Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre II

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9 janvier 1863.


Jamais la conscience de ma propre culpabilité ne m’a rendue aussi malheureuse. Jamais je n’aurais pensé que je pusse me rendre coupable à tel point. J’ai l’âme lourde, toute la journée les larmes m’ont étouffée. J’ai peur de causer avec lui, peur de le regarder. Jamais il ne m’a été plus cher et ne m’a paru plus charmant et jamais je ne me suis sentie plus insignifiante et ne me suis inspiré à moi-même plus de dégoût. Pourtant, il ne s’est pas fâché. Il m’aime encore. Son regard était si doux, si humble, le regard d’un saint ! Avec un homme tel que lui, c’est à mourir de bonheur et d’humilité ! Je me porte très mal. Pour des raisons morales, je me sens malade physiquement. Les douleurs ont été si violentes que j’ai cru que j’allais faire une fausse couche. J’étais comme folle. J’ai prié tout le jour comme si cette prière pouvait alléger ma faute et me permettre de revenir sur ce que j’avais fait. En son absence, cela m’est plus facile. Je peux pleurer, l’aimer, tandis que lorsqu’il est ici, ma conscience me tourmente, son visage et son regard si doux me font mal. Son cher visage que je n’ai pas regardé depuis hier soir. Comment ai-je pu faire quelque chose qui lui soit désagréable ? Je me demande sans cesse comment réparer ce que j’ai fait ? Réparer, quel mot stupide ? Comment devenir meilleure pour lui ? L’aimer davantage est impossible, car je l’aime de toutes mes forces, au delà de toutes limites. Je n’ai pas d’autres pensées, pas d’autres désirs que lui. Dans mon âme, il n’y a rien d’autre que l’amour que je lui ai voué. En lui, il n’y a rien de mauvais, rien qu’à la réflexion je lui pusse reprocher. Il persiste à penser qu’il me faut des distractions, alors qu’en dehors de lui, je n’ai besoin de rien. Mais il ne me croit pas. S’il savait avec quelle joie je songe à l’avenir, non à cause des distractions qu’il me procurera, mais parce que je serai avec lui et avec tout ce qu’il aime. Je m’efforce d’aimer jusqu’à ceux qui ne me plaisent pas, par exemple Auerbach. Hier j’étais d’humeur capricieuse. Naguère, cela m’arrivait bien aussi, mais jamais à un tel degré. Ai-je vraiment un si mauvais caractère ? Est-ce une vulgaire nervosité ? Est-ce ma grossesse ? Il vaudrait mieux que ce fût cette dernière cause. Je pourrais désormais veiller sur notre bonheur à condition toutefois que je ne l’aie pas encore définitivement gâté. C’est terrible, nous pourrions être si heureux ! Liovotchka est en bonne santé maintenant. Qu’ai-je fait ? Tania, Sacha et K… sont arrivés. Je ne puis retenir mes larmes et ne me montrerai pour rien au monde. Ce sont des enfants. Ils n’ont encore jamais aimé. Avec quelle impatience je l’attends ! Seigneur, se pourrait-il qu’il se détachât de moi ? Tout repose sur lui maintenant. Ma propre insignifiance m’est si pénible ! Il ne manquera pas de s’apercevoir à quel point je suis vile et médiocre en comparaison avec lui.

11 janvier 1863.


J’ai recouvré un peu de calme parce qu’il est devenu meilleur pour moi. Mais mon chagrin est si récent !… Dès que la moindre circonstance me le rappelle, j’éprouve dans la tête et dans le corps entier une violente douleur physique. Physique, car je la sens parcourir tous mes nerfs et toutes mes veines.
Liovotchka ne m’a rien dit et n’a pas fait la plus légère allusion à mon journal. L’a-t-il lu ? Je ne sais. Ce que j’ai écrit était vil et il m’est désagréable de le relire.
Je suis absolument seule et j’ai peur, aussi voudrais-je écrire beaucoup et sincèrement, mais ma frayeur est si intense que toute idée s’évanouit ! Je redoute d’avoir peur parce que je suis enceinte. Ma jalousie est une maladie innée. Peut-être provient-elle de ce que l’aimant et n’aimant que lui seul, m’étant donnée à lui tout entière, je ne puis être heureuse qu’avec lui, par lui, et j’ai peur de le perdre comme des vieillards qui ne peuvent plus avoir d’enfants ont peur de perdre un fils unique sur lequel repose toute leur existence. On dit toujours que je ne suis pas égoïste, mais n’est-ce pas là le plus grand égoïsme ? Dans tous les autres domaines, je ne le suis pas, mais dans celui-ci, je le suis terriblement. Je l’aime tant que cela passera. Il me faudra beaucoup de patience et une grande force de volonté, autrement je n’arriverai à rien. Il y a des moments, et ces moments ne sont pas rares, où je l’aime jusqu’à en être malade. Aujourd’hui, par exemple. Cela arrive toujours quand j’ai tort. Cela me fait mal de le regarder, de l’entendre, d’être auprès de lui, comme cela doit faire mal à un démon d’être auprès d’un saint. Lorsque j’accomplirai une action qui lui sera agréable, il recommencera de m’aimer comme autrefois et nos relations redeviendront plus simples. Maintenant que nos mérites sont inégaux, nos relations ne sont pas de pair à compagnon. Sans doute, les mérites ne sont jamais égaux, mais il pourrait y avoir moins de mal de mon côté. Avant je l’aimais avec audace, non sans une certaine témérité, et maintenant, pour chaque bonne parole, chaque caresse, chaque regard condescendant, je rends grâce à Dieu et à lui.
Actuellement, je n’ai besoin de rien d’autre pour vivre, c’est cela seul qui peut me satisfaire. J’éprouvais une certaine fierté de porter un enfant, de le mettre bientôt au monde, mais c’est la destinée, la loi de la nature, ce n’est pas une consolation. Il ne me reste donc que mon mari, je veux dire que Liovotchka est tout pour moi, qu’il est ma raison d’être, parce que je l’aime terriblement et qu’en dehors de lui, nul ne m’est cher.

Moscou, 14 janvier 1863.


Me revoici seule, et de nouveau je m’ennuie. Entre nous, tout s’est aplani. En quoi a-t-il cédé ? Quelles concessions lui ai-je faites ? Je l’ignore. Les choses se sont arrangées d’elles-mêmes. Tout ce que je sais c’est que le bonheur m’est revenu. Je voudrais être à la maison. Il m’arrive de faire des plans, de rêver à la manière dont nous vivrons à Iasnaïa Poliana. J’éprouve un sentiment douloureux à la pensée que je suis détachée des miens, corps et âme. Mon monde a changé, je le sens. Mon amour pour eux, pour maman surtout, est devenu plus fort et, parfois, je regrette de ne plus faire partie de leur cercle. Je ne vis qu’en Liovotchka et pour Liovotchka, et il m’est pénible de sentir que je ne suis pas tout pour lui, que si je n’étais pas là, il se consolerait parce qu’il a en lui beaucoup de ressources, tandis que moi, au contraire, j’ai une nature des plus pauvres. Je me suis vouée à un seul être en dehors duquel rien n’existe pour moi.
La vie à l’hôtel me pèse. Si j’ai eu ici quelques instants agréables, ce sont ceux que j’ai passés au Kremlin en compagnie des miens et de Liovotchka. J’aurais pu rentrer plus vite à Iasnaïa Poliana, beaucoup de choses dépendent de moi, je le sais, mais je n’ai pas eu le courage de me séparer à nouveau des miens. Cette nuit, j’ai fait un rêve très désagréable : les jeunes filles et les femmes du village d’Iasenka, en vêtements de citadines, venaient nous trouver dans un grand parc. L’une après l’autre, elles arrivaient je ne sais d’où. A…1, en robe de soie noire, fermait la marche. Je liai conversation avec elle. Soudain, je fus saisie d’une telle fureur que je m’emparai de son enfant et le déchirai en morceaux. Je lui arrachai les jambes, les bras, la tête. J’étais au comble de la rage. Sur ces entrefaites arriva Liovotchka. Je lui dis qu’on allait me déporter en Sibérie, mais lui, rassemblant les membres épars, me rassura en me disant que ce n’était qu’une poupée. Je regardai et effectivement, au lieu d’un corps, je ne vis que quelques lambeaux de peau de daim et quelques flocons d’étoupe. J’en fus très fâchée.
Même ici, à Moscou, je me tourmente beaucoup en pensant à elle. C’est le passé qui me martyrise, ce n’est pas de la vraie jalousie. Il ne peut se donner entièrement à moi comme je me suis donnée à lui, car son passé est vaste et si riche, que s’il mourait aujourd’hui, son existence aurait été suffisamment remplie. Le sentiment paternel est le seul qu’il n’ait pas encore éprouvé. Ces temps derniers, la vie m’a donné tant de choses que j’ignorais et dont je n’avais pas fait l’expérience que je me cramponne à mon bonheur et ai peur de le perdre, car je ne crois pas en lui et ne crois pas qu’il puisse durer. Je pense toujours que cette félicité est un pur effet du hasard et qu’elle est éphémère. Autrement ce serait trop beau ! C’est étrange qu’un être, par ses traits de caractère et par sa seule personnalité, ait pu soudain me dominer et me rendre entièrement heureuse.
Maman a raison, je me suis abêtie, je veux dire que mon esprit est devenu plus paresseux encore. Je souffre d’une apathie morale qui provient de causes physiologiques.
Je regrette ma vivacité d’autrefois. Je l’ai perdue, mais je pense qu’elle reviendra. Je sens qu’elle aurait eu sur Liovotchka une bonne influence comme elle agissait heureusement naguère sur les miens au Kremlin. Les premiers temps, à Iasnaïa Poliana, j’étais encore très vive. Maintenant j’ai cessé de l’être. Alors Liovotchka aimait que je fusse un bon diable. Il semble dormir moralement, mais je sais bien que loin de sommeiller, son esprit est constamment le siège d’un travail intense. Il a beaucoup maigri, ce qui ne laisse pas de m’inquiéter. J’eusse payé cher pour jeter un coup d’œil dans son âme ! Il n’écrit même plus son journal, ce qui m’afflige beaucoup.
J’éprouve le stupide et involontaire désir d’essayer sur lui mon pouvoir, c’est-à-dire le simple désir de le voir m’obéir. Il me remet toujours à ma place et j’en suis contente. Cela aussi passera.

15 janvier 1863.
Moscou2, 17 janvier 1863.


Je viens d’avoir un accès de mauvaise humeur et de me fâcher parce qu’il aime tout le monde et toutes choses tandis que je voudrais qu’il n’aimât que moi. Maintenant que me voici seule, je comprends que je recommence à être capricieuse. C’est sa bonté et sa richesse de sentiments qui font de lui un être supérieur. Réflexions faites, la source de tous mes caprices et de tous mes chagrins, c’est l’égoïsme. Je voudrais qu’il ne vécût et ne pensât que pour moi et n’aimât que moi seule. C’est la règle que je me suis imposée à moi-même. A peine me dis-je : j’aime aussi ceci, cela, en dehors de Liovotchka. Pourtant je devrais absolument aimer autre chose comme il aime son travail, ne fût-ce que pour savoir m’occuper lorsqu’il devient plus froid. Ces moments de froideur reviendront de plus en plus souvent. Je le vois clairement parce que, étant inoccupée, je puis suivre jusque dans les plus menus détails le cours de nos relations, ce que Liovotchka n’a pas le loisir de faire. J’ai ainsi l’occasion d’apprendre comment je dois me comporter avec lui, non que j’aie cherché cette occasion, mais elle s’est offerte spontanément à moi. Je ne puis encore utiliser cette science dans la vie pratique, mais tout viendra en temps opportun. Vite, retournons à Iasnaïa Poliana où Liovotchka vit davantage avec moi et pour moi et où je suis seule avec petite tante et lui. J’aime infiniment cette existence et ne l’échangerais contre aucune autre. Pour elle je suis prête à tout. Peu à peu, je m’efforcerai de mieux organiser notre vie et serai heureuse si j’y réussis. J’y parviendrai à condition que Liovotchka n’ait pas besoin de la société de personnes étrangères que je ne sais où trouver et que je n’aime pas. Pourtant, si mon mari me le demande, je recevrai qui il voudra. L’essentiel est qu’il ne s’ennuie pas, qu’il soit content, car alors il m’aime et c’est tout ce qu’il me faut. C’est difficile de ne pas se quereller, néanmoins je m’y efforcerai car Liovotchka dit vrai, chaque querelle est une entaille faite au sentiment. Mon malheur, c’est la jalousie. Voilà ce à quoi il devrait veiller. Quant à moi, mon devoir est de me dominer et de prendre soin de lui. Il n’a pas envie de m’emmener avec lui ; chapeau, crinoline, tout cela le gêne ! Mais moi, j’éprouve partout une telle angoisse sans lui. S’imposer est affreux, mais c’est triste aussi qu’il ne sente pas le besoin d’être avec moi ! Pour ma part, je sens croître de jour en jour le besoin de ne pas le quitter.
Je l’ai attendu, attendu… Puis je me suis remise à écrire. Dire qu’il y a des gens qui passent leur vie dans la solitude ! Être seul est terrible. Nous ne pourrons plus aller à la conférence. Je le gênais sans doute. Cette idée me tourmente souvent, car, en ce cas, c’est moi qui suis coupable. J’ai recommencé à beaucoup aimer maman et cela me fait peur puisque nous ne devons pas vivre ensemble. Mes sentiments pour Tania sont maintenant empreints d’une certaine condescendance. De quel droit ?
Que c’est triste et amer de les quitter ! Liovotchka ne comprend pas et moi, je me tais. Je serai contente de revoir petite tante. Ces jours-ci, j’éprouve à son endroit de meilleurs sentiments car je n’ai pas parlé d’elle avec Liovotchka. Il est partial. Je suis coupable envers tante, je devrais avoir plus d’attentions pour elle, ne fût-ce que parce qu’elle a soigné mon mari quand il était petit et prendra soin de mes propres enfants. C’est bon de faire plaisir et d’être aimé en échange. Ce que je crains, c’est la fausseté et la flatterie. Mais au fond, il n’y a rien de faux dans l’action de se soumettre à une bonne et vieille femme. Je deviens très étroite. Je ne pense qu’à notre vie. Il va sans dire que je comprends sous ce terme tous ceux qui font partie de notre entourage. Il va être trois heures et il ne rentre pas… Pourquoi a-t-il promis ? Est-ce bien de sa part d’être inexact ? Peut-être, en ce sens, qu’il n’est pas mesquin. Je n’aime pas qu’il se fâche. Quand cela lui arrive, il faut battre en retraite, car il a toujours raison de vous. Mais il est sans rancune et ne grogne jamais.

Moscou, 29 janvier 1863.


La vie ici au Kremlin m’est à charge. Comme lorsque j’étais jeune fille, j’ai recommencé à souffrir du désœuvrement et de la vanité de mon existence. Tout ce que je considérais comme les devoirs et les tâches d’une femme mariée, tout cela s’est volatilisé quand Liovotchka m’a fait sentir qu’il était impossible de se contenter d’un mari, d’une femme, d’une vie de famille et qu’à côté de cela, il fallait encore d’autres occupations ! (De la main de Léon Nikolaïévitch). Je n’ai besoin de personne et de rien sauf de toi. Liovotchka ne fait que mentir.

3 mars 1863.


Je suis seule et j’écris, toujours la même chanson ! Je suis seule, mais je ne m’ennuie pas. J’en ai pris l’habitude. Et puis, cette bienfaisante conviction qu’il aime, qu’il est constant en amour. Il vient, s’approche gentiment de moi, me demande quelque chose, puis se met lui-même à raconter. Comme il est facile et bon de vivre sur terre ! J’ai pris plaisir à lire son journal. En dehors de moi et de son travail, rien ne l’intéresse. Hier et aujourd’hui, il était très absorbé. J’ai peur de le déranger. Il écrit et médite. Je crains de le contrarier en allant auprès de lui et de lui rappeler ainsi que je ne suis pas agréable à chaque instant et en toutes circonstances. Je suis contente qu’il écrive. J’aurais voulu aller à la messe aujourd’hui, mais je suis restée et ai prié à la maison. Depuis mon mariage, j’ai pris en horreur toutes les cérémonies religieuses et tout ce qui est hypocrite. Je voudrais de toutes mes forces accomplir mes devoirs de maîtresse de maison et avoir un travail, mais je ne sais comment m’y prendre. S’agiter, faire semblant de travailler, c’est vil. D’ailleurs qui tromperais-je et à quoi bon ? Il m’arrive de voir nettement ce que je devrais faire, comment utiliser mon temps, puis ensuite, je pense à autre chose et oublie. Comme la vie est devenue pour moi légère et facile ! Vivre, c’est en cela que consiste tout mon devoir, je le sens et n’ai besoin de rien. Si aux heures où je suis déprimée, quelqu’un venait me demander : Que veux-tu ? Je ne saurais que répondre. Il me semble que je n’aime pas sincèrement petite tante, ce qui m’afflige. Sa vieillesse me touche moins qu’elle ne m’irrite. C’est mal. Souvent, elle se fâche et manque de naturel. Dans mon âme, il fait aussi clair que dehors. Peu à peu, je me réconcilie avec tout le monde, avec les étudiants, avec le peuple, avec petite tante naturellement, bref avec tous ceux que je critiquais autrefois. Liovotchka a sur moi une grande influence que je subis avec joie.

26 mars 1863.


Je suis souffrante et apathique. Liovotchka est à Toula depuis ce matin. Il me semble qu’il y a déjà un mois que je ne l’ai pas vu. C’est comme si mon bonheur était loin, loin. Je le vois et, pourtant, on dirait que ce n’est pas lui, mais un fantôme. Là-bas, très loin, repose mon amour pour lui. Pourtant je sens que cet amour est très fort et qu’il est le fondement de toute mon existence. Je suis allée voir nos gens. Un sentiment pénible. Des malades, des malheureux. C’est à qui se plaindra. L’un a une maladie, l’autre un chagrin. Beaucoup d’entre eux sont rusés. Soudain, tout m’a paru ennuyeux. Petite tante est gentille et d’humeur calme, néanmoins il m’est pénible de vivre auprès d’elle, elle est vieille. J’ai beaucoup pensé aux miens chez qui il y a tant de vie. Souvent cela me fait de la peine de n’être plus auprès d’eux, mais je ne regrette jamais ma vie passée. Tout est si bien maintenant ! J’ai souvent peur de l’aimer. C’est si facile de gâter un tel bonheur ! Il ne revient pas et, déjà, je commence à me tourmenter et à me ronger. Voilà, je ne vais pas avec lui et après je me reproche de ne pas l’avoir accompagné. Mieux eût valu qu’il se fâchât, que je fusse pour lui une gêne pourvu que je ne m’inquiète pas. C’est chaque fois la même histoire. Il ne faut pas qu’il se rende à Nikolskoïé, s’il y va, je deviendrai folle ici. Si seulement quelqu’un pouvait comprendre avec quelle lenteur le temps passe ! Petite tante est venue près de moi et m’a baisé la main. Pourquoi ? Ce geste m’a vivement émue. Je la crois bonne. Cela lui fait de la peine de me voir seule. Moi qui suis jeune, je devrais supporter ces petites faiblesses. J’ai des remords d’avoir été impatiente et de m’être fâchée contre elle. Hier Liovotchka s’est offensé, mais ne me l’a pas dit directement. Malgré tout, cela signifie que nos relations ne sont pas simples. Pour ma part, j’ai toujours envie de lui dire immédiatement tout ce qui m’afflige ou me contrarie, mais parfois j’ai peur de le faire. Je suis gâtée. Liovotchka me donne trop de bonheur. J’aime sa gaieté, sa mauvaise humeur, son bon, son excellent visage, sa douceur et ses dépits. Il exprime tout cela si bien que le sentiment n’en souffre presque jamais. Cela me fait plaisir de rester ainsi à dessiner presque machinalement en pensant à lui. Je tourne et retourne les idées dans ma tête, je l’imagine sous tous les aspects et avec toutes les expressions possibles et imaginables. Écrire n’est qu’un prétexte pour m’absorber plus profondément et me le mieux représenter. Quand il revient, j’éprouve toujours une joie presque maladive. Il aurait beau m’assurer le contraire, je sais qu’il ne peut pas m’aimer comme je l’aime. M’attendrait-il avec une telle impatience et une telle inquiétude ?

1er avril 1863.


Je ne suis pas bien portante, c’est ennuyeux ! Liovotchka est parti en voyage. J’ai le grand défaut de ne pas trouver de ressources en moi-même. Or, c’est très important, indispensable dans la vie. Temps chaud, magnifique ! État d’âme estival, mais triste. Quel vide, quelle solitude ! Liova3 est très absorbé par son travail et par l’administration du domaine, tandis que moi, je n’ai aucun souci. Je n’ai de dons pour rien. Pourtant c’est impossble de continuer à vivre ainsi. Je voudrais avoir plus à faire, mais un veritable travail. Naguère, par ces belles journées printanières, j’éprouvais l’envie, le besoin de quelque chose. Dieu sait à quoi je rêvais ! Aujourd’hui, je n’ai besoin de rien, je ne sens plus cette vague et stupide aspiration vers je ne sais quoi, car ayant tout trouvé, je n’ai plus rien à chercher. Néanmoins, il m’arrive de m’ennuyer. Beaucoup de bonheur, peu de travail. On se lasse de tout, même des bonnes choses. Il faut une activité, ne fût-ce que par contraste. Au lieu de vivre en rêve, en imagination, il faut vivre d’une vie laborieuse, d’une vraie vie. Tout est bête, cela m’irrite.

8 avril 1863.


Nous nous sommes occupés du domaine. Liova sérieusement et moi, j’ai fait semblant. C’est un travail agréable, distrayant, large, qui offre pour moi un vif intérêt et me fait souvent plaisir. Liova est ennuyé, préoccupé et souffrant, ce qui ne cesse de me tourmenter et de me ronger. Ces congestions dont il souffre me font très peur et je crains qu’il ne s’en aperçoive. C’est étrange, mais il m’arrive de penser que toute notre vie actuelle, tout cet immense bonheur n’est pas un véritable bonheur, que le sort n’a voulu que nous tenter et qu’il nous reprendra tout. J’ai peur. C’est bête… mais je ne peux pas écrire. Comme je voudrais que cette peur passât au plus vite, car elle m’empoisonne l’existence. Nous avons acheté des abeilles. Administrer le domaine est intéressant, mais difficile. Les Auerbach sont ennuyeux malgré tout. Nous n’avons besoin de personne. Elle me donne le cafard. J’éprouve pour elle une certaine pitié sans savoir pourquoi. Aime-t-elle son mari ? Vraiment je n’en sais rien. Chaque ménage a son mystère. Liova a quelque chose. Il est devenu subitement moins ouvert, plus affecté. Ou bien tout cela provient-il des maux de tête ? Que lui faut-il ? Qu’est-ce qui le mécontente ? Si je le pouvais, je ferais volontiers tout ce qu’il veut. Il n’est pas ici pour le moment, mais il reviendra et j’ai déjà peur qu’il ne soit de mauvaise humeur et ne trouve quelque sujet d’irritation. C’est affreux comme je l’aime, je m’en rends compte maintenant parce que je sens que de sa part, je pourrais tout supporter s’il y avait quelque chose à supporter.

10 avril 1863.


Liova est allé à Toula à la rencontre de papa, et déjà je m’ennuie beaucoup. J’ai relu ses lettres à V… A…4. Il était jeune alors, ce n’est pas elle qu’il aimait, mais l’amour et la vie de famille. Comme je le reconnais bien partout, les mêmes principes, la même magnifique aspiration vers tout ce qui est bien. Quel être charmant ! En lisant ces lettres, je n’ai éprouvé aucune jalousie, comme si ce n’était pas de lui qu’il s’agissait et comme si V… n’était pas une femme qu’il a peut-être aimée, mais bien plutôt moi. J’ai été transportée dans leur monde. Elle était jolie, mais insignifiante au fond. Sa seule séduction était sa jeunesse, cela au sens moral bien entendu. Et lui, il était alors tel qu’il est encore aujourd’hui. Ce n’est pas V… qu’il aimait, mais l’amour et le bien. J’ai vu nettement Soudakov…, le piano, les sonates, la jolie tête brune d’une femme confiante et sans méchanceté. Puis la jeunesse (mais qu’est-ce que cela signifie, je commence à me croire vieille ?), la nature, la solitude de la campagne. Tout est compréhensible, il n’y a rien de triste. J’ai lu ensuite ses projets de vie de famille. Le pauvre ! Il était trop jeune encore pour comprendre que le bonheur que l’on atteint ne ressemble jamais à celui que l’on avait imaginé, attendu. Mais ces rêves sont si charmants, si séduisants !

24 avril 1863.


Liova est vieux ou malheureux. Se peut-il que rien ne l’intéresse en dehors des questions d’argent, de la gestion du domaine, de la distillerie ? Quand il n’est pas occupé à manger, à dormir ou à se taire, il trotte pour affaire, il court, il court et toujours seul. Et moi, je m’ennuie, car je suis seule, absolument seule. Il me baise machinalement la main, il ne me fait que du bien et jamais de mal. Ce sont là les seules expressions de son amour pour moi.
Le temps est splendide. En général cela met les gens de bonne humeur, mais j’ai quelque chose qui me ronge. Jadis Tania et moi comprenions bien le printemps, l’été, nous en jouissions d’autant mieux que nous en jouissions ensemble. Nous sentions et pensions de même sans qu’il nous fût besoin de calculer les frais de la fabrique ou de nous demander quels appareils il faut acheter. Tout cela est fastidieux ! Je serai ravie quand Tania viendra. En général, j’aime beaucoup les gens jeunes surtout lorsqu’ils sont aussi gentils que Tania. J’éprouve de la gêne devant Liova. J’ai honte de moi en sa présence. Pourquoi ? Je n’ai rien à me reprocher à son égard. J’écris cela parce que je le pense et suis accablée à l’idée qu’il lira peut-être ces lignes. J’ai si peur de l’aimer, si peur qu’il ne le voie. Il me semble que cela l’ennuie et qu’il n’a pas le temps de s’occuper de moi. Si l’on me demandait ce que je veux, vraiment, je ne pourrais répondre. Je n’y puis rien.

25 avril 1863.


Toute la matinée, ce même ennui, ce même pressentiment de quelque chose d’affreux. Dans mes relations avec Liova, la même timidité. J’ai pleuré comme une folle et ensuite, ainsi qu’il arrive toujours dans ces cas-là, je me suis demandé la cause de ces larmes. Pourtant, je sais et je comprends qu’il y a de quoi pleurer et je mourrai de douleur si Liova ne continue pas à m’aimer comme il m’aimait. Je ne voulais pas écrire aujourd’hui, mais maintenant que je suis seule en bas, je cède à ma vieille habitude. On m’a dérangée.

29 avril 1863. Soir.


Je me fâche pour des vétilles, pour des objets envoyés. Je prends beaucoup sur moi afin de ne pas m’emporter ainsi et j’y parviendrai pas plus tard qu’aujourd’hui. J’éprouve, pour Liova, une tendresse immense nuancée de timidité parce que je me sens médiocre et, pour moi, une sorte d’aversion. Cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. J’aurais grande envie de soigner les abeilles, les pommiers, de vaquer aux soins du ménage, d’être diligente, mais cette lourdeur, cette fatigue, ces malaises me rappellent sans cesse que je dois rester tranquille et veiller sur mon ventre. C’est irritant ! Ce qui me contrarie aussi, c’est que Liova voit ma faiblesse d’un œil hostile, comme si j’étais responsable d’être enceinte ! Je ne peux l’aider en rien. Il y a encore une autre raison pour laquelle je m’inspire de l’aversion. (La vérité avant tout dans mon journal !) Je me suis rappelé avec plaisir que V… V… avait été amoureux de moi. Me serait-il encore agréable que quelqu’un s’éprît de moi actuellement ? Quelle mesquinerie ! C’est dégoûtant ! Je peux déjà si bien me moquer de lui. Jamais aucun sentiment autre que l’aversion et le plus profond mépris. Liova s’éloigne de moi de plus en plus. Le côté physique de l’amour joue chez lui un très grand rôle, tandis que chez moi, il n’en joue aucun. Moralement il m’est fidèle et c’est l’essentiel.

8 mai 1863.


C’est à ma grossesse qu’il faut s’en prendre. Cet état m’est insupportable physiquement et moralement. Physiquement, je suis constamment malade, et moralement, j’éprouve un ennui, un vide, une angoisse terribles. Et pour Liova, j’ai cessé d’exister. Je sens que je lui suis insupportable, aussi n’ai-je plus qu’un seul but : le laisser en paix et m’effacer de sa vie le plus possible. Je ne puis lui donner aucune joie puisque je suis enceinte. C’est lorsque la femme est dans cet état qu’elle peut se rendre compte à quel point son mari l’aime. Amère vérité ! Liova est allé au rucher. Que n’aurais-je donné pour y aller aussi ! Pourtant, je n’irai pas parce que j’ai de violents battements de cœur, qu’il est incommode de s’asseoir là-bas, que l’orage menace, que j’ai mal à la tête, que je m’ennuie, que j’ai envie de pleurer, que je ne veux ni l’importuner, ni lui être désagréable et cela d’autant moins qu’il est lui-même malade. Je suis mal à l’aise avec lui la plupart du temps. S’il m’accorde parfois une minute, c’est par habitude et parce que, bien qu’il ne m’aime pas, il se sent obligé de maintenir entre nous les relations d’autrefois. Il trouverait terrible d’avouer sincèrement qu’il m’a aimée. Il n’y a pas de cela si longtemps et pourtant, tout est déjà fini. S’il savait combien il a changé ! S’il pouvait se mettre à ma place, il comprendrait ce que c’est de vivre ainsi. Et il n’y a pas de remède ! Il se réveillera encore une fois quand je mettrai l’enfant au monde. C’est toujours comme cela. La voilà bien cette fatale ornière dans laquelle chacun tombe et dont nous avions jadis si peur. Pour mon malheur, je l’aime encore beaucoup, je l’aime plus que je ne l’ai jamais aimé. Le jour viendra où moi aussi je tomberai dans cette malheureuse ornière.

9 mai 1863.


Il avait promis d’être ici à midi et voici qu’il est deux heures. Lui serait-il arrivé quelque chose ? Même les caresses d’un chien, on ne les repousse qu’à regret. Comment peut-il prendre plaisir à me tourmenter ainsi ? Pendant la première année de son mariage, maman eut un sort assez semblable au mien, car papa allait voir ses malades et jouait aux cartes tandis que Liova n’a qu’à s’occuper du domaine. Mais je n’en suis pas moins seule et ne m’ennuie pas moins. Comme elle, je suis enceinte et malade. On ne comprend jamais aussi bien les choses par l’intelligence que par l’expérience. La jeunesse est plutôt un malheur qu’un bonheur, quand on est marié naturellement. Comment une femme pourrait-elle se contenter d’être assise toute la journée, une aiguille à la main, de jouer du piano, d’être seule, absolument seule, si elle pense que son mari ne l’aime pas et l’a pour toujours réduite en esclavage ? Maman assure que la vie a été pour elle infiniment meilleure et plus agréable une fois la jeunesse passée, les enfants venus, les enfants sur qui se concentre toute l’attention. C’est vrai, il en est ainsi. Je suis vilaine, j’ai des lubies, parce que je m’ennuie, que je suis seule et que, depuis midi, je l’attends avec angoisse. C’est d’autant plus mal de sa part qu’il n’a même pas cette élémentaire pitié qu’inspire à tout homme sans méchanceté un être qui souffre.

12 mai 1863.


J’ai fait grand effort pour ne pas m’ennuyer et si je n’ai point recouvré la joie, du moins je suis calme et ne m’ennuie pas.

22 mai 1863.


Quand on pénètre ici dans son bureau sans songer à rien, on est saisi par un froid désagréable et par l’ennui. Mais lorsqu’en entrant, on se le représente, lui et toute cette vie qui est en lui, alors c’est le contraire. Maintenant je ne ressens que le froid et l’ennui, ou plutôt la peur. La peur de la mort, la peur de voir mourir tout ce qui fut. Il n’y a pas de vie. Il n’y a ni amour ni vie. Hier, j’ai couru à travers le jardin pensant que j’allais certainement faire une fausse couche, mais la nature est de fer. Il n’y a pas d’amour en Liova. Il est malade, mais lorsqu’il guérira, il trouvera cela terrible lui aussi. En général, tous les êtres ont une imagination riche et une vie pauvre. On peut imaginer des milliers de mondes différents, mais on est condamné à se mouvoir toujours dans le même cercle étroit. J’aime mon cercle et m’en contente, tandis que lui s’est lassé du sien et désire autre chose. Aujourd’hui, je me suis persuadée qu’en dehors de lui, je n’avais besoin de personne ni de rien ! Mais que de fois ai-je essayé de me persuader la même chose ! Maman m’a souvent répété qu’il n’y avait rien de pire que de tenir un mari en laisse. Rien n’est plus vrai. Maman mérite qu’on lui rende un culte car elle a eu beaucoup à endurer. Vivre est difficile. Il faut être d’acier et il est nécessaire de décider à l’avance comment on vivra. Avant mon mariage, je considérais comme le plus intelligent et le meilleur de vivre sans amour. Je me connaissais et savais que j’étais incapable d’aimer peu et qu’aimer beaucoup est difficile. Tania comprend cela. Elle n’obtiendra pas facilement le bonheur. Actuellement elle est gaie, jeune, elle a l’âme riche et vit avec ardeur. Se trouvera-t-il quelqu’un pour la briser ? Elle s’accommodera difficilement d’une existence qui lui donne peu. Se briser est difficile. Plus que moi, elle est capable d’inspirer un grand amour. C’est moi qui fais des entailles à notre sentiment, des entailles involontaires, mais qui me coûtent bien cher. Chaque entaille me prend un peu de vie, c’est-à-dire des forces, de l’énergie, un peu de jeunesse, beaucoup de gaieté et ajoute notablement à l’aversion que je m’inspire à moi-même. Et ces entailles sont irréparables. Il faut soigner son amour car il ne tient qu’à un fil. Peut-être même que le mien ne tient plus du tout. C’est terrible, mais cette idée me hante. Depuis hier je me sens tout à fait malade, j’ai peur de faire une fausse couche. Cette douleur dans le ventre me procure même une jouissance. C’est comme lorsque j’étais enfant et que j’avais fait une sottise, maman me pardonnait, mais moi, je ne me pardonnais pas. Je me pinçais ou me piquais fortement la main jusqu’à ce que la douleur devînt intolérable. Pourtant je la supportais et y trouvais un immense plaisir. C’est dans un moment comme celui-ci que l’amour donne ses preuves. Quand reviendront le beau temps et la santé, alors l’ordre et la paix rentreront aussi dans la maison. L’enfant sera là, cela recommencera, — c’est dégoûtant !
Liova croira que l’amour est revenu, mais il ne sera pas revenu et Liova n’aura fait que s’en souvenir. D’autres maladies viendront, de nouveaux soucis et encore cette exécrable femme. Comment ose-t-elle être constamment sous mes yeux ? Puis de nouveau l’ennui. Tel est l’avenir qui m’attend. Quant à moi, je n’ai pas d’avenir devant moi. Je l’aimais et me consolais en pensant qu’il m’aimerait lui aussi. J’ai été bête, j’ai cru et ne me suis préparé que des tourments. Tout me paraît fastidieux. Les heures sonnent si tristement. Le chien est abattu. Douchka est malheureuse et les vieilles me font peine. Tout est morne. Ah si Liova !…

6 juin 1863.


L’arrivée de la jeunesse a troublé notre existence. Je le regrette. Les jeunes gens semblent peu joyeux. Est-ce à cause du « froid » ? Ils n’ont pas eu sur moi l’influence que j’espérais. Au lieu de me distraire, ils ne m’ont apporté qu’inquiétude et ennui. J’aime terriblement mon mari, mais ce qui m’irrite, c’est que je me suis mise à son égard dans une situation d’infériorité. Je dépends entièrement de lui et Dieu sait le prix que j’attache à son amour ! Et lui, soit parce qu’il est sûr de mon sentiment, soit parce qu’il n’en a pas besoin, paraît mener une vie tout à fait à part. Il me semble sans cesse que l’automne est déjà venu et que bientôt, tout sera fini. Que veut dire tout ? Je n’en sais rien moi-même. Et après l’automne ce sera l’hiver ? Je n’en suis pas sûre et ne puis me le représenter. Je n’ai besoin de rien, rien ne me fait plaisir, c’est terrible. Comme si j’étais vieille. La vieillesse est intolérable. Après que Liova m’eut dit : « Nous autres, les vieux, nous resterons à la maison », je n’avais nulle envie d’aller me promener avec la jeunesse et trouvais charmant de rester seule avec lui comme si j’étais amoureuse et qu’on m’eût défendu ce tête-à-tête. Aussitôt après le départ des jeunes gens, Liova est sorti lui aussi et m’a laissée seule. La tristesse m’a envahie. Je sens que je deviens méchante. Volontiers, je lui reprocherais de ne pas se soucier de moi, de ne pas se donner pour moi la moindre peine. Et si je cesse d’être méchante, je comprends qu’il est accablé de besogne et n’a pas le temps de s’occuper de moi, que les travaux que comporte l’administration du domaine sont de véritables travaux forcés. Puis tout ce monde qui est arrivé et ne lui laisse pas un instant de répit. Enfin cet odieux Anatole qui est toujours ici… Ils ont trompé Liova avec ce cabriolet… Ce n’est pas de sa faute. Malgré tout, il est excellent et je l’aime de toutes mes forces.

7 juin 1863.


C’est terrible comme je l’aime ! Ce sentiment m’enveloppe, me possède. Liova vaque aux soins de la propriété et moi, loin de m’ennuyer, j’éprouve un parfait contentement. Il m’aime, je crois le sentir. J’ai peur que ce ne soit un présage de ma mort. Ce serait si affreusement triste de le laisser ! Mieux je le connais, plus il me devient cher. Chaque jour je me dis que je l’aime plus que je ne l’ai jamais aimé. Et cet amour ne fait que croître ! En dehors de lui et de ce qui l’intéresse, rien n’existe pour moi.

8 juin 1863.


Liova est d’excellente humeur. Il dépérit dans la solitude et revit en société. Moi, je suis plus forte que cela. Il a été malade, d’ennui. Tania n’est pas gentille, mais les deux Sacha5, surtout le mien, sont d’une délicatesse extrême.

14 juillet 1863.


Tout s’est accompli. J’ai accouché, j’ai eu ma part de souffrances, je me suis relevée et peu à peu je rentre dans la vie avec une peur et une inquiétude constantes au sujet de l’enfant et surtout de mon mari. Quelque chose s’est brisé en moi. Quelque chose me dit que je souffrirai constamment, je crois que c’est la crainte de ne pas m’acquitter de mes devoirs envers ma famille. Je suis devenue d’une timidité extrême avec mon mari, comme si j’étais coupable envers lui. Il me semble que je suis à charge, que je suis trop bête pour lui (ma vieille rengaine), et qu’il me trouve banale. J’ai cessé d’être naturelle parce que j’ai peur de ce vulgaire amour d’une femelle pour ses petits et peur d’aimer exagérément mon mari. Par un stupide sentiment de fausse honte, je m’efforce de cacher tout cela. On affirme que c’est une vertu d’aimer son mari et ses enfants. Cette idée me console parfois. Pourtant je crains d’en rester là. Je voudrais me cultiver un peu car je ne vaux pas grand’chose ni pour mon mari ni pour mon enfant. Que le sentiment maternel est puissant et comme il me semble naturel d’être mère ! C’est l’enfant de Liovotchka, voilà pourquoi je l’aime. L’état moral de Liova m’inquiète beaucoup. Une telle richesse de sentiments et d’idées et tout cela se perd ! J’admire sa perfection. Dieu sait ce que j’eusse donné pour qu’il fût heureux !

23 juillet 1863.


Dix mois que je suis mariée. Je suis terriblement découragée et, machinalement, je cherche des appuis, comme mon enfant cherche le sein. La douleur me déchire. Liova est assommant. Il est incapable d’administrer le domaine, ce n’est pas son affaire car il manque d’esprit de suite. Il n’est pas satisfait de ce qu’il a. Je sais ce dont il a besoin, ce que je ne lui donnerai pas. Rien ne me fait plaisir. Comme un chien, je m’étais habituée à ses caresses et il est devenu froid. Il essaie de me consoler en me disant qu’il y a des jours comme cela, mais ces jours sont trop nombreux ! Patience.

24 juillet 1863.


Je suis allée sur le balcon où j’ai été envahie par un sentiment à la fois douloureux et agréable. La nature est belle et m’a rappelé Dieu. Tout paraît large, vaste… Les miens sont partis. C’est ma mère qui est mon meilleur ami. J’ai peu pleuré, ma sensibilité est émoussée. Mon mari a recouvré quelque animation, Dieu merci ! J’ai beaucoup prié pour lui. Il m’aime. Veuille le ciel que notre félicité soit durable ! Mes douleurs croissent, mais tel un escargot, je me réfugie dans ma coquille. J’ai décidé d’aller jusqu’aux limites de ce que je peux endurer. J’aime beaucoup mon enfant, cesser de l’allaiter sera un immense chagrin qui m’empoisonnera toute la vie. J’ai un terrible besoin de me reposer, de jouir de la nature et je me sens prisonnière. J’attends avec une impatience fébrile que mon mari revienne de Toula. Je l’aime de toutes mes forces, d’un amour solide, mais un peu servilement. Je vais me sacrifier pour mon fils…

31 juillet 1863.


Il énonce des idées toutes faites. Vraiment il est assommant ! Pourquoi est-il fâché ? Qui est coupable ? Nous avons d’affreuses relations et cela dans le malheur. Il est devenu si désagréable que je l’ai évité tout le jour. Quand il me dit : « Je vais dormir, je vais me baigner », je songe : « Dieu merci ! » Le cœur déchiré, je veille sur l’enfant. Dieu qu’autrefois nous avons tant prié ensemble m’a enlevé mon mari et mon enfant. Il me semble que tout est fini. Mais il faut prendre patience. Je n’en bénis pas moins notre passé. J’ai beaucoup aimé Liova et lui suis reconnaissante de tout ce qu’il m’a donné. Je viens de lire son journal. Dans une disposition heureuse, poétique, tout m’a paru mauvais. Ces neuf mois ont été les plus terribles de ma vie. Quant au dixième, mieux vaut n’en point parler. Que de fois s’est-il demandé à part lui : « Pourquoi me suis-je marié ? » Et que de fois a-t-il dit tout haut : « Que reste-t-il de l’homme que j’ai été ? »

2 août 1863.


Le festin n’était pas pour moi. Qu’ai-je à végéter ainsi ? Tu ferais bien de faire place nette, Sophie Andréevna. Mon chagrin me lancine. Je me suis juré de n’en jamais parler. Peut-être que cela s’arrangera

3 août 1863.


J’ai causé avec lui. On dirait que c’est plus facile précisément parce que j’avais deviné juste. C’est monstrueux de ne pas nourrir son enfant. Que répondre ? Que faire là où la nature est impuissante ? Mon instinct me dit qu’il est injuste envers moi. Pourquoi me tourmenter sans cesse ? Je suis si aigrie qu’il me semble que je n’aurai aucun plaisir à soigner l’enfant aujourd’hui. Il voudrait me supprimer de la surface de la terre parce que je souffre et n’accomplis pas mon devoir, et moi je ne puis le supporter parce qu’il ne souffre pas et qu’il écrit. Voilà encore en quoi les maris sont terribles. Je n’y avais pas songé. Je crois même qu’en ce moment je ne l’aime pas. Peut-on aimer une mouche qui ne fait que vous piquer ? Je suis impuissante à arranger les choses. Je m’occuperai de mon fils et ferai tout ce que je pourrai, pas pour Liova, certes, car il mérite que je lui rende le mal pour tout le mal qu’il m’a fait. Quelle faiblesse de ne pouvoir attendre, patienter pendant cette courte période de ma convalescence. Je patiente bien, moi, j’en endure dix fois plus que lui. J’avais besoin d’écrire parce que je suis fâchée.
Il a plu et je crains qu’il ne prenne froid. Mon irritation s’est dissipée. Je l’aime. Dieu le garde !

Sonia, pardonne-moi ! Je comprends maintenant que je suis coupable et jusqu’à quel point je le suis. Il y a des jours où nous semblons ne pas obéir à notre volonté, mais être mus par une force extérieure, insurmontable. Ainsi en a-t-il été pour moi ces jours-ci dans ma conduite envers toi. Et qui ? Moi. J’ai toujours su que j’avais beaucoup de défauts, mais je croyais avoir aussi un peu de sensibilité et de générosité. J’ai été cruel et grossier. Et envers qui ? Envers l’être qui m’a donné le meilleur bonheur de ma vie et qui est le seul à m’aimer. Sonia, je sais que cela ne se peut ni oublier, ni pardonner, mais j’en sais plus long que toi et c’est pourquoi je comprends mieux encore que toi ma propre abjection. Sonia, ma chérie, je suis coupable, mais je suis aussi misérable. Il y a en moi un homme excellent, mais il sommeille parfois. Aime-le, Sonia, et ne lui fais pas de reproches.

Voilà ce qu’avait écrit Liovotchka en me demandant pardon. Mais s’étant fâché, je ne sais pour quelle raison, il a tout biffé. C’était l’époque où je souffrais de ces affreuses crevasses aux seins qui m’empêchaient de nourrir Serge. Telle était la cause de son irritation. Comme si j’avais refusé de nourrir mon fils ! Comme si ce n’était pas là mon plus cher, mon plus ardent désir ! J’avais mérité de sa part ces quelques lignes de tendresse et de repentir, mais dans une minute d’emportement, il me les a reprises avant même que j’aie pu les lire.

17 août 1863.


J’ai rêvé, je me suis rappelé ces nuits de l’année dernière, ces nuits de folie, alors que j’étais entièrement libre et dans des dispositions d’esprit si merveilleuses. Si jamais la vie m’a gratifiée d’une joie complète, c’est alors qu’elle me l’a donnée. J’aimais, je sentais, je comprenais tout. Mon esprit, mon être entier, tout était, ou du moins me semblait être d’une telle fraîcheur ! Ajoutez à cela ce poétique et séduisant comte au regard lumineux, profond, charmant (telle était l’impression que Liova me produisait alors). Époque merveilleuse ! J’étais gâtée par son amour. Je le sentais, certes, autrement je n’aurais pas été si heureuse. Je me rappelle qu’il m’avait dit un soir quelque chose de blessant en présence de Popov. Voulant lui montrer mon indifférence, je m’assis sur le perron auprès de notre hôte et, tout en prêtant l’oreille à ce que disait le comte, je faisais mine de ne m’intéresser qu’à Popov. Depuis lors, je m’attachai au comte toujours davantage et pris la résolution de ne jamais simuler devant lui. En évoquant aujourd’hui tous ces souvenirs, j’ai éprouvé une incompréhensible félicité à la pensée que ce même comte était mon mari. Lise savait où était le bonheur, mais Sonia Bers ne le comprenait pas. Maintenant, je viens de le comprendre et je l’ai compris de toute mon âme. Et lui, le sot, qui est jaloux6 ! Mon Dieu ! comme si quelque chose pouvait fournir prétexte à sa jalousie ? Je déplore qu’il ait été moralement si loin de moi au moment de cet anniversaire des journées d’août 1862. Cela aurait pu être mieux encore. Il n’est pas à la maison en ce moment et, en son absence, je m’ennuie toujours. Quand m’y ferai-je ? J’attends mon rétablissement comme un retour à la vie, à la vie avec Liova, car maintenant nous vivons séparés. Ses doutes touchant l’amour que j’ai pour lui me déconcertent. Comment lui prouver que je l’aime d’un amour honnête, pur, fidèle ?

10 septembre 1863.


Le regret de la jeunesse, un peu d’envie et beaucoup d’ennui. Des souffrances, des douleurs et la réclusion entre quatre murs, alors qu’il ferait si merveilleusement bon dehors ! Pourtant la vie de famille me rend l’âme joyeuse, légère. Des soirées de lune, douces, calmes, mais elles ne sont pas pour moi. L’enfant de Nathalie se meurt. Souffrance atroce ! Est-ce que la mère ou l’enfant ont mérité cela ? Le père est dans la désolation, ils me font pitié et j’ai pleuré. Le regard de Liova me poursuit. Hier, au piano, comme il m’a blessée ! A quoi pensait-il alors ? Je ne lui avais jamais vu pareil regard. Était-ce des souvenirs qu’il évoquait ? Était-ce la jalousie ? Il aime…

22 septembre 1863.


Il y aura demain un an que nous sommes mariés. Alors l’espérance du bonheur, maintenant l’attente du malheur. Jusqu’à présent, je croyais que c’était une plaisanterie, mais je vois que c’est presque la vérité. A la guerre ! Quelle est cette bizarrerie ? De la légèreté, non, ce n’est pas vrai, c’est de l’inconstance. Volontairement ou involontairement, je ne sais, il s’efforce d’arranger la vie de manière à me rendre tout à fait malheureuse. Il m’a mise dans une situation telle que je dois avoir constamment présente à l’esprit cette idée : aujourd’hui ou demain, je resterai sans mari avec un enfant et peut-être avec deux. Chez lui, tout est caprice, fantaisie du moment. Aujourd’hui, il se marie, ça lui chante, il engendre des enfants. Demain l’envie lui prend d’aller à la guerre et il nous abandonne. Je dois désirer la mort de l’enfant car je ne survivrai pas à Liova. Je ne crois ni à cet enthousiasme, ni à cet amour de la patrie chez un homme de trente-cinq ans. Comme si les enfants n’étaient pas la patrie, comme s’ils n’étaient pas Russes eux aussi ! Il est prêt à les délaisser parce que cela l’amuse de galoper à cheval, de regarder comme la guerre est belle, d’écouter siffler les balles. Mon respect pour lui commence à faiblir en raison de son inconstance et de sa lâcheté. Son talent l’emporte presque sur la famille. Qu’il justifie son désir ! Pourquoi l’ai-je épousé ? Mieux eût valu épouser Valérian Pétrovitch Tolstoï7, je me serais séparée de lui sans peine. En quoi Liova avait-il besoin de mon amour ? Ce ne sont là que coups de tête. Maintenant c’est moi qui suis coupable, je le sais. Il boude. Coupable de l’aimer et de ne vouloir ni m’en séparer, ni le voir mourir. Qu’il boude ! J’aurais dû me préparer plus tôt, c’est-à-dire cesser de l’aimer afin qu’il me fût plus facile de le voir partir. Qu’il me repousse tout à fait, je m’éloignerai. Il en a assez d’une année de bonheur, maintenant il obéit à de nouvelles fantaisies. Ce genre d’existence lui est fastidieux. Il n’aura plus d’enfants, je ne veux pas lui en donner pour qu’ensuite il les abandonne. En voilà un despotisme ! « Je veux, tu n’as rien à dire. » En attendant, il n’y a pas de guerre et il reste ici. Tant pis ! Il faut attendre, languir. Si cela pouvait avoir une fin ! Le plus grand mal, c’est que je l’aime. Dès que je lui vois l’air triste, j’ai l’âme bouleversée.

7 octobre 1863.


L’ennui. Pourtant c’est une consolation d’avoir un fils. A quoi bon une niania ? La constante préoccupation des langes chassait mes idées noires. Liova ne manquera pas de remarquer mon ennui que je ne puis dissimuler et cela lui sera insupportable. J’aurais voulu aller au bal, mais ce n’est pas de là que vient mon ennui. Je n’y irai pas. C’est vexant d’avoir encore de tels désirs. Cette irritation eût gâté tout le plaisir, si tant est qu’il y ait eu du plaisir, ce dont je doute fort. « Je suis régénéré », m’a-t-il dit. Pourquoi ? Si seulement pouvait renaître dans son âme tout ce qui s’y trouvait avant son mariage, à l’exclusion de cette inquiétude et de cette aspiration tantôt vers un objet, tantôt vers un autre. En quoi est-il régénéré ? « Tu comprendras toi-même, » m’a-t-il assuré. Mais je m’y perds et cesse de le comprendre. Il change. Nos vies se séparent de plus en plus. La maladie et l’enfant m’ont éloignée de lui. Voilà pourquoi je ne le comprends plus. Que me faut-il encore ? N’est-ce pas le bonheur d’avoir constamment auprès de soi, en la personne d’un mari, un esprit aux ressources inépuisables, un talent, une vertu, une pensée ? Pourtant, je m’ennuie, c’est la jeunesse.

17 octobre 1863.


Je me sens incapable de le bien comprendre, c’est pourquoi je l’épie si jalousement. Je suis ses idées, ses actions dans le passé et dans le présent. Je voudrais le saisir, le comprendre entièrement, qu’il fût avec moi comme il fut avec Alexandrine. Mais je sais que c’est impossible et n’en suis pas blessée. Je conviens que pour cela je suis trop jeune, trop sotte et trop peu poétique. Pour être telle qu’Alexandrine, sans parler des dons innés, il faudrait être plus âgée, sans enfant, célibataire même. Je ne me froisserais pas s’ils continuaient à échanger des lettres, mais il me serait pénible qu’Alexandrine pensât que la femme de Liova n’eût pas d’autre avantage que celui d’être de relations faciles et ne fût bonne qu’à veiller sur les enfants. Si jalouse que je sois de Liova, jalouse de son âme, je sais qu’on ne peut effacer Alexandrine de sa vie. D’ailleurs, il ne faut pas l’en supprimer, elle a joué un joli rôle dont je suis incapable. Il a eu tort de ne pas lui envoyer ces lettres. J’ai pleuré parce qu’il ne m’avait pas dit tout ce qu’il lui écrivait et parce qu’il s’est exprimé ainsi : « Les choses que je suis seul à savoir. Je vous les communique, ma femme n’a rien à y voir. » Comme je voudrais la connaître plus intimement ! Me trouverait-elle digne de lui ? Elle le comprenait bien et l’appréciait beaucoup. Les lettres d’Alexandrine que j’ai trouvées dans la table m’ont fait penser à elle et à ses relations avec Liova. Une de ces lettres est parfaite. Parfois, l’idée me vient de lui écrire sans en rien dire à Liova, mais je ne m’y décide pas. Elle m’intéresse et me plaît infiniment. Depuis que j’ai lu la lettre que Liova lui a adressée, je n’ai cessé de songer à elle. Je pourrais l’aimer. A en juger par mon état moral, je ne suis pas enceinte et voudrais bien ne pas l’être de longtemps. J’aime Liova terriblement et ai peur de voir cet amour croître de jour en jour. Je ne pense pas qu’il se laisse aller. J’attends avec impatience le moment où il cessera d’être inquiet et mécontent de lui. C’est une joie pour moi de le sentir dans de meilleures dispositions. Ce travail intérieur abrège sa vie qui pourtant m’est si indispensable.

28 octobre 1863.


Ça ne va pas, tout m’est à charge. On dirait que c’en est fait de notre amour, qu’il n’en subsiste rien. Liova est froid, presque calme, très occupé, mais ses occupations ne lui procurent aucune joie. Et moi je suis abattue et irritée. Irritée contre moi, contre mon caractère, contre mon attitude envers mon mari. Est-ce là ce que je voulais, ce que je lui avais promis du fond du cœur ? Cher, cher Liovotchka ! Toutes ces querelles l’accablent, il ne les supporte pas. Et moi qui me suis fâchée ! Seigneur, pardonnez-moi ! C’est affreux de l’aimer comme je l’aime ! Quel regret de ne savoir ni être heureuse, ni rendre les autres heureux. La faiblesse de volonté est répugnante. Je suis pour moi-même un objet de dégoût. Si l’amour est impuissant, cela veut dire qu’il n’est pas grand. Mais non, je l’aime terriblement. Cela ne fait et ne peut faire aucun doute. Si je pouvais devenir meilleure. Mon mari est si gentil, si charmant ! Où est-il ? L’histoire de 1812. Naguère il me racontait tout, maintenant je suis indigne de cette confiance. Auparavant toutes ses idées étaient miennes. Minutes de félicité, minutes merveilleuses qui ne reviendront plus. « Nous serons toujours heureux, Sonia. » Je suis très affligée qu’il n’ait pas le bonheur sur lequel il comptait et qu’il mérite si bien.

13 novembre 1863.


Petite tante me fait peine, elle n’en a plus pour longtemps. La nuit, elle ne dort pas et tousse. Ses mains sont maigres et décharnées. Je pense à elle tout le jour. Liova dit que nous irons passer quelque temps à Moscou. Je m’y attendais. La recherche de l’idéal incarné dans la première jolie femme venue. Un tel amour est terrible parce qu’il est aveugle et incurable ou presque incurable. Quant à moi, je ne réalise pas le moins du monde et ne peux pas réaliser cet idéal. Je suis délaissée. Liova ne me donne ni ses journées, ni ses soirées, ni ses nuits. Je n’existe que pour sa satisfaction, je suis la niania, un meuble familier, la femme. Je m’efforce d’étouffer en moi tout sentiment humain. Aussi longtemps que la machine est en mouvement, qu’elle fait bouillir le lait, tricote une couverture, va et vient, la vie est possible, supportable même, mais dès que je commence à réfléchir, je comprends que je ne puis plus vivre ainsi. Il ne m’aime plus. Pourquoi ne suis-je pas morte ? Telle était la destinée. Il fut un moment, je l’avoue, où tout me semblait sans importance devant le fait qu’il avait cessé de m’aimer. Insignifiant ce qu’il écrit au sujet d’une certaine comtesse qui s’est entretenue avec la princesse Une Telle. Puis j’ai éprouvé pour moi-même du mépris. Mon existence est d’une telle banalité, — c’est une mort. Tandis que lui a une vie pleine, une vie intérieure, du talent et l’immortalité. Je commence à avoir peur de lui et à sentir, par instants, qu’il m’est devenu totalement étranger. C’est lui qui m’a mise dans cette situation. Peut-être suis-je coupable aussi, mon caractère s’est altéré, mais je sens que depuis quelque temps je ne suis plus pour lui ce que j’ai été et que je suis abandonnée. Grâce à Dieu, cela ne m’afflige plus comme autrefois, j’en ai pris mon parti. Rien ne saurait plus m’égayer ni m’émouvoir. Que suis-je devenue ? Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que mon flair ne me trompe pas.

19 décembre 1863.


J’ai allumé deux bougies et me suis assise à ma table. Je suis d’humeur gaie et frivole et m’abandonne aujourd’hui à l’insouciance et à la paresse. Tout me paraît ridicule et dénué d’importance. Cela m’aurait fait plaisir de flirter, ne fût-ce qu’avec Alekséï Gorchok et de me fâcher même contre une chaise. J’ai joué aux cartes avec petite tante quatre heures durant. Liova s’est emporté, mais cela m’a laissée indifférente. La pensée de Tania me fait mal, je l’écarte tant que je suis stupide aujourd’hui. L’enfant va mieux, c’est sans doute ce qui me rend gaie. J’aurais envie d’un bal ou de quelque réjouissance. Le souvenir de cette humeur m’irritera, mais je n’y puis rien changer. Ce qui me fâche, c’est que Liova travaille si peu, qu’il ne sente et ne comprenne pas combien je l’aime. Je voudrais me venger. Il est vieux et trop absorbé, et moi je me sens aujourd’hui si jeune et j’aurais si grande envie de faire des folies ! Au lieu de me coucher, j’aurais voulu faire des pirouettes, mais avec qui ?

24 décembre 1863.


Une atmosphère de vieillesse m’enveloppe, tout mon entourage est vieux. Je m’efforce de refréner chaque élan de jeunesse tant il paraîtrait déplacé dans ce milieu posé et raisonnable. Seul Serge8 est jeune ou du moins plus jeune que les autres. Aussi ai-je plaisir à le voir venir. De plus en plus Liova me semble n’exister que pour me dire : « Halte-là ! » Cette contrainte brise en moi tout élan d’amour. Comment aimer lorsque tout est si calme, si raisonnable, si paisible ? Monotonie et encore sans amour. Je n’ai aucune envie de travailler. Je me plains comme si j’étais malheureuse. Et je le suis en effet, car il ne m’aime plus comme auparavant. Il l’a avoué d’ailleurs, mais je le savais avant qu’il ne l’avouât. Quant à moi, je le vois si peu, j’ai si peur de lui que je ne sais pas jusqu’à quel point je l’aime. J’aurais voulu marier Tania à Serge, mais aujourd’hui ce projet m’effraie. Que deviendra Macha9 ? Toutes les dissertations de Liova sur les différents compartiments de l’âme sont de pures créations de l’esprit et ne me consolent pas le moins du monde.


1. Aksinia Anikova.
2. Moscou, ajouté au crayon.
3. Autre diminutif de Lev, Léon.
4. En 1856-1857, Léon Nikolaïévitch était très épris de Valéria Vladimirovna Arséniéva et se proposait de l’épouser. L’écrivain a conté son roman avec Valéria Vladimirovna dans Bonheur conjugal.
5. Alexandre Andréévitch Bers, frère de Sophie Andréevna.

Alexandre Mikhaïlovitch Kouzminskii, cousin de Sophie Andréevna dont, en 1867,

il épousa la sœur Tatiana Andréevna Bers.
6. Le 18 juin 1863, Léon Nikolaïévitch note dans son journal qu’il est jaloux de l’étudiant Erlenwein, l’un des professeurs de l’école de Iasnaïa Poliana et inquiet de la sympathie que sa femme lui témoigne.
7. Mari de la sœur de Léon Nikolaïévitch, Maria Nikolaïevna dont elle divorça en 1857.
8. Serge Nikolaïévitch Tolstoï, frère de Léon Nikolaïévitch avec lequel il fut toute sa vie étroitement lié. Il vivait dans sa propriété de Pirogov, à trente-cinq verstes de Iasnaïa Poliana où il allait souvent. En 1867, il épousa la tzigane Maria Mikhaïlovna Chichkine avec laquelle il vivait depuis dix-huit ans.
9. Diminutif de Maria Nikolaïevna Chichkine.

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