Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre VI

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12 janvier 1867.


Je suis dans un étrange état de trouble, de tristesse et de précipitation, comme si quelque chose devait finir bientôt. Beaucoup de choses se termineront bientôt et d’une manière terrible. Les enfants ont tous été malades. Avec l’Anglaise, ce n’est ni gai, ni facile. Je continue à la regarder avec hostilité. On prétend que lorsque la mort est proche, on est dans un état de grande préoccupation. Or je suis très préoccupée et je me hâte, car j’ai tant à faire ! Cet hiver, Liovotchka a été très agité, il n’écrit que les larmes aux yeux. Je pense que son roman sera excellent. Tous les passages qu’il me lit m’émeuvent profondément. Est-ce parce que je suis sa femme que j’ai tant de sympathie pour ce qu’il écrit ou bien l’œuvre a-t-elle réellement une grande valeur ? Je crois plutôt que c’est cette dernière hypothèse qui est la vraie. A nous, à la famille, il apporte surtout les fatigues du travail. Avec moi, il est impatient et irascible, aussi me suis-je sentie très seule ces derniers temps.

15 mars 1867.


Hier soir, nos serres et nos orangeries ont complètement brûlé. Je dormais déjà. Liova m’a réveillée er j’ai vu par la fenêtre la clarté des flammes. Liova a sorti les enfants et les effets du jardinier, et moi j’ai couru au village chercher les paysans. Tout fut inutile. Les plantes collectionnées par grand-père et qui avaient grandi pour la joie de trois générations, tout a été la proie des flammes. Ce qui n’est pas entièrement détruit a du être touché par le feu ou la gelée. Cette nuit, ma peine était moins vive, mais aujourd’hui, je n’ai eu qu’une préoccupation : ne pas m’abandonner à mon chagrin et ne pas laisser couler mes larmes. J’ai tant de peine surtout parce que je vois Liovotchka si affecté, la moindre de ses peines m’émeut si vivement et m’est si proche. Il aimait ses plantes et ses fleurs dont il s’était beaucoup occupé ces derniers temps. C’était une joie pour lui de voir croître celles qu’il avait lui-même recueillies. Tout est définitivement détruit et nous ne pourrons nous consoler qu’avec les années.

29 août 1867.


Nous nous sommes querellés, rien n’a changé. « Coupable de ne pas savoir jusqu’à présent ce que mon mari aime et ce qu’il ne peut supporter. » Tout le temps qu’a duré cette querelle, je n’ai souhaité qu’une seule chose, qu’elle se terminât au plus tôt et au mieux. Mais tout va de mal en pis. J’hésite, je cherche la vérité, c’est un supplice. Je n’ai pas eu le moindre motif répréhensible. La jalousie, la peur que tout soit fini, perdu. Voilà ce qui subsiste.

12 septembre 1867.


C’est vrai, tout est fini. Il ne reste qu’un vide immense et une froideur manifeste. C’en est fait désormais de la sincérité et de l’amour. Je sens cela constamment et crains de rester seule avec lui. Parfois, lorsqu’il m’adresse la parole, je tressaille, il me semble qu’il va me dire à l’instant même que je lui suis un objet de dégoût. Mais non, il ne se fâche pas, ne fait aucune allusion à nos relations, mais il n’aime pas. Je n’aurais pas cru que les choses pussent aller si loin, ni que cela me fût si douloureux, si insupportable. Souvent ma fierté se révolte et je suis irritée de l’aimer d’un amour si violent, si humiliant. Maman s’est souvent vantée d’avoir conservé longtemps l’amour de papa. Ce n’est pas elle qui a su se l’attacher, mais bien lui qui savait aimer. C’est un don spécial. Que faut-il faire pour s’attacher quelqu’un ? Il n’y a pas de moyens. On m’avait suggéré qu’il fallait être honnête, aimante, une bonne épouse et une bonne mère. Telles sont les niaiseries que l’on écrit dans les Abécédaires. Aimer ne sert à rien. Il faut être rusée, intelligente, savoir dissimuler tout ce qu’on a de mauvais en soi, car il n’y a pas eu et il n’y aura jamais de gens parfaits. Mais surtout il n’est pas nécessaire d’aimer. A quoi suis-je parvenue avec tout mon amour ? Je n’ai récolté que souffrances et humiliations. C’est affreux. Et à lui, tout cela paraît stupide. « Tu parles d’une façon et agis d’une autre. » J’ai beau fanfaronner, j’ai beau réfléchir, je ne trouve en moi rien d’autre qu’un amour stupide et humiliant et un mauvais caractère qui tous deux ensemble ont fait mon malheur, car le second a été un obstacle au premier. Je n’ai besoin que de son amour et de sa sympathie et je ne les ai pas. Mon orgueil a été piétiné dans la boue. Je ne suis qu’un misérable reptile que l’on a écrasé, je ne suis bonne à rien, personne ne m’aime, j’ai des nausées, deux dents gâtées, une mauvaise haleine, je suis enceinte. Je souffre d’un orgueil impuissant, d’un amour humiliant dont nul n’a besoin et qui m’anéantit et me consume.

14 septembre 1867.


C’est toujours la même chose. Se peut-il vraiment que l’on supporte tout ? J’ai décidé aujourd’hui même que je pouvais m’accommoder de cette situation et vivre d’une vie poétique, résignée, sans me préoccuper des choses matérielles, en priant et en pensant aux choses saintes, que je pouvais vivre avec un amour silencieux et piétiné en m’efforçant constamment de me perfectionner. Que personne, pas même Liova n’ose s’immiscer dans mon monde intérieur ! Que nul ne m’aime ! Quant à moi, j’aimerai tout le monde et serai plus forte et plus heureuse que tous les autres.

16 septembre 1867.


Involontairement, j’ai pensé tout le jour au 17 septembre de l’année dernière. Grâce à Dieu, je n’ai besoin ni de distraction, ni de musique, ni de danse. Rien de tout cela ne m’est nécessaire. Je voudrais seulement que Liova eût le désir et fût heureux de me faire plaisir et de me voir gaie comme je l’étais alors. S’il savait l’éternelle reconnaissance que je lui garde pour ce bon mouvement. Alors, je me sentais heureuse, forte, belle, tandis que maintenant je me sens délaissée, nulle, faible, laide.
Ce matin, nous nous sommes entretenus amicalement du domaine. Nous avons été parfaitement d’accord. Il nous arrive si rarement de parler ensemble de quoi que ce soit. Je vis pour les enfants et repliée sur mon insignifiante personne. Serge vient de s’approcher de moi et de me demander : « Est-ce un livre que vous écrivez ? » Je lui ai répondu qu’il lirait cela lorsqu’il serait plus grand. Qu’en pensera-t-il ? Comment me jugera-t-il ? Se pourrait-il que mes enfants n’eussent pas d’affection pour moi ? Je suis si exigeante que je ne sais gagner l’amour de personne.

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