Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre III

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2 janvier 1864.


Tania, encore Tania. Voilà ma principale préoccupation. Je suis lasse de désirer, de m’affliger et de faire effort. A l’exemple de Liova et de petite tante, je pense que tout vient de Dieu. L’atmosphère est lourde, triste. J’aurais tant voulu qu’ils fussent heureux tous deux ! Je suis de méchante humeur. Toula m’a paru ennuyeux et je suis fatiguée. Si grande était ma veulerie que j’eusse volontiers acheté la ville entière, pourtant je me suis fait une raison. Liova est gentil. Lorsqu’il jouait du piano, son visage a pris une expression puérile. Je me suis souvenue d’Alexandrine et ai compris combien elle l’aimait. Grand’mère1. Je viens de me fâcher parce qu’il m’a dit : « Tu es de mauvaise humeur, va écrire ton journal. » En quoi cela le regarde-t-il ? D’abord, ce n’est pas vrai, je ne suis pas de mauvaise humeur en ce moment. La moindre parole vexante me blesse et me fait terriblement mal. Il devrait prendre plus grand soin de mon amour. J’ai peur d’être laide physiquement et moralement.

27 mars 1864.


Mon journal est tout couvert de poussière, voilà si longtemps que je n’ai pas écrit. Aujourd’hui, j’ai envie de me cacher comme une enfant et d’écrire tout ce qui me passe par la tête. J’ai un si grand désir d’aimer tout le monde, de me réjouir de tout, mais il suffit qu’on porte la moindre atteinte à ce désir pour qu’immédiatement il s’évanouisse. J’éprouve pour mon mari une telle tendresse, tant de confiance et d’amour, sans doute parce qu’hier la pensée m’est venue que je pourrais en être privée. Je ne peux et ne veux pas penser à cela pour rien au monde. Si quelqu’un m’en parle, je me boucherai les oreilles et si c’est lui-même qui aborde ce sujet, je ne l’écouterai pas davantage. J’aime tant Tania ! A quoi bon me la gâter ? Du reste, on ne me la gâtera pas. Tout cela est vain. Sa présence me sera agréable, je m’occuperai d’elle. Je l’aime et pourrais faire beaucoup pour elle, mais les circonstances s’y prêtent peu. Je tâcherai de la distraire. Tania et Serge seront mes enfants, je veillerai sur eux et ce sera charmant. Il me semble que je suis moins égoïste que l’année dernière ; alors, je souffrais d’être enceinte et de ne pouvoir prendre part aux amusements de tous, tandis que maintenant je jouis de mes plaisirs. C’est moi la plus gaie de tous.

22 avril 1864.


Me voici seule. Toute la journée, j’ai fait effort pour ne point penser et ne pas rester seule. Maintenant que le soir est venu, toutes les digues se sont rompues et j’éprouve un impérieux besoin de me recueillir, de pleurer et d’écrire mon journal. Peut-être vaudrait-il mieux lui écrire, à lui, si je le pouvais. Je n’ai rien à noter. L’ennui, le vide. Je ne vis pas, tout simplement. Tant que Serge est dans mes bras, je me domine mais le soir, quand je l’ai couché, je cours de côté et d’autre comme si j’avais de la besogne par-dessus les bras, alors qu’au fond j’ai tout simplement peur de penser. Il me semble que Liova est à la chasse, au rucher, qu’il vaque aux soins de la propriété et qu’il va revenir. J’ai l’habitude d’attendre. Il revient toujours à la minute qui précède celle où j’aurais perdu patience. Pour le moins regretter, j’essaie de me rappeler un épisode désagréable de notre vie commune. A quoi bon ? Je sais si bien que je l’aime toujours autant quel que soit le jour sous lequel je le regarde. Il suffit que je me dise : mais non, je ne m’ennuie pas, pour qu’à l’instant même, et comme si c’était un fait exprès, je recommence à m’ennuyer. C’est la première fois de ma vie que je passe la nuit seule. On m’avait conseillé de faire coucher Tania à côté de moi, mais je n’ai pas voulu. Ou Liovotchka, ou personne au monde. Il aurait pu mourir sans craintes, je lui resterai fidèle à jamais. Moi aussi, je suis maintenant sûre de lui, c’est même étrange. C’est ridicule, je refoule mes larmes comme s’il était honteux pour une femme de pleurer et de s’ennuyer en l’absence de son mari. Combien de jours ai-je encore à pleurer ainsi ? Je vais faire une folie et partir pour Nikolskoïé. J’en serais bien capable si je me laissais aller. Ce journal et ces notes n’ont fait qu’ajouter à mon désarroi. A quoi suis-je bonne si j’ai si peu de volonté et d’endurance ? Que fait-il ? Mieux vaut n’y pas penser. La vie lui est sans doute légère et facile. Il ne pleure pas comme moi. Je n’ai pas honte de ces larmes parce que je suis seule, que je ne note pour ainsi dire rien dans mon journal et qu’il a cessé de regarder si j’avais écrit et ce que j’avais écrit. Je n’ai pas le courage d’aller me coucher seule, je ne puis m’y décider. Tania est au salon. Elle va m’entendre pleurer et j’aurai honte. J’avais été si raisonnable toute la journée !

3 novembre 1864.


Quel sentiment étrange ! Dans un entourage si heureux, une peur et une angoisse continuelles et l’idée de la mort de Liova ne me quitte pas. Mes craintes augmentent de jour en jour. J’ai passé cette nuit dans de telles transes, j’avais tant de chagrin qu’aujourd’hui, j’ai pleuré en gardant la petite. J’ai vu nettement comment il mourrait, tout le tableau de sa mort s’est déroulé devant mes yeux. Ce sentiment est né en moi le jour où il s’est démis le bras. J’ai compris tout à coup que je pouvais le perdre et, depuis lors, je ne pense qu’à cela. Je passe mon temps dans la chambre d’enfants. J’allaite la petite, m’occupe d’elle et de Serge, ce qui réussit parfois à me distraire. Je pense souvent que Liova s’ennuie dans notre société de femmes et me sens incapable de le rendre heureux car je ne suis qu’une bonne niania et rien de plus. Ni esprit, ni culture solide, ni talent, — rien. J’aurais voulu que ce qui doit arriver arrivât bientôt, car mes pressentiments ne me trompent pas. Mes préoccupations au sujet des enfants, la présence de Serge sont pour moi une diversion, mais, au fond du cœur, je n’éprouve aucune joie et j’ai perdu ma gaieté. Naguère, j’ai pressenti que le jour viendrait où Liova aurait pour moi des sentiments hostiles, aujourd’hui, je crois qu’il a pour moi une haine silencieuse.


1. En manière de plaisanterie, Léon Nikolaïévitch appelait « grand’mère » la comtesse Alexandra Andréevna Tolstaïa bien que celle-ci n’eût que onze ans de plus que lui.

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