Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Troisième partie/Chapitre I

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8 octobre 1862.


De nouveau mon journal. C’est ennuyeux de renouer avec de vieilles habitudes abandonnées depuis mon mariage. Naguère, il m’arrivait d’écrire parce que j’avais l’âme lourde. N’est-ce pas aussi le cas aujourd’hui ?
Ces deux dernières semaines, mes relations avec lui, avec mon mari, m’ont paru simples, tout au moins la vie m’a été facile. C’est Liovotchka qui a été mon journal, je n’avais rien à lui cacher.
Mais hier, quand il m’a dit qu’il ne croyait pas à mon amour, j’ai eu peur. Je sais pourquoi il n’y croit pas. Il me semble que je suis incapable de raconter, d’expliquer ce que je pense. Depuis que je me souviens, j’ai toujours rêvé d’un être complet, frais, pur que j’aimerais. Je m’imaginais, et aujourd’hui encore il m’est difficile de renoncer à mes rêves d’enfant, que cet homme resterait constamment sous mes yeux, que je connaîtrais toutes ses pensées, tous ses sentiments, qu’il n’aimerait que moi seule durant toute sa vie et qu’à l’encontre de ce qui se passe communément, nous n’aurions besoin ni l’un ni l’autre de jeter notre gourme avant de devenir des gens posés et raisonnables. Ces rêves m’étaient si chers. C’est à eux que je dois d’avoir été sur le point d’aimer P…1. Je veux dire qu’étant amoureuse de mes rêves, j’en avais fait l’application à P…
Il n’eût pas été difficile de se laisser entraîner. D’ailleurs, je n’ai jamais hésité, mais allais toujours de l’avant sans réfléchir. Maintenant que je suis mariée, je devrais mépriser mes rêves d’autrefois, les tenir pour sots, y renoncer. Je ne le puis. Tout son passé (le passé de mon mari) est pour moi si terrible que je crains de ne pouvoir jamais me réconcilier avec lui. Peut-être cela me deviendra-t-il possible lorsque j’aurai dans la vie d’autre buts, lorsque j’aurai des enfants, ce que je désire tant, quand s’ouvrira devant moi tout un avenir et que je verrai, dans mes propres enfants, cette pureté sans souillure, sans passé, sans tout ce qu’il m’est si amer de voir en mon mari. Il ne comprend pas que son passé — une existence entière féconde en sentiments de toutes sortes, les uns bons, les autres mauvais — ne saurait déjà plus m’appartenir comme ne peut pas m’appartenir sa jeunesse dissipée Dieu sait pour qui et pourquoi ! Il ne comprend pas davantage que je suis conservée tout entière et que seule mon enfance ne lui appartient pas. Que dis-je ? Elle lui appartient aussi. Je n’ai pas de souvenir meilleur que celui du sentiment puéril qu’il m’avait inspiré, de mon premier sentiment. Ce n’est pas de ma faute si on l’a anéanti en moi. Pourquoi ? Comme si ce sentiment était mauvais ! Quant à lui, il a gaspillé sa vie et ses forces. Que de vilenies a-t-il commises avant de parvenir à ce sentiment qui ne lui semble si fort et si bon que parce que l’époque est depuis longtemps passée où il aurait pu s’engager sur la bonne voie comme je m’y suis engagée moi-même. Dans mon passé, il y a aussi des choses mauvaises, mais pas autant que dans le sien.
Cela l’amuse de me tourmenter et de me faire pleurer en me disant qu’il ne me croit pas. Il aimerait que j’eusse vécu une existence semblable à la sienne et, qu’à son exemple, j’eusse fait l’expérience du mal pour mieux comprendre le bien. Il lui est instinctivement désagréable que j’aie atteint le bonheur si aisément, sans réfléchir, sans souffrir. Eh bien, par amour-propre, je ne pleurerai pas. Je ne veux pas qu’il voie que tout m’est facile. Hier, chez grand-père, je suis descendue exprès pour le voir. Dès que je l’aperçus, je fus envahie par un extraordinaire sentiment de puissance et d’amour. Je l’aimais tant à cette minute ! J’aurais voulu m’approcher de lui, mais il m’a semblé que, si je l’effleurais, ce ne serait plus aussi bien et je me rendrais coupable d’un sacrilège. Je ne montre et ne montrerai jamais ce qui se passe en moi. J’ai tant de sot amour-propre que c’en est fait dès que je remarque, à mon endroit, la plus légère méfiance ou incompréhension. Je me fâche. Que fait-il de moi ? Peu à peu, je me replierai sur moi-même et lui empoisonnerai l’existence. Comme il me fait pitié à ces minutes où il ne me croit pas, où les larmes lui montent aux yeux, où son regard devient si humide, si triste ! A de tels moments, je serais capable de l’étouffer tant je l’aime ! Mais je suis hantée par cette idée : il ne me croit pas, il ne me croit pas. Aujourd’hui, j’ai senti tout à coup que lui et moi allions chacun notre chemin. Tandis que je me construis un univers des plus sombres, lui se meut parmi les soupçons et les affaires. Il m’a semblé aussi que nos relations prenaient un caractère banal et que je commençais à douter de son amour. Lorsqu’il m’embrasse, je songe que je ne suis pas la première qu’il embrasse ainsi. C’est si blessant, si douloureux pour mon sentiment dont il ne jouit pas et qui m’est à moi d’autant plus cher qu’il est le premier et le dernier. Moi aussi, j’ai eu des emballements, mais en imagination seulement, tandis que lui s’est laissé entraîner par de jolies femmes dont il aimait les traits de visage, de caractère, d’âme et qu’il regardait et admirait comme il me regarde et m’admire en ce moment. C’est banal ! Ce n’est pas moi qui en suis responsable, mais son passé. Que faire ? Pourquoi faut-il que jeunesse se passe ? Je ne puis pardonner à Dieu d’avoir arrangé les choses ainsi. Qu’y puis-je s’il m’est amer et douloureux que mon mari appartienne à la catégorie commune ? Et lui, qui pense que je ne l’aime pas ! Mais si je ne l’aimais pas, que m’importeraient les gens et les choses dont il s’est occupé et dont il s’occupera dans l’avenir ? Situation pénible, sans issue ! Comment prouver mon amour à un homme qui, en se mariant, avait cette idée : elle ne m’aime pas, mais je ne puis faire autrement que de l’épouser ? Y a-t-il, dans ma vie passée, une seule minute que je doive déplorer ? M’est-il jamais arrivé, ne fût-ce qu’une seconde, d’aimer un autre que lui ou de songer qu’il me fût possible de ne plus l’aimer ? Se pourrait-il qu’il prît plaisir à me voir pleurer, à constater que je sens nos relations se compliquer et nos vies morales se séparer chaque jour davantage ? Un jouet pour le chat, pour la souris des larmes. Mais le jouet est fragile ; lorsqu’il l’aura brisé, ce sera à son tour de pleurer. Je ne puis supporter l’idée qu’il continuera de me tourmenter, de me tourmenter. Pourtant, il est doux et charmant. Le mal l’indigne et le révolte. Il fut un temps où j’aimais tout ce qui était bien. Aujourd’hui, on dirait que tout en moi s’est engourdi. Liovotchka est un vrai rabat-joie.

9 octobre 1862.


Hier, nous nous sommes expliqués. C’est devenu plus facile, plus gai. Nous avons fait aujourd’hui une promenade à cheval. Néanmoins, je me sens à l’étroit. J’ai fait cette nuit de mauvais rêves et bien que je n’y pense pas constamment, je n’en ai pas moins l’âme lourde. C’est maman qui m’est apparue en songe et cela m’a fait beaucoup de peine. Non que je regrette le passé, que je ne cesserai de bénir. La vie m’a donné beaucoup de bonheur. Mon mari semble calme et confiant. Dieu veuille qu’il en soit longtemps ainsi ! C’est vrai, je vois que je lui donne peu de joies. C’est comme si je dormais sans pouvoir me réveiller. Si je sortais de cette somnolence, je serais tout autre. Que faudrait-il pour cela ? Je l’ignore. Alors il verrait combien je l’aime, je saurais le lui dire ; comme naguère, je saurais lire dans son cœur et trouverais le moyen de le rendre tout à fait heureux. Il faut absolument que je me réveille au plus tôt. Le sommeil m’enveloppe depuis que, l’été dernier, j’ai quitté Pokrovskoïé pour Ivitzi. Dans l’intervalle, je me suis réveillée pour un instant, puis je me suis rendormie aussitôt arrivée à Moscou et depuis lors je ne me suis presque pas sortie de cet engourdissement. Quelque chose me pèse. Il me semble constamment que je vais mourir. C’est étrange maintenant que j’ai un mari ! Je l’entends dormir et j’ai peur toute seule. Il ne me laisse pas pénétrer dans son for intérieur et cela m’afflige. Toutes ces relations charnelles sont répugnantes.

11 octobre 1862.


Terrible ! Affeusement triste ! Je me replie toujours davantage sur moi-même. Mon mari est malade, de mauvaise humeur, et ne m’aime pas. Je m’y attendais, mais ne pensais pas que ce serait aussi affreux. Qui se soucie de mon bonheur ? Nul ne se doute que ce bonheur, je ne sais le créer ni pour lui ni pour moi. Dans mes heures de tristesse, il m’arrive de me demander : à quoi bon vivre quand les choses vont si mal et pour moi-même et pour les autres ? C’est étrange, mais cette idée m’obsède. Il devient de jour en jour plus froid tandis que moi, au contraire, je l’aime de plus en plus. S’il continue à être d’une telle froideur, cela me deviendra bientôt insupportable. Pourtant, c’est un honnête homme, il ne mentira pas. S’il n’aime pas, il ne feindra pas. D’ailleurs, lorsqu’il aime, cela se voit dans chacun de ses gestes. Tout m’est une cause d’émotion. Aujourd’hui, lorsque Gricha2 s’est mis à parler de son père, j’ai eu grand’pitié de lui à la pensée qu’il n’était pas le fils légitime de cet homme et j’étais sur le point de pleurer. J’évoque le souvenir des miens. Que la vie était légère alors ! Tandis que maintenant, ô mon Dieu, j’ai l’âme déchirée ! Personne n’aime. Pétienka ne fait que s’acquitter d’un devoir et mon mari a cessé de m’aimer. Chère maman, chère Tania, comme elles étaient gentilles ! Pourquoi les ai-je quittées ? J’ai martyrisé la pauvre Lise et aujourd’hui ce souvenir me hante. C’est triste, c’est affreux ! Pourtant Liovotchka est excellent. Je sens que c’est moi qui suis coupable en tout, je crains qu’il ne voie que je suis triste, car je sais combien cette tristesse ennuie les maris. Naguère, je me consolais en me disant : cela passera, cela s’arrangera. Mais je constate que rien ne s’arrange et, qu’au contraire, tout va de mal en pis. Mon père m’écrit : « Ton mari t’aime passionnément. » C’est vrai, il m’a aimée passionnément, mais la passion est éphémère. J’ai été seule à comprendre qu’il était épris, mais ne m’aimait pas. Dès lors pourquoi n’ai-je pas compris qu’il payerait ce caprice ? En effet, comment vivre longtemps, toute sa vie, avec une femme que l’on n’aime point ? Voilà comment je l’ai perdu, lui qui est si doux et que tout le monde aime. J’ai agi par égoïsme en l’épousant. Je le regarde et il me semble qu’il se dit en pensant à moi : je voudrais l’aimer, mais je ne le puis plus.
Tout ce temps a passé comme un rêve. Ils m’ont répété en manière de taquinerie : tu verras, tout ira bien. N’y pense plus. Autrefois, je mettais de l’ardeur à vivre, à travailler, à vaquer aux soins du ménage. Maintenant, c’est fini. Je pourrais rester silencieuse des jours entiers à me croiser les bras et à ressasser mes amères pensées. J’aurais voulu travailler, mais je ne le puis. A quoi bon porter un masque qui ne fait que me gêner ? Jouer du piano m’eût fait plaisir, mais ici c’est très incommode, on vous entend de partout aux étages supérieurs et, en bas, l’instrument est mauvais. Liovotchka m’avait proposé de rester à la maison aujourd’hui pendant qu’il irait à Nikolskoïé. J’aurais dû y consentir pour le libérer de moi, mais je n’en ai pas eu la force. Il me semble qu’il est en haut et joue à quatre mains avec Olga. Le pauvre ! Il cherche partout des distractions et des prétextes pour m’éviter. Pourquoi suis-je sur terre ?

13 mars 1862.


Mauvaise date ! Telle est la première pensée qui m’est venue à l’esprit. Quand je cause avec lui, cela m’est toujours plus facile, plus facile, j’entends du point de vue égoïste. Cela m’aide à le recouvrer et à me calmer.
J’avoue ne pas savoir m’occuper. Liovotchka est heureux parce qu’il a intelligence et talent, tandis que moi je n’ai ni l’un ni l’autre. On ne vit pas seulement d’amour, mais je suis si bornée que partout et toujours je ne pense qu’à lui. Lorsque sa santé laisse à désirer, je me dis : et s’il allait mourir ? Et j’ai des idées noires pendant des heures. Est-il joyeux, je songe : pourvu que cela dure ! Et cette bonne humeur me fait tant de plaisir que, de nouveau, il m’est impossible de penser à rien d’autre. S’il est sorti ou occupé au dehors, je tends l’oreille pour savoir si ce n’est pas lui qui revient. S’il est à mes côtés, j’épie les expressions de son visage. C’est sans doute parce que je suis enceinte que je suis dans un état si anormal et que j’ai sur lui si peu d’influence. Il n’est pas difficile de trouver quelque chose à faire. Le travail ne manque pas. Mais il faut prendre goût à ces menue besognes, s’entraîner à les aimer : soigner la basse-cour, racler du piano, lire beaucoup de bêtises et fort peu de choses intéressantes, saler des concombres, etc., etc. Cela viendra, je le sais, quand j’aurai oublié ma vie oisive de jeune fille et que je me serai habituée à vivre à la campagne. Je ne voudrais ni m’ennuyer, ni tomber dans l’ornière commune. Mais je n’y tomberai pas. J’aimerais que mon mari eût sur moi une influence plus grande. C’est étrange, bien que je l’aime passionnément, je ne subis que fort peu son influence. Il y a des minutes ensoleillées où je comprends tout et sens combien il fait bon vivre, combien multiples sont mes obligations et quelle félicité c’est pour moi de les avoir. Puis ces instants passent et j’oublie tout. Je sais que j’attends le retour de ces minutes, la remise en marche de la machine, l’instant où je recommencerai à vivre, c’est-à-dire où je reprendrai ma vie active. C’est curieux, j’attends cela comme un événement extérieur, comme on attend la venue d’une fête ou de l’été. Je me suis rendormie si profondément que ni notre voyage à Moscou, ni l’attente d’un enfant ne me procurent la moindre émotion, la plus petite joie, rien… Qui m’indiquera le moyen de me réveiller, de me ranimer ?
Depuis longtemps, je n’ai pas prié. Jadis, je trouvais une distraction jusque dans les cérémonies religieuses. Il m’arrivait, à l’insu de tous, d’allumer une bougie, de disposer des fleurs devant l’icone et, après avoir fermé la porte à clef, de m’agenouiller et de prier une heure, deux heures… Aujourd’hui, ces gestes me paraissent bêtes et ridicules, mais le souvenir en est bon. Tout a pris un aspect si grave ! Pourtant les impressions de ma vie de jeune fille sont restées très nettes, il m’est difficile de m’en séparer. En quelques années, je me créerai une vie sérieuse, une vie de femme à laquelle je m’attacherai toujours davantage puisqu’elle gravitera autour de mon mari et de mes enfants et, qu’en général, on aime plus son mari et ses enfants que ses parents et ses frères et sœurs. Pour le moment, elle n’existe pas encore. Je suis ballottée, j’hésite entre le passé, le présent et l’avenir. Mon mari m’aime trop pour pouvoir me donner d’un seul coup la direction. Il est vrai que c’est difficile. Je la trouverai moi-même. D’ailleurs, je sens que je ne suis plus telle que j’étais. Eh bien, patience ! Je redeviendrai telle que j’étais naguère, non pas une jeune fille, mais une femme. Je me réveillerai et tous deux, Liovotchka et moi, serons contents de moi.
Je suis sûre qu’en retournant à Moscou, je me sentirai revivre, je redeviendrai comme autrefois, je comprendrai le présent et le verrai de son bon côté, car c’est de moi que vient tout le mal. Pourvu qu’il ait la patience de supporter cette période intolérable, mais passagère… En ce moment, je suis seule et je jette un coup d’œil autour de moi. C’est triste ! Cette solitude m’accable. Je n’y suis pas habituée. A la maison, il y avait tant d’animation et ici, en son absence, tout est morne. Lui qui a presque toujours vécu seul ne comprend pas l’impression que j’éprouve. La solitude lui est familière. Il ne tire pas comme moi plaisir de ses amis intimes, mais de son activité. Eh bien, je m’y accoutumerai aussi. On n’entend jamais un joyeux éclat de voix dans cette maison. C’est comme si tout le monde était mort. Il se fâche lorsque je lui avoue que je n’aime pas rester seule sans lui. Il a tort, mais il a grandi sans famille. Je ferai tout ce que je pourrai pour qu’il se sente heureux parce qu’il est excellent, infiniment meilleur que moi, parce que je l’aime et qu’en dehors de lui, il ne me reste rien, rien… Si je m’ennuie parfois, c’est parce que j’ai une nature pauvre, sans ressources et parce que je suis habituée au mouvement, au bruit, alors qu’ici règle le silence, un silence de mort. Je m’y ferai. Les hommes se font à tout. Avec le temps, ma maison s’animera, s’égayera, je vivrai de la vie de mes enfants dont la jeunesse me sera une source de joies en même temps que je mènerai ma propre vie sérieuse et active. D’ailleurs, j’ai déjà passé par bien des choses !

23 novembre 1862.


Il me dégoûte avec son peuple ! Je sens qu’il faut qu’il opte entre la famille que je personnifie et le peuple qu’il aime d’un amour si ardent. C’est de l’égoïsme. Tant pis ! Je vis pour lui, par lui, et veux qu’il en soit de même pour mon mari. Je me sens à l’étroit ici, j’étouffe ! Aujourd’hui, je me suis enfuie car tout me dégoûtait : petite tante, les étudiants, N. P…, les murs, l’existence… J’ai failli rire aux éclats lorsque j’ai franchi en cachette le seuil de la maison. Non que Liovotchka me répugne, mais j’ai senti tout à coup que nous étions engagés sur deux voies divergentes, je veux dire que son peuple ne saurait m’absorber tout entière comme il l’absorbe, lui, et que, moi, je suis impuissante à l’occuper tout entier comme il m’occupe, moi. C’est très simple. Si je ne l’intéresse pas, si je ne suis pour lui qu’une poupée, qu’une femme et non un être humain, je ne peux et ne veux pas continuer à vivre ainsi. Certes, je suis inactive, mais je ne le suis pas de nature. Simplement, je ne sais pas quel travail entreprendre. Il perd patience et se fâche. Dieu soit avec lui ! Aujourd’hui, je me sens si bien, si libre parce que je ne songe qu’à moi seule. Il était d’humeur sombre, mais Dieu merci, cela m’a laissée indifférente. Je sais qu’il a une nature riche, des dons multiples, qu’il est intelligent, poète… Mais ce qui m’irrite, c’est qu’il voie tout en noir. Parfois j’éprouve une envie folle d’échapper à son influence que je trouve un peu lourde et de ne plus me soucier de lui. C’est impossible. Pourquoi son influence m’est-elle à charge ? Parce que je pense par ses idées, vois par ses yeux ; je prends sur moi, mais je ne deviendrai pas lui et ne ferai que perdre ma personnalité. Déjà, je ne suis plus la même, ce qui me rend la vie plus difficile encore. Désormais, je sortirai ou je partirai aussitôt que l’ennui me gagnera. On se sent si libre dehors ! Pourtant, je n’ai cessé de penser à lui ; il est sorti, il me cherche, il est inquiet. J’avais l’âme si lourde que je suis rentrée à la maison. Je l’ai trouvé très sombre et ai eu envie de pleurer. Il ne m’a rien dit. Vivre avec lui est terrible ! En ce moment, il est épris du peuple et je n’existe plus pour lui parce qu’il m’aime comme il a successivement aimé l’école, la nature, le peuple, peut-être aussi sa littérature. Puis cet emballement passe et il s’éprend d’un autre objet. Petite tante est venue me demander pourquoi j’étais sortie et où j’étais allée ? Pour la taquiner, elle qui prend toujours la défense des étudiants, je lui ai répondu que je les avais fuis. Mais ce n’est pas vrai, je ne leur suis pas hostile le moins du monde, mais par vieille habitude, je me plains et je gronde. Je suis sortie simplement parce que cela m’ennuyait de rester toujours assise à la même place et parce que je n’ai pas l’habitude de rester beaucoup à la maison. Ici, on voit toujours les mêmes visages : petite tante, N. P…, encore petite tante, de nouveau N. P…, et, entre temps, les étudiants. Mon mari n’est pas à moi aujourd’hui, il est muet, c’est comme s’il n’était pas là. Avec quel plaisir je serais partie, bien loin ! Je serais allée voir ce que les miens deviennent à la maison, puis je serais revenue ici où je suis aussi à la maison. Je vais aller jouer du piano. Il est dans la salle de bain. Aujourd’hui, il m’est totalement étranger.

16 décembre 1862.


Je crois qu’un beau jour, je me suiciderai par jalousie. « Amoureux comme je ne l’ai jamais été ! » Et de qui ? D’une grosse baba, d’une femme vulgaire, à la peau blanche3. C’est affreux ! La vue du poignard et du fusil m’a soulagée. Un coup, c’est si facile. Tant qu’il n’y a pas d’enfant. Et dire que cette femme est là, à quelques pas de chez nous ! Je deviens folle tout simplement. Je vais faire une promenade en voiture. Peut-être vais-je la rencontrer ? Comme il l’a aimée. Si je pouvais brûler son journal et son passé !
Me voici revenue, c’est pis encore ! La tête me fait mal, je suis irritée et j’ai l’âme oppressée. Il faisait si bon dehors, je me sentais si libre ! J’avais envie de respirer, de penser, de vivre largement. La vie est si médiocre ! C’est difficile d’aimer, pourtant j’aime à en perdre le souffle et je donnerais mon âme, ma vie, pour que cet amour durât de part et d’autre autant que dureront nos existences. Comme il est petit et étroit le monde où je me meus, si j’en excepte Liovotchka. Réunir nos deux mondes en un seul est impossible. Liovotchka est si actif, si intelligent, si bien doué, et puis tout ce long passé en comparaison duquel le mien n’existe pour ainsi dire pas. Aujourd’hui, le départ pour Moscou me fait peur. Là-bas, je perdrai encore en importance à ses yeux. Je sens que, si j’ai un avenir devant moi, la seule existence qui me puisse satisfaire est celle que je me créerai moi-même ici, à Iasnaïa Poliana, sans personne autre que la famille. J’ai lu le commencement de son œuvre. Partout où il est question d’amour, de femmes, j’éprouve un sentiment si pénible, un tel dégoût, que je serais capable de tout brûler. Que rien ne me rappelle son passé ! Je n’aurais pas pitié de son œuvre car la jalousie m’a rendue terriblement égoïste.
Si je pouvais le tuer et créer un autre être en tout semblable à lui, je l’aurais fait avec plaisir.


1. Mitrofane Andréévitch Polivanov (1842-1913) fut amoureux de Sophie Andréevna et avait l’intention de l’épouser. Avant qu’elle se fût éprise de Léon Nikolaïévitch, la jeune fille semblait partager ses sentiments.
2. Grigorii Serguiéévitch Tolstoï, fils du frère de Léon Nikolaïévitch ; considéré à cette date comme son fils illégitime, les parents n’étant pas mariés. L’enfant fut reconnu par la suite.
3. Aksinia Anikova, une paysanne de Iasnaïa Poliana qui avait été la maîtresse de Léon Nikolaïévitch avant le mariage de celui-ci.


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