Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre XVI

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21 septembre 1878.


Nicolas Tolstoï est venu nous voir. Nous avons fait le projet de nous rendre à Moscou avec lui et sa future femme, une petite étoile.

22 septembre 1878.


Liovotchka et Ilioucha sont allés à la chasse au lévrier et ont rapporté six lièvres. On a vacciné Andrioucha.

23 septembre 1878.


Seizième anniversaire de notre mariage. J’ai donné aux enfants une leçon d’allemand qui a bien marché. Le temps est calme, doux, clair. Andrioucha me donne beaucoup de joies.

24 septembre 1878.


Dimanche. J’ai fait la grasse matinée. Liovotchka est allé à la messe. Liovotchka, Machenka (la sœur de Liovotchka), et moi avons pris ensemble le petit déjeuner, après quoi les enfants sont partis à pied pour Iasenka. Machenka est allée à Toula en compagnie d’Oulianinskii, un jeune lycéen qui enseigne à Serge le latin et le grec. Liovotchka et Sérioja sont partis avec des fusils à la chasse au chien courant et moi je suis restée ici pour tailler des vestes aux garçons. Plus tard, Macha, Anna et moi sommes allées en voiture rejoindre les enfants à Iasenka. Le prince Ourousov, arrivé avant notre départ, s’est armé d’un fusil et est parti à la recherche de nos chasseurs. A Iasenka, j’ai trouvé les enfants dans une boutique en train de manger des friandises. Nous avons dîné tous ensemble et fait une partie de croquet. Liovotchka, Ilioucha et moi dans un camp, M. Nief, Liovouchka et Ourousov dans l’autre. Ce sont ces derniers qui ont gagné. Quand la soirée fut plus avancée, Liovotchka et Ourousov entamèrent une partie d’échecs, les enfants étaient d’humeur folâtre et ont mangé des bonbons. J’ai lu le Journal d’une femme, d’Octave Feuillet. C’est très bien et très idéaliste, mais la fin manque de naturel. Cette œuvre semble avoir été inspirée par le désir de réagir contre le réalisme outrancier de la jeune littérature. Minuit, Liovotchka est en train de souper. Nous allons aller nous coucher.

25 septembre 1878.


Ce matin j’ai travaillé avec les enfants. Machenka est venue dîner et a amené avec elle Anton, Rossa et Nadia Delvig. Les enfants étaient dans l’enthousiame. Après le dîner, on a organisé un quadrille. Liovouchka et moi avons dansé pour faire le quatrième couple. Liovotchka et Alexandre Grigoriévitch nous ont accompagnés. Ensuite Machenka et Alexandre Grigoriévitch ont joué une charmante sonate de Mozart (piano et violon) dont l’andante me met toujours l’âme à l’envers. Puis ce fut au tour de Liovotchka de jouer des sonates de Weber, mais ici le violon d’Alexandre Grigoriévitch comparé à celui de Nagornov me parut bien mauvais. Ils ont joué en dernier lieu la Sonate à Kreutzer, de Beethoven, cela n’a pas marché. Que doit être cette sonate lorsqu’elle est bien jouée !
J’ai fait avec les enfants une partie de cartes. Rossa est simple et gentille, mais par trop laide. Tout ce monde a passé la nuit chez nous.

26 septembre 1878.


Je me suis levée avec mal à la tête. Liovotchka et Anton sont allés à la messe. Le reste de la compagnie a joué très gaiement au croquet. Temps clair. Les feuilles jaunissent, mais ne tombent pas encore. La nature est très belle. La nuit, il y a clair de lune et il gèle. Après le déjeuner, Rossa, Anton, Serge et moi avons fait une nouvelle partie de croquet. Liovotchka a persuadé aux enfants d’aller dans les champs avec les lévriers. Chacun d’eux menait son chien en laisse. Anna, Mlle Gachet, M. Nief et un chasseur, à cheval, menant lui aussi son chien en laisse, se sont joints à eux. Tableau charmant ! Après la partie de croquet, les joueurs sont allés aussi dans les champs et moi je me suis rendue chez Vasilii Ivanovitch où, cette fois, je me suis sentie très mal à l’aise. En revenant de promenade, Serge a passé chez eux et a été fort surpris de m’y trouver. Il aime Vasilii Ivanovitch et ne l’oublie pas, ce qui m’est agréable. Liovotchka est allé à la chasse et a tué une poule des bois. Les enfants ont joué au croquet jusqu’au dîner et moi j’ai regardé. Les Delvig nous ont quittés tout de suite après le repas. Les enfants se sont tous réunis dans le salon de Liovotchka, nous avons bavardé, ri, joué ensemble. Nous sommes allés nous coucher de bonne heure.

27 septembre 1878.


Le temps reste clair et sec. J’ai beaucoup tailé et cousu, j’ai donné à Lise une leçon de français, à Macha et à Tania une leçon d’allemand. Je suis d’humeur diligente et ai envie de m’occuper du ménage. On a vacciné Andrioucha vendredi, il est souffrant et agité. Quant à moi, mes seins me font mal. Liova est allé à la chasse au lévrier, mais n’a pas vu de gibier. Ses travaux ne vont pas, il a mal au dos. Machenka n’est pas de trop bonne humeur, elle a toujours froid et semble mécontente.

1er octobre 1878.


Dimanche de l’Intercession. Ce matin, Liovotchka est allé à la messe. Serge a pris des leçons de latin et de grec avec Oulianinskii. Je me suis levée tard parce que le vaccin tourmente beaucoup Andrioucha qui ne dort presque pas. Depuis le grand matin, les enfants s’étaient faits beaux pour aller chez les Delvig. Le temps s’étant assombri, ils m’attendaient avec inquiétude. Comme il ne faisait pas froid, je les ai laissés partir tous quatre avec Mlle Gachet. Ourousov est venu. Il est parti à la bécasse avec Liovotchka et M. Nief. Machenka est malade. Elle est en bas et se soigne avec des remèdes homéopathiques. Je suis seule. Après avoir rôdé dehors, près du croquet, dans la maison, je me suis mise à coudre. Nous avons dîné à sept heures, puis nous nous sommes entretenus agréablement de choses sérieuses. Liovotchka et Ourousov ont fait une partie d’échecs. J’ai brodé à la soie la robe d’Andrioucha. Les enfants, ravis de leur journée, sont revenus à dix heures et ont tout raconté.

2 octobre 1878.


Comme je travaillais avec les enfants, Gromov est arrivé. Il était accompagné de sa fille qui est fiancée à Nikolienka. Elle est charmante, simple et sérieuse. Je l’aimerai. Ils sont repartis tout de suite après dîner. Le soir, après avoir travaillé, j’ai accompagné Tania aux bains. La maison est gaie, tranquille, on ne s’ennuie pas. Le temps reste clair. Les nuits de lune sont magnifiques. Andrioucha va mieux.

3 octobre 1878.


Je suis restée à la maison malgré le temps splendide. J’ai travaillé avec les enfants, grondé et puni Tania qui n’est pas allée se promener et a échappé à Mlle Gachet. Machenka, qui était d’excellente humeur, m’a tenu compagnie. Liovotchka est allé à la chasse et a rapporté cinq lièvres. Il est tombé avec son cheval, mais, grâce à Dieu, il ne s’est blessé que le bras. Liova a passé par-dessus la tête de sa monture en pleine carrière. Le cheval s’est tordu le cou et est resté longtemps sans pouvoir se relever. Serge a appliqué à Liovotchka sur le côté droit un vésicatoire, mais je suis loin d’être rassurée. Andrioucha est charmant et peut déjà, sans aucune aide, manger du pain et boire du lait. Nikolienka arrive demain. A leurs heures de loisir, les enfants jouent au croquet. Pendant que Liovotchka prenait une légère collation au retour de la chasse, j’ai reçu une lettre de Tania qui m’a comblée de joie. Je l’ai lue à haute voix et n’ai pu m’empêcher de sourire lorsque j’arrivai au passage où elle prie de saluer notre bon, doux et pieux petit père à la peau blanche (expressions empruntées au livre populaire l’Oracle) comme nous appelons Liovotchka en plaisantant. Tout le monde a éclaté de rire.

4 octobre 1878.


C’est l’anniversaire de naissance de Tania qui a quatorze ans. Aussitôt levée, je suis partie avec les enfants dans la forêt où l’on avait organisé un pique-nique en notre honneur. M. Nief, les manches retroussées, faisait une omelette et préparait du chocolat. Le feu couvait sous quatre foyers. Serge rôtissait du chachelik. Le festin fut très gai, nous mangeâmes de bel appétit et fûmes favorisés par un temps magnifique. En rentrant, nous fîmes une partie de croquet et allâmes sur la route regarder les chevaux et les ânes qui arrivaient de Samara. La joie fut débordante. Les enfants montèrent immédiatement à âne. Nikolienka, la baronne Delvig et Rossa sont venus dîner. Nous avons bu du champagne à la santé de Tania que l’émotion faisait rougir, mais qui était très contente. Le soir, Tania et moi avons reconduit nos hôtes en voiture jusqu’à Kozlovka. Nous nous sommes couchés tard. Liovotchka est venu à pied à notre rencontre.

6 octobre 1878.


Je suis malade, j’ai une fluxion et du rhumatisme. Ce matin je suis descendue dans le bureau de Liovotchka que j’ai trouvé assis à sa table en train de travailler. C’est la dixième fois qu’il écrit le commencement de son livre1. Le début — c’est justement l’instruction de l’affaire entre les moujiks et le propriétaire. Il a extrait ce procès de documents authentiques et en a même conservé les dates. De ce procès comme d’une source jaillit l’action qui mettra en lumière les mœurs des paysans et des propriétaires fonciers. Nous serons ainsi conduits à Pétersbourg et dans différents endroits où vivent des principaux personnages. Cette « entrée en matière »2 me plaît beaucoup.

8 octobre 1878.


Mariage de Nikolienka. Liovotchka s’est rendu à Toula dès le grand matin, car il était parrain du marié. Tania et moi ne sommes parties que le soir et sommes allées directement à l’église où la cérémonie était déjà commencée. Tania a été frappée par les chants. Nous sommes parties aussitôt l’office terminé. Serge est allé à la chasse et a tué deux lièvres. Ce matin, les enfants sont allés à dos d’âne à Iasenka.

9 octobre 1878.


Bibikov, qui arrive de Samara, a apporté de mauvaises nouvelles. Cette année encore, les revenus sont presque nuls. Je me suis emportée, car on a loué des terres et acheté du bétail sans que j’en sache rien. Les récoltes sont mauvaises. J’ai eu avec Liovotchka une querelle terrible. Je suis malheureuse, mais parfaitement innocente. Je me déteste moi-même, je hais ma vie et mon soi-disant bonheur. Tout m’ennuie et me dégoûte.

11 octobre 1878.


Diakov est arrivé ce matin. Il cherche une propriété pour sa fille. Liovotchka est allé à la chasse, mais est revenu bredouille. Hier, il a tué deux bécasses et un lièvre que les chiens ont mis en pièces. Chaque soir, M. Nief nous lit à haute voix les Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas. Cette agréable lecture intéresse les enfants qui attendent le soir avec impatience. Liovotchka accumule des documents pour son prochain ouvrage. Il se plaint sans cesse d’avoir la tête lourde et fatiguée. Il ne peut encore écrire. Nous sommes redevenus amis et je me suis promis de le bien soigner.

13 octobre 1878.


Comme je travaillais avec Liovotchka et Lise, les enfants ont poussé soudain des cris de joie. C’était Serge Nikolaïévitch qui revenait de Toula où il était allé pour affaire. La journée a passé en conversations.

14 octobre 1878.


Machenka nous a quittés aujourd’hui. Serge Nikolaïévitch s’est rendu à Iasenka chez Khomiakov pour prendre des renseignements sur un régisseur. Liovotchka est allé à la chasse et a vu six coqs de bruyère. Serge Nikolaïévitch m’a demandé à plusieurs reprises des nouvelles de Tania qu’il n’oublie et n’oubliera pas. Il aurait eu grande envie de causer avec elle lorsqu’il l’a rencontrée en chemin de fer. Serge a frappé Liovouchka. Celui-ci lui a jeté un bâton que son frère avait voulu lui arracher. Je me suis fâchée et ai grondé Serge. Le soir est venu le professeur de dessin qui donne des leçons à Tania, à Ilia et à Liovouchka. Le pauvre homme est affligé d’une bosse. Tania travaille sérieusement, mais les garçons font les polissons et rient tout le temps. Serge a pris ses leçons de grec et de latin avec Oulianinskii. Puis nous avons lu à haute voix les Trois mousquetaires qui continuent à captiver les enfants. Je suis dans d’étranges dispositions. Très préoccupée de mon extérieur, je commence à rêver d’une autre vie, j’aimerais lire beaucoup, me cultiver, avoir une activité intellectuelle. Je voudrais être belle et ne pense qu’aux robes et aux futilités. Je rêve d’un voyage à Moscou avec les enfants. J’aime beaucoup Andrioucha.

Dimanche, 15 octobre 1878.


Lorsque je suis descendue ce matin prendre le thé, j’ai trouvé réunis au salon Liovotchka, son frère, Serge Nikolaïévitch, les enfants, le professeur de dessin et le lycéen Oulianinskii. La présence des précepteurs m’a légèrement gênée. Liova est allé à la messe.
Aujourd’hui grande partie de chasse. On a sellé sept chevaux. Liovotchka accompagné de son frère Serge, de son fils Serge, d’Ilioucha, de M. Nief et de deux domestiques sont partis avec les lévriers. Tania, Macha, Liovouchka, Mlle Gachet et Lise se sont rendus à Kozlovka à dos d’âne. Restée seule, je me suis occupée d’Andrioucha. Lorsque je l’eus mis au lit, je commençai à m’ennuyer, donnai ordre d’atteler la petite voiture et partis au-devant des enfants. Je les ai rencontrés à la limite de la propriété et ai invité Mlle Gachet à s’asseoir à côté de moi. Ayant décidé d’attendre les chasseurs pour dîner, nous nous fîmes servir du radis noir et du kvass en rentrant à la maison. Les chasseurs sont rentrés à sept heures très gais, en portant solennellement six lièvres qu’ils avaient suspendus à un bâton. Le soir, lecture de Dumas. Tout le monde était fatigué. Serge est fort gentil et ne dit de moi et des enfants que des choses aimables. Je vais me coucher.

16 octobre 1878.


Je me suis levée tard. Comme à l’ordinaire, les enfants sont venus l’un après l’autre dans ma chambre. Puis ce fut au tour de Liovotchka. J’ai allaité Andrioucha qui dort le matin auprès de moi. Après qu’on l’eut emporté, j’essayai ma robe neuve qui me va très bien. J’ai passé quelques instants en compagnie de Serge Nikolaïévitch qui est d’humeur sombre. Nous l’avons accompagné à Pirogov. J’ai lu de l’allemand avec Liovouchka et Ilioucha. Après dîner Liova est parti pour Toula afin d’assister à une séance du Conseil du collège. J’ai commencé à écrire de lui une courte biographie qui doit figurer en tête d’un recueil de ses œuvres. Le choix a été fait par Strakhov et le volume, édité par Stasioulévitch, paraîtra dans la Bibliothèque russe. Ce n’est pas facile d’écrire une biographie. J’ai écrit peu et mal. J’ai été dérangée par les enfants, la tétée, le bruit. En outre, je ne connais pas en détail la vie de Liovotchka avant son mariage. J’ai pris pour modèles les biographies de Lermontov, de Pouchkine et de Gogol. Entraînée par la lecture des vers, je me suis plongée avec délices dans cette poésie que j’adore. Quel dommage que les poètes soient des hommes comme les autres, avec de grands défauts. La biographie de Lermontov gâte infiniment le poète. Nous avons lu un peu de Dumas qui passionne de plus en plus les enfants. J’ai cousu un gilet de flanelle pous Andrioucha. Je lis l’Idée de Jean Teterol de Cherbuliez, mais ce livre ne me plaît pas du tout. En l’absence de Liovotchka, Mlle Gachet a passé la soirée avec moi. Liovotchka n’a pas travaillé aujourd’hui, mais ce matin, il m’a dit : « Ce sera extrêmement bien. »

18 octobre 1878.


Andrioucha a été souffrant. Il a eu de la fièvre, des frissons et un dérangement intestinal. J’ai fait la grasse matinée. Les enfants sont sortis, — les garçons sont dans les champs avec les chiens pour attraper des souris, — les fillettes et Liovouchka se promènent à âne. Liovotchka est à la chasse au lévrier. J’ai joué au croquet avec Mlle Gachet et Vasilii Ivanovitch. Mlle Gachet a gagné une partie et nous l’autre. Temps doux, clair, sec, beau. Vent du sud. J’ai recommencé à donner des leçons de musique à Liovouchka. Nous avons très mal dîné : la soupe aux pommes de terre sentait le lard, le pâté était trop sec, les beignets aux confitures étaient de vraies semelles. Quant au lièvre, je n’y goûte pas. Je n’ai mangé qu’un peu de vinaigrette et, après le repas, j’ai grondé le cuisinier. A ce moment Liova est rentré de la chasse avec quatre lièvres et un renard. Il est taciturne, absorbé, nonchalant et ne fait que lire. Aujourd’hui, j’ai reçu de Tania une soie caucasienne et de Skeiler la traduction en anglais des Cosaques. Assez bonne. Le soir, nous avons lu à haute voix du Dumas. J’ai taillé et bâti pour Andrioucha une petite robe de cachemire blanc que je veux broder de soie rouge. On a lavé Ilia et Liovouchka en bas dans la baignoire. Ils ont ri et fait des farces. Je suis allée leur dire bonsoir dans leur lit sous prétexte de regarder la chemise de nuit qu’Ilioucha trouve trop courte et je les ai trouvés si joyeux, si proprets, si gentils ! J’ai l’âme lourde. Il me faudrait plus de mouvement et quelques émotions.

21 octobre 1878.


Andrioucha a été très malade hier. Ses menottes et ses petons étaient glacés, il avait une forte fièvre et, dans son sommeil, il branlait la tête, sanglotait, ses lèvres se crispaient et on ne lui voyait plus que le blanc des yeux. Aujourd’hui, la température est tombée, mais il a la diarrhée. Son sommeil a été si agité que je suis dans une grande inquiétude. Navrotzkii, le directeur d’un nouveau journal, le Verbe russe, vient d’arriver de Pétersbourg. Il nous a lu ses vers et quelques fragments de ses drames. Ce n’est pas mal. Il nous a raconté beaucoup de nouvelles de Pétersbourg. La soirée n’a pas été sans intérêt. Les professeurs sont venus, c’est aujourd’hui samedi. Nous avons mangé des crêpes. J’ai grondé Serge parce qu’il est taquin, ce qui m’afflige. Je lui ai dit que je lui faisais des reproches parce que je l’aimais et voulais que mes enfants fussent heureux et que notre bonheur dépend en grande partie de l’affection que les autres ont pour nous. C’est dommage que l’on embaume les tsars, on devrait les enterrer tout simplement. Tu es poussière et tu retourneras en poussière. L’embaumement, les sépulcres sont des châtiments du ciel. Liovotchka est allé à la chasse et a tué un lièvre. Hier il a un peu travaillé, mais ne m’a pas encore montré ce qu’il a écrit. Le temps s’est gâté, il tombe une pluie fine. Voilà trois jours que Serge a de nouveau mal au côté.

Dimanche, 22 octobre 1878.


Les enfants sont allés à Iasenka, les uns à pied, les autres à âne. Ils ont emmené pour Macha la voiture attelée de Kolpik. Ils ont acheté et mangé des gâteaux et des bonbons. Anna et moi sommes restées auprès d’Andrioucha qui n’est pas encore complètement guéri. Je lui ai coupé un petit tablier. Ce matin, le professeur de dessin nous a vivement intéressés en nous contant sa carrière de dessinateur dans une soierie. Après la messe, Liovotchka est allé avec Serge à la chasse aux chiens courants. Ils n’ont rien tué. En l’absence de Niania qui est allée à Toula, j’ai gardé Andrioucha depuis sept heures du matin et je suis fatiguée. Liovotchka avait plusieurs lettres à écrire, mais cela n’a pas marché et il n’a écrit qu’à Tourguéniev et à Strakhov. Le soir, les enfants ont joué à cache-cache et à divers autres jeux. J’ai lu Cherbuliez, l’Idée de Jean Teterol. Ce livre n’est pas mauvais. Liova a lu, puis s’est endormi.

23 octobre 1878.


Ce matin, aussitôt après avoir pris le café avec moi, Liovotchka est parti à la chasse au lévrier. J’ai donné à Macha une leçon de russe, puis j’ai travaillé le français avec Lise et l’allemand avec Liovouchka. Liova est rentré pour dîner et a rapporté trois lièvres. Serge, accompagné par Alexandre Grigoriévitch, a assez bien joué au violon une sonate de Haydn. Le soir, Liovotchka a joué des sonates de Weber et de Schubert. Cette fois, c’est Alexandre Grigoriévitch qui tenait le violon. Tout en prenant plaisir à écouter la musique, j’ai brodé à la soie rouge la petite robe de cachemire d’Andrioucha. Le vent souffle et le temps est désagréable. Liovotchka m’a dit aujourd’hui qu’il était repu de documents historiques et se reposait en lisant Martin Chuzzlewit de Dickens. Lorsqu’il commence à lire des romans anglais, cela signifie que l’heure est proche où il se mettra à écrire.
Les enfants sont en bonne santé. Liovouchka travaille très bien. Ilia s’amuse à broder. Macha a constamment le sourire aux lèvres, elle est calme, docile, mais reste pour moi incompréhensible. Tania est absorbée, indolente, paresseuse, mais sans caprices. Un moujik est venu détruire les rats et les souris qui font des ravages dans la maison. On lui a donné cinq roubles.

24 octobre 1878.


Il pleuvait quand je me suis levée, maintenant la pluie a cessé. On a descendu Michka dans le puits au moyen d’une perche et d’une corde afin qu’il en retirât les seaux et nous avons assisté à cette opération. On a bien retrouvé les deux vieux seaux, mais le neuf est resté introuvable. Nous sommes allés dans la chambre de débarras jeter un coup d’œil sur les vêtements d’hiver que l’on a serrés dans des coffres. J’ai fait travailler les enfants et cousu une robe. En traversant les chambres avec Andrioucha dans les bras, j’ai constaté qu’il aimait beaucoup les tableaux et les portraits et devant eux manifestait sa joie en poussant de petits cris. Après dîner, les enfants et nous avons discuté avec une grande animation le projet de monter un spectacle à la maison pour Noël. Nous continuons à lire les Trois Mousquetaires en faisant quelques coupures. Liovotchka est allé à la chasse au lévrier, mais n’a rien tué. Il est bilieux et indolent, mais nous sommes amis et heureux. Il continue à ne pas pouvoir écrire. Aujourd’hui, il m’a dit : « Sonia, si j’écris encore, ce sera une œuvre que les enfants pourront lire de la première ligne jusqu’à la dernière. »

25 octobre 1878.


J’ai donné à Liovouchka une leçon de musique et ai cherché parmi les symphonies de Haydn un menuet qui ne fût pas trop difficile pour lui. J’ai lu avec Macha, travaillé avec Lise et fait pour Andrioucha une petite robe de piqué bleu. Liova est allé à la chasse au lévrier et a rapporté trois lièvres et un petit animal blanc dans le genre de la belette. Pendant la soirée, nous avons révisé ensemble toute la vie de Liovotchka en vue de sa biographie. Il a parlé et moi j’ai écrit. Nous avons travaillé très gaiement et très amicalement, ce dont je suis heureuse. Les enfants mettent de l’ardeur à leurs études. Il y a du vent et la pluie tombe en abondance. Le soir, nous avons lu Dumas.

27 octobre 1878.


Ce matin j’ai expédié dix lettres de Liovotchka. Comme toujours, j’ai pris seule mon thé du matin. Le temps était clair, j’étais triste, j’ai refoulé mes larmes et suis partie me promener. Depuis le grand matin, Liova est à la chasse au lévrier. Après avoir joué avec Andrioucha, je suis allée au-devant des enfants. J’ai trouvé les trois garçons en train de jouer autour des meules à la grange tandis que M. Nief lisait étendu sur la paille. Je n’ai pas rencontré les fillettes. Le jardin est merveilleux. Avant dîner, je me suis fâchée contre Ilia et Liovouchka qui ont chipé du caviar. J’ai frappé Ilia et les ai tous deux sévèrement grondés. Après le dîner, nous sommes allés en voiture faire une promenade au clair de lune avec tous les précepteurs et les gouvernantes. Le temps était splendide. Puis j’ai écrit un projet de biographie de Liovotchka. Hier Andrioucha a été très malade, fiévreux. Nous avons eu la visite d’Alekséï Alekséiévitch Bibikov. Je vais dîner, manger du brochet, puis je donnerai à téter à l’enfant et j’irai me coucher.

28 octobre 1878.


J’ai pris seule mon thé matinal, puis Tania est venue. Elle a mal à la gorge. Je l’ai examinée et ai vu sur un côté de légères excroissances spongieuses couvertes de mucosités. J’ai été prise d’une grande frayeur et lui ai prescrit des gargarismes avec des sels de Berthollet, une cuiller à café dans un verre d’eau bouillante. Son état général est bon, ce qui m’a un peu tranquillisée. Nous sommes allés dans la forêt regarder comment on fabrique des tonneaux, car Guil nous en a commandé six mille. Nous avons marché sous bois. Tout était clair et paisible par cette gelée. Je marchais avec Macha, Mlle Gachet avec Anna. Les garçons ont de nouveau joué à la grange parmi les meules de foin. Les professeurs sont arrivés pendant le dîner. Tania a dessiné au crayon noir une tête qui est assez réussie. J’ai fait une robe de baptême pour le petit garçon de Paracha et lavé Andrioucha pour la première fois depuis qu’on l’a vacciné. Liovotchka est allé à la chasse aux chiens courants. Il a tué un lièvre.

29 octobre 1878.


La maison est sens dessus dessous. Les rats empoisonnés ont crevé sous les planchers. L’odeur est épouvantable. On est venu soulever les lattes. Il a neigé, la boue est épaisse, mais il ne fait pas froid. Les enfants ont pris leurs ébats, joué à cache-cache, fait du bruit et se sont bien amusés. Tout le monde est resté à la maison par ce temps maussade. Liovotchka s’est mis au travail et moi j’ai achevé aujourd’hui l’esquisse de sa biographie. J’ai passé la journée à écrire. Le soir, pendant la séance de lecture, j’ai terminé la robe de baptême.

Jeudi, 1er novembre 1878.


Hier matin, Liovotchka m’a lu le début de son nouveau livre3 qui est conçu d’une manière aussi vaste qu’intéressante. L’action commence par le procès entre le propriétaire et les moujiks au sujet de la terre, l’arrivée à Moscou du prince Tchernichev et de sa famille, la pose de la première pierre du temple du Saint-Sauveur et l’apparition d’une vieille dévote. Liova a tué un lièvre. Diakov est venu dîner et nous a parlé des propriétés qu’il a visitées en vue d’en acheter une pour sa fille Macha. Lundi, Serge et Tania qui sont le parrain et la marraine du petit garçon de Paracha ont assisté à son baptême. J’ai emmené aussi les petits qui se sont très bien tenus, pourtant Ilioucha a ri et a fait rire son frère Liovouchka. Je suis allée aujourd’hui à Toula avec Dmitrii Alekséiévitch, Serge et Tania. La matinée était claire, il gelait. Nous avons acheté beaucoup de choses, entre autres pour Tania des bottines, une pelisse ; pour Serge, une pelisse courte en peau de mouton. Je lui ai commandé aussi un paletot chaud. Nous avons remis au fourreur les peaux de nos propres renards afin qu’il m’en fasse une jaquette. Liovotchka a travaillé à la maison puis est venu à notre rencontre. Quelle joie c’est toujours pour moi, en rentrant, d’apercevoir de loin son pardessus gris ! Andrioucha va bien et ne s’est pas ennuyé. Nous avons rapporté aux garçons des toupies à dix copecks pièce, un dé à Macha, une broche et des boucles d’oreille, des perles pour les poupées, à tous des gants chauds et mille petits objets. Je suis terriblement lasse. De tout le jour, nous n’avons rien mangé d’autre que des gâteaux et du pain bis. Le soir j’ai fait la toilette d’Andrioucha dont les fontanelles continuent à ne pas durcir, ce qui m’inquiète énormément. Nous avons terminé aujourd’hui avec grand intérêt les Trois Mousquetaires. Pendant la soirée, Liovotchka s’est assis au piano et a improvisé. Il a aussi du talent pour cela. J’ai reçu une lettre de Tania. Miss Maccarthy l’a quittée, elle voudrait prendre Anna, mais je ne puis encore la laisser partir et ne sais que faire.

4 novembre 1878.


Je n’ai pas écrit mon journal hier, j’étais de fort méchante humeur parce que Liovotchka et Serge, que le brouillard n’avait pas empêchés de partir à la chasse, s’étaient égarés et ne sont rentrés qu’à neuf heures du soir. J’étais dans une grande inquiétude. Ils ont rapporté trois renards et un lièvre. Aujourd’hui, je suis allée me promener et ai accompagné Liova à la chasse aux chiens courants. Les fillettes ont fait une promenade à âne. Les professeurs sont venus, nous avons lu à haute voix un livre assez ennuyeux. Liovotchka est découragé et n’écrit pour ainsi dire pas. J’ai cousu un pantalon de flanelle à Tania et marqué à la soie rouge les mouchoirs d’Andrioucha. Après avoir fait travailler les enfants, j’ai eu un différend avec Liovotchka au sujet de Serge. Il me paraît nécessaire d’enseigner à Serge la littérature française et Liovotchka trouve cela superflu. La niania d’Andrioucha a percé les oreilles de Macha afin qu’elle puisse porter ses pendants d’oreille.

5 novembre 1878.


Dimanche de solitude, ennuyeux, interminable ! Du brouillard. Liovotchka et Serge sont allés à la chasse au lévrier. Serge a tué un lièvre. Les autres enfants, escortés de Mlle Gachet, de M. Nief et d’Anna, se sont rendus, les uns à âne, les autres en voiture, à Iasenka où ils ont acheté des gâteaux et des friandises. Après avoir beaucoup travaillé, j’ai joué avec Andrioucha dont les fontanelles et la grosse tête continuent à me tourmenter beaucoup. Le soir, nous avons joué à quatre mains un trio de Mozart. Liovotchka a soupé en lisant. C’est son habitude de lire au petit déjeuner et au dîner. J’ai bu du thé et mangé de la choucroute. Terminé la lecture des Deux Barbeaux qui paraissent actuellement dans la Revue des Deux Mondes. Assez intéressant. Ce matin, Tania, Ilia et Liovouchka ont dessiné avec leur professeur et Serge a pris avec Oulianinskii ses leçons de latin et de grec. Tania commence à dessiner assez gentiment et à bien poser les ombres. Je vois que je l’ai bien dirigée. Jusqu’ici elle n’a pris que quatre leçons de son professeur et c’est moi qui l’ai fait travailler pendant trois ans.

6 novembre 1878.


Du brouillard, l’air est lourd. Le matin, j’ai lu de l’allemand avec Liovouchka et le soir avec Ilioucha. J’ai donné une leçon de russe à Macha qui a dit assez bien des vers de Pouchkine, mais elle a fait une si mauvaise copie que j’ai arraché cette page de son cahier. Alexandre Grigoriévitch est venu. Il ne sait pas bien faire travailler les petits. Liovotchka est allé à la chasse et a rapporté deux lièvres. Cela l’ennuie de ne pas pouvoir écrire. Le soir, en lisant Domby and Son de Dickens, il s’est écrié : « Ah ! quelle idée lumineuse vient de me traverser l’esprit ! » Comme je lui demandais quelle était cette idée, il refusa tout d’abord de me le dire, mais plus tard voici ce qu’il m’expliqua : « Je suis préoccupé d’une vieille femme. Quel air, quelle silhouette lui donner ? A quoi pense-t-elle ? Surtout, et c’est là l’essentiel, il faudra la douer d’un grand sentiment, car son vieux qui est innocent est enfermé en prison, il a la tête à demi rasée et pas une seconde, elle ne cesse de penser à lui ». Ensuite il s’est assis au piano et a improvisé. J’ai lu dans la Revue des Deux Mondes un article sur les peintres et la peinture. J’ai piqué une couverture pour Andrioucha. Le soir, les enfants ont eu une discussion sur l’affectation, ils ont reproché à Tania la manière dont elle s’est tenue chez les Delvig. Ici tout le monde est en bonne santé.

7 novembre 1878.


J’ai taillé des chemises à Liovotchka et fait travailler Lise. Il m’est arrivé une histoire désagréable : je croyais que l’on m’avait pris un morceau de toile, mais en mesurant l’étoffe et en regardant la note, j’ai constaté qu’il ne manquait rien. Ce soir, Liovotchka est allé aux bains à vapeur avec Ilioucha et Liovouchka. Liova est de bonne humeur. Les idées pour sa nouvelle œuvre s’éclaircissent. La tête d’Andrioucha continue à m’inspirer de graves inquiétudes. Tania a un peu mal à la gorge. Je l’ai interrogée sur Alexandre Nievskii, elle n’a pas très bien répondu. J’ai donné à Liovouchka une leçon d’histoire sainte : les plaies d’Égypte.

11 novembre 1878.


Je n’ai pas écrit mon journal parce que j’avais mal à la tête. Hier Andrioucha est tombé malade, son rhume a dégénéré en une toux sèche et rauque. En ce moment, il va un peu mieux. Liovotchka est patraque depuis quelques jours. Il a pris froid, a le rhume et est resté aujourd’hui à la maison. J’ai travaillé avec Liovouchka. Il a fait une version anglaise, m’a raconté comment les Hébreux sont sortis d’Égypte et a joué du piano avec moi. Nous étudions un menuet d’Haydn à quatre mains. Macha a fait une composition : la description de sa chambre ; elle a appris des vers et a lu à haute voix. Son père lui a donné sa première leçon d’arithmétique, c’est à peine si elle a compris ce que c’est que 20, 30, 50, etc. Nous avons grondé Tania qui est paresseuse. Pendant la soirée, Liovotchka et moi avons joué du piano à quatre mains. J’ai confectionné à Macha des tabliers de toile écrue. Je lis un livre assez ennuyeux : le Roman d’un peintre. Nous avons soupé de poisson salé et de thé, — c’est vendredi et Liovotchka fait maigre. Sur ma demande, l’asile a accepté de prendre la petite-fille de Niania. Oncle Serge l’accompagnera demain à Toula. Nous mettons en ordre nos patins. Ciel gris. Les nuages vont vite. Il gèle. Cela sent la neige. Il serait temps ! Je me fais l’effet d’une machine en mouvement. J’aimerais vivre un peu pour moi et je n’ai pas de vie personnelle… Mais ne parlons pas de cela… Silence !

11 novembre 1878.


Je n’écris mon journal que le soir, quand je suis fatiguée. C’est dommage ! Cette nuit Andrioucha s’est mis tout à coup à râler. Il a eu des quintes de toux qui ont duré de quatre à huit heures du matin. J’ai eu très peur. Plus tard, il s’est calmé. Pourtant, il continue à tousser de temps à autre d’une toux rauque, et il a la diarrhée. Je viens de lui donner trois gouttes d’antimoine. J’ai étendu sur de la flanelle neuve un onguent que je lui ai appliqué sur la gorge. « Tout s’éclaircit dans mon esprit, les personnages s’animent, » m’a dit aujourd’hui Liovotchka. Il est de bonne humeur, il a travaillé et croit en son œuvre, mais il souffre de la tête et toussote.
Le professeur de dessin et le lycéen Oulianinskii sont venus. Tania dessine la tête d’un petit berger et s’en tire assez bien. Quant à Ilia et à Liovouchka, ils ne dessinent que pour s’amuser. J’ai énormément travaillé, fait des gilets de flanelle, un oreiller et deux taies pour Andrioucha. Je viens de recevoir une lettre de maman.

14 novembre 1878.


Avant-hier dimanche, Serge, Tania, Ilia, Liovouchka et moi sommes allés à Toula. Temps sombre et doux. Beaucoup de boue. Les enfants étaient ravis. Nous sommes arrivés à six heures chez les Delvig où nous avons trouvé Serge qui était parti plus tôt que nous avec les précepteurs. Les enfants ont joué, dansé, ce dont je me suis réjouie. Dimanche matin, nous avons eu la visite d’Obolienski. Liovotchka a passé la fin de l’après-midi à la maison et le soir il est venu à notre rencontre. Il avait mal à la tête. J’ai rapporté de chez les Delvig des vaudevilles de Sologoub parmi lesquels je voudrais en choisir un que les enfants pussent jouer à Noël. Hier, nous avons lu l’Atelier d’un peintre russe, qui me semble pouvoir convenir. Les préparatifs et les projets sont toujours amusants. Hier soir, Alexandre Grigoriévitch a joué du violon et Liova l’a accompagné au piano. Ce matin, après une nuit de cauchemars, j’ai pris le thé en compagnie de Liovotchka, ce qui m’arrive bien rarement, et nous avons entamé une longue discussion philosophique sur le sens de la vie, la mort, la religion, etc. Les entretiens de ce genre avec Liovotchka ont toujours sur moi un effet calmant. Je comprends sa sagesse à ma manière et découvre toujours quelques points de vue que je puis adopter et qui apaisent mes doutes. Je voudrais exposer mes opinions, mais je le puis d’autant moins qu’en ce moment je suis fatiguée et ai mal à la tête.
Liovotchka va chaque jour à la chasse ; hier, au chien d’arrêt, il a tué six lièvres ; aujourd’hui, au chien courant, un renard. Dmitrii Dmitritch Obolienski est revenu, ses affaires sont mal en point et il vient chez nous soulager sa peine. La santé de Liova laisse encore à désirer. Andrioucha est malade, il a la diarrhée, mais n’a pas perdu sa gaieté.

16 novembre 1878.


Liovotchka a dit : « Les personnages, les événements, tout est prêt dans ma tête. » Malheureusement, il continue à se mal porter et à ne pas pouvoir écrire. Hier il a commencé à jeûner, ce contre quoi je m’insurge énergiquement en raison de sa santé. Hier il est allé à la chasse au lévrier et a tué trois lièvres et un renard. Aujourd’hui il est resté à la maison. J’ai fait travailler Liovouchka : lecture de russe et analyse grammaticale. Tania a très mal su sa leçon d’histoire sur Ivan III. Macha a lu et copié. J’ai sorti mon tapis pour le broder. Serge et Tania ne songent qu’à se divertir. Je regrette de ne pouvoir leur procurer plus de distractions, mais je m’y efforcerai. Ce soir les six enfants se sont réunis autour de Liovotchka et de moi dans la chambre au balcon. Soudain j’ai été envahie par la tristesse à la pensée qu’un jour viendrait où nous serions tous dispersés et évoquerions le souvenir de ces instants. Reçu aujourd’hui une lettre de Tania et hier des lettres de Strakhov et de Lise Obolienskaïa. J’insiste constamment auprès de Liovotchka pour qu’il corrige l’esquisse de sa biographie, mais ne puis obtenir qu’il s’y mette.

Dimanche, 19 novembre 1878.


Hier, de nouveau, Liovotchka a tué quatre lièvres et un renard. Ce matin, après avoir assisté à la messe, il a travaillé. Grâce à Dieu, j’ai obtenu qu’il renonçât au jeûne qui n’eût pas manqué de lui abîmer l’estomac. Il a parcouru sa biographie, m’a dit que ce n’était pas mal du tout, mais ne l’a pas encore corrigée. Serge, Ilioucha et M. Nief sont allés à cheval à Iasienka pour voir le tsar à son passage, mais « ils n’ont vu que le train et le marmiton », comme dit en plaisantant M. Nief. Tania et Liovouchka sont allés là-bas aussi. Ils ont fait le trajet à cheval pour leur plus grande joie. Macha et Mlle Gachet sont allées en voiture. Tania regarde avec délices la traîne de ma jupe noire qu’elle s’est amusée à mettre. Vendredi est arrivée une histoire avec Ilioucha. Il n’a pas travaillé, a désobéi et a été grossier avec M. Nief à qui il a jeté une éponge mouillée. Son père l’a privé de dîner. Lorsque je suis descendue dans la chambre d’enfants, je l’ai trouvé couché à plat ventre sur son lit en train de sangloter. Cela m’a fait grand’peine. M. Nief m’a aidée à le consoler, mais nous avons naturellement maintenu la punition de son père. Aussi avec quel appétit le pauvret a-t-il mangé une tranche de rosbif au thé du soir. J’ai joué un quadrille. Les enfants ont dansé très gaiement, d’abord les grands, ensuite les petits.

Vendredi, 24 novembre 1878.


Depuis trois jours, je suis malade, j’ai la fièvre, le rhume, mal aux dents et je tousse. La température reste douce, il n’y a pas de neige. Grigorii nous a quittés. Andrioucha continue d’avoir la diarrhée, il commence à marcher à quatre pattes. J’ai fait étudier à Liovouchka la marche des Hébreux à travers le désert ; soudain, il s’est interrompu dans sa récitation et a compris qu’il devait relire sa leçon. Mais l’heure étant passée, il s’est mis à sangloter et à crier : « Je ne peux pas, je ne peux pas. Mettez-moi un 1. » Grâce à Dieu, j’ai été avec lui patiente et douce et lui ai laissé la même leçon pour demain.
Mon âme est sombre. J’ai d’étranges pensées de jalousie et des soupçons au sujet de Liovotchka. Par moments, cela ressemble à de la folie. En mon for intérieur, je ne cesse de répéter : « Seigneur, aidez-moi ! » Si, vraiment, il était arrivé quelque chose, j’en perdrais l’esprit.
La nuit, quand je donne le sein à Andrioucha, tout est silencieux et obscur. Le menu grain de la veilleuse brille dans les ténèbres. Niania est allée étendre les langes. J’ai remonté les couvertures sur Tania et Macha qui s’étaient découvertes dans leur sommeil et suis allée me coucher. J’ai eu de la fièvre, des frissons, et n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit. On a apporté aujourd’hui la pelisse de Tania, ma jaquette et mon chapeau. Ma jaquette est trop étroite des épaules et les manches sont trop courtes.
Voilà deux jours que Liovotchka reste à la maison. Mercredi il est allé à Toula et a dîné chez les Samarine. J’ai écrit un nouveau projet de biographie, mais il est trop long et cela n’ira pas.


1. Il s’agit des Décembristes. Voir Deuxième partie, Chapitre II, note 1.
2. En français dans le texte.
3. Il s’agit encore des Décembristes.

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