Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre V

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12 mars 1866.


Nous avons passé six semaines à Moscou d’où nous sommes revenus le 7. Nous voici de nouveau à Iasnaïa Poliana. Même calme voilé de tristesse, même imperturbable félicité. Le séjour à Moscou a été agréable. J’aime les miens et ceux-ci ont pris mes enfants en affection. Tania est vive, intelligente, gentille et se porte bien. Serge s’est fortifié, il est raisonnable, moins docile qu’il ne l’était, mais il a bon cœur. Je crains d’être trop indulgente avec mes enfants qui sont pour moi une source de satisfaction et de bonheur. L’impertinence de P…1 envers moi, — conséquence de ma maladresse, — ayant gâté mes relations avec Liovotchka, celles-ci sont restées froides et contraintes tout le temps qu’a duré notre séjour à Moscou.
J’ai honte de ma vilenie, mais dans ma vie conjugale, je n’ai pas la plus légère faute à me reprocher et Liova m’a jugée avec une sévérité et une brusquerie excessives. Pourtant, j’en suis heureuse, cela prouve qu’il tient à moi. Désormais, je serai cent fois plus prudente et il me sera agréable de l’être. Mais c’est une nouvelle entaille faite à notre amour et c’est terrible ! De plus en plus, j’ai envie de me courber sous le poids de ma médiocrité et j’ai de moins en moins droit à cette bienfaisante fierté, à cette dignité personnelle sans lesquelles je ne saurais vivre.
A Moscou, nous avons vécu surtout de la vie du Kremlin. Chaque matin, la voiture venait chercher les enfants qui passaient toute la journée chez mes parents. Liova suivait des cours de sculpture et de gymnastique. Parmi nos amis, Perfiliev, Bachilov et Gortchakov sont ceux que j’ai vus le plus souvent. J’ai fait la connaissance d’Obolienski. J’ai suivi les concerts et me suis éprise de musique classique. Tout allait bien, tout m’était agréable jusqu’à notre Dmitrovka et à notre petit salon chambre-à-coucher, où l’air était si lourd, et au bureau où Liova modelait son cheval et où il nous arrivait de passer la soirée en tête à tête. Pétia est un être charmant pour qui j’ai beaucoup d’affection. Au souvenir d’eux tous, mon cœur se serre, je suis triste de ne plus les voir.

22 mars 1866.


Les impressions de jeunesse, — qui sont nombreuses, — ont pour nous d’autant plus de prix que nous ne les avons pas cherchées et qu’elles sont fugitives. A notre âge, ce n’est plus la même chose. Nous pesons tout et voulons des impressions plus sérieuses et plus dignes de nous. C’est dommage !

28 avril 1866.


Les gens se marient et pensent : voilà, je prends une femme qui a tel ou tel caractère, mais ils ne savent pas qu’en elle tout se transformera, qu’en elle se brisera tout un mécanisme. Ils ignorent qu’aussi longtemps que ce mécanisme n’aura pas été brisé et remplacé par un autre entièrement neuf, il est impossible de dire : je serai heureux avec elle. Et ici, c’est moins le caractère de la femme qui importe que tout ce qui exercera sur elle une influence pendant les premiers temps de son mariage. Quand je vois tout le monde envier notre bonheur, je me demande pourquoi nous sommes heureux et qu’est-ce que cela signifie.

9 juin 1866.


Le 22 mai est venu prématurément au monde mon fils Ilia. Je ne l’attendais qu’au milieu de juin.

19 juillet 1866.


Nous avons un nouveau régisseur dont la femme est jolie, jeune, nihiliste. Liova a avec elle, sur les convictions et la littérature, des entretiens longs et déplacés qui sont flatteurs pour elle, mais me mettent à la torture. Il a toujours prêché qu’il ne fallait pas introduire dans la famille, dans l’intimité, un être étranger, surtout lorsque celui-ci était jeune et beau, et c’est lui le premier qui tombe dans le piège. Naturellement je ne laisse pas voir que cela m’est désagréable, mais je n’ai plus une minute de tranquillité. Depuis la naissance d’Ilia, Liovotchka et moi faisons chambre à part. Cela ne devrait pas être. Si nous vivions dans la même pièce, je n’aurais pas pu me retenir et, ce soir même, je lui aurais dit tout ce que j’ai sur le cœur, mais je n’irai pas dans sa chambre de même qu’il ne viendra pas dans la mienne. Les enfants me rendent heureuse et me donnent tant de joie ! Quand on possède un tel bonheur, c’est un péché que d’en exiger d’autres encore. Je jouis profondément de l’affection que j’ai pour eux. C’est regrettable que Liova oublie ses propres principes. Pourquoi a-t-il dit aujourd’hui que le mari d’une femme sans reproches n’oserait pas créer à celle-ci des ennuis ? Comme s’il n’y avait malheur que là où le mari a fait quelque chose de mal. Ne suffit-il pas que, dans le fond de son âme, il ait douté, ne fût-ce qu’une minute, de son amour pour sa femme ? Liova a tort de mettre tant d’ardeur à discourir avec Maria Ivanovna. Il va être une heure et je ne peux m’endormir. J’ai de sombres pressentiments. Cette nihiliste, la femme de notre régisseur, va devenir ma « bête noire ».

22 juillet 1866.


Aujourd’hui, sous un prétexte quelconque, Liova est encore allé dans cette maison. C’est Maria Ivanovna, elle-même, qui me l’a raconté. Il a causé longtemps avec elle. Pourquoi aller là-bas sous la pluie ? Cette femme lui plaît, c’est évident. J’en perds l’esprit. Je lui souhaite tout le mal possible, ce qui ne l’empêche pas d’être des plus aimables avec elle. Si seulement son mari pouvait donner bientôt des preuves d’incapacité, ils s’en iraient tous deux. En attendant, je suis torturée par la jalousie. Avec moi, Liova est d’une froideur extrême. Mes seins me font mal et je n’allaite l’enfant qu’avec d’atroces souffrances. Je viens de faire appeler Mavroucha pour qu’elle nourrisse Ilia et que je puisse me reposer. Mes maladies ont toujours sur Liova et sur nos relations une influence néfaste. Il devient froid. Alors aux souffrances physiques viennent s’ajouter des tourments moraux infiniment plus pénibles que les premières. Elle est au salon avec les enfants, et moi, je suis enfermée dans ma chambre. Je ne peux pas la supporter. Sa beauté, sa vivacité m’irritent surtout en présence de Liovotchka.

24 juillet 1866.


Aujourd’hui encore, Liovotchka est allé dans cette maison et m’a dit ensuite que cela lui faisait de la peine de la voir s’ennuyer. Après, il m’a demandé pourquoi je ne les avais pas invités à dîner. Si cela ne dépendait que de moi, je ne la laisserais plus mettre les pieds ici. Ah ! Liovotchka ne voit pas qu’il est lui-même tombé dans le piège ! Les crevasses aux seins dont je souffre me prennent beaucoup de temps et me privent de nombreuses joies. Le plus terrible c’est que j’ai totalement délaissé Liovotchka qui, lui, m’a délaissée encore davantage. Il est inquiet parce que j’ai demandé à Mavroucha de m’aider à nourrir Ilia et moi je souffre que mon fils suce, en même temps que mon lait, un lait étranger. Qui sait quand mes seins guériront ? En ce moment, tout va mal. Je me réjouis intérieurement quand Liova se plaint que le domaine est mal administré. S’il pouvait renvoyer le régisseur ? Je me guérirais de cette jalousie qui me martyrise. Cela me ferait de la peine pour lui, mais, elle, je ne l’aime pas.

10 août 1866.


Il y a des jours où tout est si clair dans l’âme, où l’on voudrait accomplir une action qui comblerait les autres d’étonnement et vous gagnerait leur affection. A l’opposé de ces infortunés dont j’ai entendu parler, je me sens si heureuse ! Hier, Bibikov a raconté une histoire terrible. Chez nous, à Iasenka, on a fusillé un sergent-fourrier qui avait donné une gifle à son capitaine. C’est Liovotchka qui a défendu le coupable devant la cour martiale, mais malheureusement cette défense était purement formelle. J’ai appris aujourd’hui la mort du petit garçon de Constance et j’ai grand’peine pour elle.
Nous avons eu tout le temps des visites : les filles du prince Gortchakov et, le même jour, le sympathique prince Lvov. Puis le gros Solougoub accompagné de ses deux jeunes fils. Ce dernier m’a dit que j’étais l’idéal d’une femme d’écrivain, qu’une femme devait être la niania du talent. Je lui suis reconnaissante pour cette bonne parole et m’efforcerai de veiller mieux encore sur le talent de Liovotchka. Ma jalousie envers Maria Ivanovna a notablement diminué, d’ailleurs elle était presque sans fondements. Mes relations avec Liovotchka sont bonnes, simples, un peu froides. Mes enfants sont charmants. Serge commence à me tutoyer. Il vient de me causer une déception, car il a oublié cet été l’alphabet qu’il savait si bien l’hiver dernier.

27 août 1866.


J’aime mes enfants à la passion, jusqu’à la souffrance. Leurs petites misères me mettent au désespoir, chacun de leurs sourires et de leurs regards m’émeut jusqu’aux larmes. Ilioucha ne se porte pas bien. J’attends les Diakov, Tania ainsi que Machenka avec ses fillettes. On a transporté aujourd’hui leurs meubles dans la nouvelle maison qu’ils vont habiter. Allaiter est un devoir pénible et qui m’épuise. Si j’aimais moins les enfants, ce serait plus facile.

12 novembre 1866.


Liova a accompagné à Moscou ma sœur Tania dont la santé est mauvaise, ce qui me désespère. J’aime énormément Tania et plus son état m’inspire d’inquiétudes, plus fort devient mon attachement pour elle. Je crois qu’elle ira en Italie avec les Diakov. Cet automne, je ne me suis pour ainsi dire pas aperçue qu’elle était malade. Les trois premières semaines de septembre ont été pour nous si gaies qu’instinctivement on se refusait à penser aux choses pénibles. Quand je reste longtemps sans écrire mon journal, je regrette de ne pas noter mes moments heureux. Pendant ces trois semaines, nous avons eu en séjour chez nous les Diakov, Tania, Machenka et ses filles. Tania et moi sommes devenues d’excellentes amies, nos relations étaient simples, légères, cordiales, si agréables en somme que je crois qu’il en existe rarement de telles. J’évoque avec un immense plaisir cette date du 17 septembre, le dîner en musique qui m’avait comblée de joie et d’étonnement, l’amoureuse et charmante expression de Liovotchka, la soirée sur la terrasse à la lumière des lanternes vénitiennes et des bougies. Je revois les jeunes filles dans leurs robes de mousseline blanche, le petit Kolokoltzev si plein de bonhomie, et surtout le visage animé et charmant de Liovotchka qui se donnait tant de peine pour que nous nous amusions et y réussissait si bien. A ma vive surprise et en dépit de tout mon sérieux, je pris à la danse un grand plaisir. Le temps était merveilleux et nous nous sentions tous si heureux ! Après le départ de nos hôtes, Tania resta chez nous encore un mois. C’est alors que le mauvais état de sa santé devint évident. Je m’inquiète beaucoup à son sujet surtout en l’absence de Liovotchka. La maison est si triste, si vide quand il n’est pas ici ! Une union morale plus étroite que celle dans laquelle nous vivons me semble impossible. Nous sommes terriblement heureux et dans nos relations mutuelles, et dans nos enfants et dans la vie. En son absence, je vis dans une grande intimité avec les enfants, mais ils sont si petits ! Maintenant ils dorment, puis ils mangent et le soir, de nouveau, ils dorment. Je guette et utilise toutes les manifestations de leurs sentiments. Je passe tout mon temps, — et c’est le cas aujourd’hui, — à copier le roman de Liova2 (sans l’avoir lu auparavant). C’est mon plus grand plaisir. En transcrivant cet ouvrage, je vis en pensée une multitude d’impressions. Rien n’agit sur moi comme ses idées et son talent. Il n’y a pas longtemps qu’il en est ainsi. Est-ce moi qui ai changé ou bien est-ce le roman qui est effectivement très bon ? Je ne sais. J’écris assez vite pour pouvoir bien suivre l’action et en saisir tout l’intérêt et assez lentement pour penser, sentir, approfondir et juger chacune des idées de Liovotchka. Nous nous entretenons souvent de son roman et, je ne sais pourquoi, il a confiance en mes jugements, ce dont je suis très fière.


1. Il s’agit de Mitrofane Andréévitch Polivanov. Voir note 1, chap. I.
2. Guerre et Paix que Sophie Andréevna recopia à la main sept fois.

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