolution de la cruauté.
5. Ami de Léon Nikolaïévitch qui aimait sa pénétration d’esprit et l’ardeur qu’il apportait à la recherche de la vérité.
6. Médecin et écrivain dont le livre, la Médecine chez soi, était à cette époque très populaire en Russie.
7. Finnois de la Russie orientale.
8. Anatole Stépanovitch Boutkévitch fit la connaissance de Léon Nikolaïévitch à son retour de déportation en 1886.
9. Disciple et amie de Léon Tolstoï.
10. Il s’agit d’une fleur séchée trouvée entre les feuillets du journal.


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