Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre IV

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25 février 1865.


Je suis si souvent seule avec mes pensées que je cède involontairement au désir d’écrire mon journal. J’ai souvent l’âme lourde, mais aujourd’hui cela me semble bon d’être seule avec mes pensées et de n’en rien dire à personne. Que d’idées me traversent l’esprit ! Hier Liova m’a dit qu’il se sentait jeune, comme je le comprends ! Actuellement, ma santé est bonne, je ne suis pas enceinte. Il m’arrive si souvent d’être dans cet état que cela m’effraye. Liova a ajouté : « Se sentir jeune veut dire sentir que l'on peut tout. » Moi aussi, je veux et je peux tout. Mais dès que ce sentiment passe et que je redeviens raisonnable, je constate que je ne veux et ne puis rien, rien si ce n’est soigner les poupons, manger, boire, dormir, aimer mon mari et mes enfants, ce qui en définitive devrait être le bonheur, mais ce qui me rend triste et, comme hier, me donne envie de pleurer. J’écris en proie à une joyeuse agitation, car je sais que nul ne lira ces lignes. Je suis sincère aujourd’hui car je n’écris pas pour Liova. Il est parti. Les moments qu’il passe avec moi sont comptés. Mais quand je me sens jeune, je suis contente de n’être plus auprès de lui, car je crains toujours d’être bête et irascible. Douniacha assure que le comte a vieilli. Dit-elle vrai ? Il n’a presque plus ces accès de gaieté qu’il avait autrefois et souvent il s’irrite contre moi. Ses travaux l’occupent sans lui donner de joie. Se pourrait-il qu’il ait définitivement perdu la capacité de se réjouir ? Il parle de passer l’hiver prochain à Moscou. Ce sera sans doute plus gai pour lui et je tâcherai que ce projet se réalise. Je ne lui ai jamais avoué… car même avec un mari tel que lui, il arrive que l’on recoure involontairement à la ruse afin de ne pas se montrer sous son mauvais jour, — je ne lui ai jamais avoué que j’avais une mesquine vanité, que j’étais envieuse, qu’à Moscou j’aurais honte de ne pas avoir de voitures, de chevaux, de laquais en livrée, de belles robes, un joli appartement, bref tout ce qu’il faut. Liova est étonnant. Tout lui est indifférent. C’est une grande sagesse, c’est même de la vertu.
Les enfants, voilà mon plus grand bonheur. Quand je suis livrée à moi-même, je m’inspire de l’aversion tandis que la présence des enfants éveille toujours dans mon âme les meilleurs sentiments. Bien que depuis longtemps, j’aie oublié comment et pourquoi il faut prier, j’ai prié hier pour Tania. Avec les enfants, je n’ai déjà plus le sentiment d’être jeune. Je suis calme et heureuse.

6 mars 1865.


Serge est malade. Je vis comme dans un rêve et n’ai que des impressions : mieux, plus mal, c’est tout ce que je comprends. Liovotchka est jeune, frais, indépendant. Sa volonté est ferme et il travaille. Je sens en lui une vie intense, tandis que moi, je ne suis qu’un misérable ver qui rampe à terre et le ronge. Ma faiblesse m’inquiète. Mes nerfs sont fatigués après la maladie et j’en ai honte. La dernière entaille à nos sentiments mutuels se fait cruellement sentir. J’attends, c’est moi qui suis coupable. Mais j’ai peur d’attendre. Si c’en était fait de sa tendresse pour moi ? J’ai pour lui une véritable adoration, mais je suis tombée si bas ! Il m’arrive de lui chercher chicane pour ses faiblesses. Comme tout est étrange ce soir ! Il est allé se promener et moi, je suis seule. Le silence règne dans la maison, les enfants sont couchés, le poêle allumé. En haut, tout est si propre, si vide ! Les fleurs aux formes élégantes et aux vives couleurs sont si déplacées ici. A peine Liovotchka est-il revenu que tout m’a semblé léger, facile. Il sentait l’air frais et lui-même m’a donné une impression d’air frais.

8 mars 1865.


L’atmosphère est plus gaie, meilleure. Serge est rétabli. Bien que Liova soit de joyeuse humeur, il n’en reste pas moins froid et indifférent envers moi. J’ai peur de dire qu’il ne m’aime pas. Cette crainte me tourmente sans cesse et me rend avec lui indécise et timide. Ces jours derniers, à cause de la maladie de Serge, j’ai été d’une humeur affreuse. Je ne deviens pas plus humble dans l’infortune. C’est mal. Il m’est venu à l’esprit des idées terribles que j’ai peur et honte d’avouer. En voyant la froideur de Liovotchka, ses fréquentes sorties, je me suis demandé s’il n’allait pas chez A…, et cette idée m’a martyrisée tout le jour. Par bonheur, Serge m’a distraite et maintenant, au souvenir de ce soupçon, j’éprouve une honte mortelle. Il serait temps de le connaître. Pourrait-il être si serein, si naturel, si sincère ? J’ai beau raisonner, aussi longtemps qu’elle et nous serons ici, la mauvaise humeur de Liovotchka, sa froideur, tout réveillera ce soupçon. Peut-être va-t-il revenir et tout avouer, mais non, je brode… C’est honteux ! J’ai cru de mon devoir d’avouer les mauvaises pensées qui m’ont traversé l’esprit.

9 mars 1865.


Toujours la même froideur de Liovotchka. J’ai le rhume. Je m’inspire aversion et pitié. Je n’ai pas dit un mot de tout le jour, si cela continue je vais désapprendre à parler. Je fouille dans mes pensées. J’admire et sens la nature, le printemps qui approche, mais tout cela par la fenêtre. Les enfants ont le rhume et toussent encore. Serge est terriblement maigre et fait peine à voir. J’éprouve pour les enfants une immense tendresse que je réfrène d’ailleurs, craignant de la mal exprimer. Liovotchka m’anéantit par sa complète indifférence pour tout ce qui me touche. Il me demande seulement de prendre à cœur ses intérêts, ce que j’ai toujours fait même sans qu’il l’exigeât, parce que ceux-ci me sont chers. Je suis calme, humble, douce même, ce qui m’arrive rarement. La pensée des miens ne me quitte pas. Liovotchka ignore ce sentiment d’un enfant à l’égard de ses parents. Il me tarde de les revoir. Quand je parle d’aller à Moscou, il me semble toujours que Liova regarde ce projet d’un œil hostile. Il s’efforce de tirer avantage pour lui de ce voyage, mais il n’a pas le moindre désir de faire quoi que ce soit pour ma propre satisfaction. Suis-je égoïste ? Il me semble que non. J’aurais fait tout au monde pour Liovotchka ! Il prétend que je suis faible de volonté. Peut-être est-ce pour le mieux. Je suis capable, s’il le faut, de me plier aux circonstances et de ne rien désirer. Je travaille beaucoup à affermir mon caractère. Liova est à la chasse et moi j’ai passé toute la matinée à copier. D’un côté, je souhaite l’arrivée de tante, car je l’aime, mais de l’autre, je la redoute car elle troublera cette solitude qui m’est chère, à laquelle je me suis habituée et qui seule me permet d’être absolument sincère et libre. J’ai peur de Liovotchka. Depuis quelque temps, il remarque tout ce qu’il y a de mauvais en moi et je commence à croire que j’ai fort peu de bon.

10 mars 1865.


Liovotchka a mal à la tête. Il est allé à cheval jusqu’à Iasienka. Je ne suis pas très bien portante non plus. Les enfants ont le rhume, toussent et font peine à voir. Quelle force pourra guérir Serge ? Il est très maigre, ne mange rien, s’ennuie et cette éternelle diarrhée. Je viens de recevoir une lettre de petite tante qui est touchée de ce que je lui ai écrit. Elle aussi est malade et tousse. J’éprouve à l’égard de Macha une haine silencieuse, comme dit Liovotchka. Elle a pour les enfants d’excellents sentiments, légèrement protecteurs, mais son amour est très sincère. Aujourd’hui Liovotchka a été plus tendre, il m’a embrassée, ce qu’il n’avait pas fait depuis bien longtemps. Mais ce qui m’empoisonne l’existence, c’est que depuis longtemps, il ne v….. pas avec moi. Je copie pour lui et suis heureuse de lui être utile.

14 mars 1865.


J’ai eu tous ces jours-ci d’affreux maux de tête, mais ce soir je suis en train, tout me fait plaisir. Liovotchka joue les Préludes de Chopin. Bien qu’il soit d’excellente humeur, il reste froid avec moi. Les enfants m’absorbent entièrement. Ils ont tous deux la diarrhée, ce qui me met au désespoir. Diakov est venu chez nous. Il est toujours le même. « Un rossignol au chant intarissable », comme dit Tania. Je l’aime, il est sympathique et de rapports très faciles. L’hiver se prolonge, il continue à faire froid, ce qui influe notablement sur mon état moral et sur la santé des enfants. J’attends le printemps comme un véritable don du ciel et, cette année, il tarde à venir. Liovotchka a souvent envie d’aller à Toula, car il a besoin de voir plus de monde. Cela m’arrive aussi. Pourtant, je n’ai pas comme lui envie de voir du monde en général, mais bien telle ou telle personne en particulier : Tania, mes cousines, maman, papa.

15 mars 1865.


Liovotchka est parti pour Toula, cela me fait plaisir. L’enfant de Serge1 se meurt et j’en ai une peine profonde. Aujourd’hui, j’ai moins mal à la tête et me sens fraîche et dispose. Les petits vont mieux, mais ne sont pas encore guéris. Le soleil a brillé quelques instants. Ses rayons ont agi sur moi comme les sons d’une valse sur une jeune fille de seize ans. Je voudrais me promener, jouir du printemps, de l’été, de la nature. Voilà longtemps que je suis sans nouvelles des miens. Que devient ma charmante et poétique Tania ? Mes relations avec Liovotchka sont redevenues simples et agréables. Il m’a dit il y a un instant : « J’ai été si méchant ces jours derniers ! » Je l’aime terriblement. Dans son voisinage, on ne saurait devenir mauvais. La connaissance qu’il a de lui-même et sa sincérité me remplissent d’humilité et m’incitent à chercher jusqu’à mes plus légères imperfections.

16 mars 1865.


J’ai un mal de tête affreux. L’état des enfants est incertain. Aujourd’hui, Serge2 a eu de la fièvre et je ne comprends pas ce qu’il a. Aussitôt levé, Liovotchka a quitté la maison. Où est-il ? Que fait-il ? J’ai reçu hier une lettre de Tania en même temps que ses bagages. L’idée de la voir bientôt me fait plaisir. J’ai vu arriver ses malles avec une telle joie, comme si j’avais vu arriver une parente. D’ailleurs, elles renferment aussi quelques objets qui m’appartiennent. Le fils de Serge est mort. J’ai pleuré toute la matinée, cela me fait tant de chagrin ! Les maux de tête m’empêchent de travailler. C’est insupportable.

20 mars 1865.


Voilà deux jours que j’ai de la fièvre et un terrible mal de tête. Devant Liovotchka, je me sens comme un chien malade de la peste, mais je ne le gêne en rien, car il ne fait pas la moindre attention à moi. Quelle tristesse, je ne compte plus pour lui, tandis que moi je lui garde toujours un sentiment aussi ardent, aussi jaloux. J’ai été gâtée. Aujourd’hui, en lisant la critique des Cosaques3 et en me rappelant la nouvelle, j’ai compris que je ne suis que le port où il est venu échouer et que la vie, la jeunesse, l’amour, il a tout donné aux femmes cosaques et à d’autres femmes. J’ai pour les enfants un attachement profond et je me suis consacrée entièrement à eux. Le sentiment de leur être indispensable est mon plus grand bonheur. Quand Tania est suspendue à mon sein ou que Serge me serre étroitement dans ses petits bras, je n’éprouve plus ni jalousie, ni chagrin, ni regret, ni désir, rien… Ils sont malades tous deux, ce qui me prive de toute joie. Le temps est printanier, splendide, mais il ne m’est jamais donné de jouir pleinement de la nature. J’aime Liovotchka, il est gai, courageux et bien portant. C’est affreux de se voir humilier. Mes seules ressources, mes seules armes pour rétablir entre nous l’égalité, ce sont les enfants, l’énergie, la jeunesse, la santé. Être pour lui une bonne femme ; actuellement, je ne suis qu’un chien malade.

23 mars 1865.


La fièvre a passé et avec elle ma dépression morale. Les enfants continuent à se mal porter. Liovotchka est allé à Toula consulter le docteur. Mes relations avec lui sont redevenues bonnes et aisées. Il m’aime sans aucun doute et il n’est pas jaloux. Le temps est magnifique, la neige fond, c’est le printemps, mais je suis condamnée à garder la maison. Liovotchka s’occupe beaucoup du bétail, il travaille à son roman4, mais sans grand plaisir. Il a toujours une multitude d’idées. Quand les couchera-t-il par écrit ? Parfois il me fait part de ses plans, ce qui est toujours pour moi une grande joie. Je le comprends, mais à quoi cela sert-il ? Ce n’est pas moi qui puis écrire à sa place !

26 mars 1865.


On dirait que par manie de l’ordre, j’ai tout rangé. Tel est le sentiment que j’éprouve le soir, après avoir couché Serge et Tania. Ils sont presque guéris l’un et l’autre. Je suis si profondément attachée à Tania que cela me fait peur. Souvent, la crainte de la mort — l’éternel supplice de tous les humains — s’empare de moi. Liovotchka est de mauvaise humeur, ce qui m’irrite par instants. Aujourd’hui, des idées terribles m’ont traversé l’esprit : j’ai si peu de valeur aux yeux de Liovotchka, il est si habitué à mon amour, qu’arriverait-il si j’étais plus froide avec lui ? C’est impossible, voilà pourquoi j’en parle à la légère et pourquoi il fera toujours aussi peu de cas de moi. Serge a passé ces jours-ci chez nous. Il me fait peine et je commence à beaucoup m’attacher à lui. Il est de rapports simples et agréables. Le printemps est sombre et ennuyeux. Je sens se réveiller en moi l’amour puéril des fêtes. C’est demain le samedi des Rameaux que j’aimais tant lorsque j’étais jeune fille. Puis viendra Pâques qui, chez nous, ne se distinguera en rien d’un jour de carême ordinaire. Auparavant cela me faisait de la peine, maintenant j’accepte avec calme. Serge m’a dit hier : « Dans la vie, il n’y a de bon que les rossignols, la lune, l’amour et la musique. » En parlant avec lui de ces choses, je n’ai pas éprouvé la moindre gêne, tandis que si j’en parle à Liovotchka, il a toujours l’air de vouloir me dire : « De quel droit exprimes-tu là-dessus des opinions, dès lors que tu es incapable de rien sentir ? » Et effectivement, il m’arrive de ne pas oser sentir. Liovotchka aime la vie en poète et préfère en jouir seul, sans doute parce qu’il y a en lui trop de poésie et une poésie trop belle dont il connaît le prix. Je me suis habituée à vivre d’une vie étroite et solitaire. Je l’entends, il écrit lui aussi, son journal sans doute. Je ne le lis presque plus. Aussitôt que nous nous lisons l’un l’autre, nous cessons d’être sincères et, depuis quelque temps, je suis d’une telle sincérité que la vie m’est devenue agréable et légère. Et puis Liova note des idées en vue de son roman. Tout ce qu’il écrit a de la valeur. En sa présence, ma propre nullité me fait peur.

1er avril 1865.


Liovotchka est à Toula et je m’ennuie. Je suis au désespoir car il se plaint constamment du mauvais état de sa santé : de congestions, de digestions défectueuses, de bourdonnements dans les oreilles. Cela m’inquiète et dans ma solitude, par ce temps clair et chaud, par ce merveilleux printemps, tout me paraît plus terrible encore. Les enfants sont presque rétablis. Je les ai promenés l’un après l’autre. C’est la première fois que je sors Tania depuis six mois qu’elle est au monde. Je n’ai rien fait de tout le jour sinon chasser mes idées noires. Liovotchka assure que la maladie nous prive de la moitié de notre existence et sa vie à lui m’est si indispensable ! Je l’aime d’une manière terrible et souffre de ne pouvoir faire davantage pour qu’il se sente pleinement satisfait. Je n’ai pas pour lui l’ombre d’un mauvais sentiment, mais seulement l’amour le plus ardent, c’est-à-dire pour moi le plus terrible.

3 mai 1865.


Vilain printemps, arrivée de Tania, la chasse, les promenades à cheval. Ils étaient tous bien portants. J’étais en bonnes relations avec tout le monde, mais aujourd’hui je me suis querellée avec Liova et voilà que tout est bouleversé. Je suis méchante et manque d’humilité et de douceur, mais je me corrigerai. Les enfants sont tombés malades. Je suis fâchée contre Tania qui s’immisce trop dans la vie de Liovotchka. Ils ne se quittent pas. A Nikolskoïé, à la chasse, à cheval, à pied, toujours ensemble. Hier, pour la première fois, Tania m’a inspiré de la jalousie et aujourd’hui je souffre à cause d’elle. Je lui ai cédé mon cheval, ce que je trouve très gentil de ma part. Mais on est toujours trop indulgent pour soi-même. Ils sont à la chasse, dans la forêt, seuls… Dieu sait ce qui me passe par la tête !

9 juin 1865.


Le sort de Tania et de Serge s’est décidé avant-hier. Ils se marieront. Quel plaisir de les voir, de voir leur bonheur dont je jouis plus encore que je n’ai joui du mien. Ils se promènent au jardin. J’ai joué le rôle de chaperon, ce qui m’a vexée et amusée tout à la fois. Serge me devient cher à cause de Tania. Tout cela est magnifique ! Le mariage aura lieu dans vingt-cinq ou trente jours. Qu’adviendra-t-il ? Voilà longtemps qu’elle l’aime. Elle est charmante et a un caractère merveilleux. Je suis contente à la pensée que nous vivrons plus près l’une de l’autre. Mauvais printemps ! Liova et Tania ont pris froid. Serge est parti à Pirogov avec Gricha et Keller. Depuis ce matin, il flotte dans l’air quelque chose de sombre et d’angoissant. Attendre est en général ennuyeux et pénible. J’aurais voulu les voir plus tôt unis et heureux. Nous partirons sous peu pour Nikolskoïé où sera célébré leur mariage. J’ai lu aujourd’hui le journal de Tania. Ses souffrances, ses chagrins m’ont tant émue que j’avais envie de pleurer. J’ai interrompu ma lecture, ce qui lui a donné à penser que son journal m’ennuyait. Liova n’est pas très gai. Les enfants sont charmants et se développent.

Nikolskoïé, 12 juillet 1865.


Tout est rompu. Serge a trompé Tania et s’est conduit comme le dernier des lâches. Voilà plus d’un mois déjà qu’à regarder Tania j’éprouve un sentiment douloureux. Cet être charmant dépérit. Ces symptômes de la tuberculose me mettent au désespoir. Jamais je n’aurai le courage de narrer dans mon journal cette lamentable histoire. Mon animosité contre Serge n’a pas de bornes. Je ferai tout ce que je pourrai pour me venger de lui. La conduite de Tania ne s’est pas démentie un seul instant et elle a été parfaite. Tania aimait beaucoup Serge, et, lui, faisait semblant de l’aimer. Il a préféré la tzigane. Macha est une brave femme, que je plains, et à qui je ne reproche rien. Mais lui est ignoble. « Attendez, attendez », répétait-il, et cela dans le seul but de mener Tania par le bout du nez et de se jouer du sentiment qu’elle avait pour lui. Il l’a amenée à refuser elle-même de se marier par pitié pour Macha et ses enfants, par sentiment de dignité personnelle, et surtout par sympathie et amour pour lui. Voilà déjà douze jours qu’ils étaient fiancés et qu’ils échangeaient des baisers. Serge protestait de son amour, débitait des platitudes, faisait des plans. Quelle lâcheté ! Je le raconterai à tout le monde. Que mes enfants sachent aussi cette histoire afin de ne pas se conduire comme Serge. Notre vie de famille est charmante, paisible, heureuse. En quoi ai-je mérité pareille félicité ? Les enfants se portaient bien, Liovotchka aussi, et nous étions si bons amis. Autour de nous tout conspirait à notre bonheur, une nature magnifique, un temps chaud, superbe, estival. Si seulement cette vilaine et déplorable histoire de Serge n’était pas venue troubler notre existence paisible et honnête ! Nous sommes à Nikolskoïé depuis le 28 juin, jour anniversaire de la naissance de Serge. Les Diakov, ainsi que Machenka et les enfants sont déjà venus nous voir. Hier, le charmant Diakov est revenu et a beaucoup distrait Tania. Ce matin, notre voisin Volkov nous a rendu visite pour la première fois. Il a des cheveux blonds et le nez retroussé. Il est timide, calme, agréable, et m’a plu. La rivière, la baignade, les montagnes, la chaleur, la paix de l’âme, les baies rouges, le chagrin de Tania, les enfants qui sont une consolation, le charmant et cher Liovotchka à l’âme poétique. Telles sont nos impressions de Nikolskoïé. Je me sens heureuse. Cela durera-t-il ?

16 juillet 1865.


Je viens de me fâcher contre Niania. C’est impardonnable et j’ai honte. C’est une brave femme. J’ai essayé d’arranger les choses, je me suis presque excusée, mais avec ces gens-là, il est impossible de faire appel au sentiment, ils ne comprendraient pas. Les Feth sont venus nous voir, je les ai trouvés gentils, lui légèrement prétentieux, elle trop simple, mais très bonne. Ma pauvre Tania m’inspire de grandes inquiétudes. Toujours cette même apathie et cette même terreur de la tuberculose. Ma petite Tania a été malade et m’a donné de sérieuses alarmes, elle va mieux maintenant. C’est une enfant d’une vivacité charmante. Ses yeux et son sourire sont exquis. Serge est devenu très capricieux sans doute parce qu’il est souffrant, mais il est gentil et a bon caractère. Aujourd’hui, l’orage m’a fait peur. Liovotchka me lit les scènes militaires de son roman, ce sont des passages que je n’aime pas.
Pourquoi me suis-je emportée contre Niania ? Je ressemble à maman. Il m’a été désagréable de découvrir aujourd’hui en moi des traits de caractère qui chez elle ne me plaisaient pas entièrement. Celui-ci par exemple : je pense que tout le monde doit me pardonner mes faiblesses pour la simple raison que je suis une brave femme. Mais non, je voudrais être bonne, connaître mes défauts, je voudrais que nul, et moi moins encore que les autres, ne me pardonnât rien. Et il en sera ainsi.

26 octobre 1865.


C’est bon d’écrire son journal sans doute parce que l’on aime soi-même et qu’on aime sa vie intérieure. D’où vient que les maris qui ont commencé par être amoureux se refroidissent avec les années ? J’en ai découvert aujourd’hui la raison. Les femmes ne deviennent vraiment elles-mêmes que quelques années après leur mariage. Si, parmi des millions, il s’en trouve une qui ne change pas et reste aussi charmante qu’elle l’était avant de se marier, alors le mari de cette femme, à condition qu’il soit un brave homme, restera amoureux d’elle toute sa vie. J’ai terriblement changé. Se pourrait-il que j’aie jamais simulé ? Je suis devenue bien, bien pire. La froideur de Liovotchka ne me touche déjà plus car je sais que je l’ai méritée. Elle ne m’arrache plus de larmes et ne me met plus au désespoir comme au temps où j’étais meilleure et où j’avais plus de douceur et d’humilité. Maintenant, au fait. Nous sommes à Iasnaïa depuis le 12 octobre. Tania dont la santé est mauvaise est restée chez les Diakov. Quel affreux chagrin si je devais la perdre ! Je m’efforce de n’y pas penser. Liova a été malade, maintenant qu’il va mieux, il écrit. Les enfants se portent bien. Je veux sevrer la petite, mais cela me fait énormément de peine et me remplit d’angoisse. Liovotchka m’a appris à tout attribuer à des causes physiologiques et j’ai presque entièrement adopté ce triste point de vue. Petite tante est si faible qu’elle me fait pitié. Je suis trop froide avec elle. N’ai-je donc pas dans le cœur la moindre tendresse ? Je crois que je suis enceinte, ce qui ne me réjouit pas. C’est bizarre, mais je regarde tout d’un œil hostile. Un certain besoin de dominer, de m’élever au-dessus des autres. J’ai moi-même de la peine à le comprendre, mais c’est ainsi.


1. Serge Nikolaïévitch Tolstoï. Voir note 8, chap. II.
2. Fils aîné de Léon Nikolaïévitch et de Sophie Andréevna.
3. Nouvelle de Léon Tolstoï.
4. Guerre et Paix, que Tolstoï écrivit de 1863 à 1869.

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