Journal de la comtesse Léon Tolstoï/Deuxième partie/Chapitre IV

Chapitre IV
Brouille et réconciliation
de Léon-Nikolaïévitch Tolstoï
et de Ivan-Serguiéevitch Tourguéniev.


Au début de sa carrière littéraire à Pétersbourg, L.-N. Tolstoï était en excellents termes avec I.-S. Tourguéniev. Ce dernier appréciait le talent de Léon Nikolaïévitch dont il faisait les éloges les plus flatteurs dans les lettres qu’il écrivait à Maria Nikolaïevna, sœur de Léon Nikolaïévitch. Les deux écrivains se rencontraient souvent et étaient liés d’amitié bien que I.-S. Tourguéniev eût environ dix ans de plus que L.-N. Tolstoï et vît sans aucun plaisir ce rival entrer dans la carrière des lettres.
I.-S. Tourguéniev et L.-N. Tolstoï se rencontrèrent un jour chez Feth à Stépanovka dans le gouvernement d’Orlov et le district de Mtzensk. L’entretien roula sur la bienfaisance. I.-S. Tourguéniev raconta que sa fille, élevée à l’étranger, faisait beaucoup de bien en venant en aide aux malheureux. Léon Nikolaïévitch fit remarquer qu’il n’aimait pas ce genre de bienfaisance. Il ne faut pas, à la manière anglaise, choisir ses pauvres (my poors) et leur réserver une partie faible et déterminée de ses revenus. La vraie bienfaisance est celle qui vient du cœur et accomplit le bien en cédant à son premier mouvement.
« Voulez-vous dire par là que j’élève mal ma fille ? » demanda I.-S. Tourguéniev. Léon Nikolaïévitch expliqua que, sans vouloir faire aucune allusion personnelle, il s’était borné à exprimer son opinion. I.-S. Tourguéniev se fâcha et s’écria : « Si vous continuez à parler sur ce ton, je vous taperai sur la g… »
Léon Nikolaïévitch se leva et se rendit à la station située entre notre propriété et celle de Feth d’où il envoya chercher des fusils et des balles et fit porter à I.-S. Tourguéniev une lettre exigeant réparation pour l’injure subie. Léon Nikolaïévitch écrivait à I.-S. Tourguéniev qu’il n’était pas disposé à faire semblant de se battre, c’est-à-dire qu’il ne voulait pas d’une rencontre entre deux littérateurs accompagnés d’un troisième, d’un duel qui finît par du champagne, mais qu’il désirait se battre pour de bon et priait I.-S. Tourguéniev de venir muni de fusils à Bogouslov où il l’attendait à la lisière de la forêt.
Léon Nikolaïévitch passa la nuit à attendre. Vers le matin, arriva la réponse de I.-S. Tourguéniev. Ce dernier expliquait qu’il n’était pas disposé à se battre comme l’exigeait L.-N. Tolstoï, mais réclamait un duel selon toutes les règles. Ce à quoi, Léon Nikolaïévitch répliqua : « Vous avez peur de moi, mais moi, je vous méprise et refuse d’avoir affaire à vous. »
Quelque temps s’écoula. Léon Nikolaïévitch vivait alors à Moscou. Un jour qu’il était dans d’excellentes dispositions, un jour qu’il était serein, aimant et aspirait au bien, il lui parut insupportable d’avoir un ennemi. Aussi écrivit-il à I.-S. Tourguéniev qu’il souffrait de sentir qu’ils étaient animés l’un envers l’autre de sentiments hostiles. « Si je vous ai offensé, concluait-il, pardonnez-moi. J’éprouve une profonde tristesse à la pensée d’avoir un ennemi. »
Cette lettre fut envoyée à Pétersbourg au libraire Davidov qui était en relations d’affaires avec I.-S. Tourguéniev. Elle n’était pas encore parvenue au destinataire que celui-ci adressait de Paris, à Léon Nikolaïévitch, des reproches ainsi conçus : « Vous racontez à qui veut l’entendre que je suis un lâche et n’ai pas voulu me battre avec vous. Pour cette injure, je réclame satisfaction. Je me battrai avec vous dès mon arrivée en Russie, c’est-à-dire, je pense, dans huit mois. »
Léon Nikolaïévitch répondit qu’il était sot et ridicule de le provoquer en duel huit mois à l’avance et qu’il ne pouvait répondre à cette nouvelle provocation que comme il avait répondu à la précédente, c’est-à-dire par le mépris. « Si vous éprouvez le besoin de vous justifier aux yeux du public, veuillez trouver ci-joint une autre lettre que vous pourrez montrer à qui vous voudrez. » Dans cette seconde missive, Léon Nikolaïévitch s’exprimait comme suit : « Vous m’avez menacé de me taper sur la g… et j’ai refusé de me battre. »
Voici le sentiment qui dicta cette seconde lettre : s’il n’y a pas chez I.-S. Tourguéniev de vrai sentiment d’honneur, il lui suffira que son honneur soit sauf aux yeux du public. Léon Nikolaïévitch ajoutait que, quant à lui, il était au-dessus de tout cela et méprisait l’opinion du monde. I.-S. Tourguéniev se montra dans toute sa faiblesse en répondant qu’il se tenait pour satisfait. Quant à la lettre envoyée par l’intermédiaire du libraire Davidov, nous ne sûmes jamais si Tourguéniev l’avait reçue. Ainsi se termina cette querelle. Malheureusement, les deux écrivains restèrent d’irréconciliables ennemis jusqu’à…

Écrit d’après le récit que me fit Léon Nikolaïévitch, le 23 janvier 1877.
*
* *

Plus s’affermissaient les sentiments religieux de Léon Nikolaïévitch, plus il lui devenait pénible de penser qu’il existait un homme envers lequel il avait une attitude hostile. Au printemps, il écrivit donc à I.-S. Tourguéniev, alors à Paris, une lettre le priant d’oublier tout ce qui, dans leurs relations, pouvait ressembler à de l’animosité pour ne se souvenir que de l’amitié qui les avait unis l’un à l’autre au début de la carrière littéraire de Léon Nikolaïévitch. « Pardonnez-moi ce qui vous a blessé, ce qui me rend coupable à vos yeux, » écrivait ce dernier. I.-S. Tourguéniev répndit par une lettre aussi cordiale : « C’est bien volontiers que je serre la main que vous me tendez. » Il promettait de nous rendre visite lorsqu’il viendrait en Russie.
A notre retour de Samara, le 6 août, nous reçûmes d’I.-S. Tourguéniev un télégramme nous annonçant son arrivée pour le 8. Léon Nikolaïévitch alla au-devant de lui jusqu’à Toula. De leur rencontre, je ne sais rien. I.-S. Tourguéniev, dont les cheveux étaient déjà tout gris, se montra très doux. Il nous séduisit tous par son éloquence et le pittoresque avec lequel il exposait les sujets les plus simples comme les plus élevés. Il décrivit avec un art si consommé le Christ d’Antokolskii qu’il nous semblait le voir de nos propres yeux. Il nous parla avec le même talent de Pégase, son chien favori. En I.-S. Tourguéniev apparaissait alors, en même temps qu’une naïve et puérile faiblesse de caractère, beaucoup de bonté et de tendresse. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cette faiblesse l’explication de sa brouille avec Léon Nikolaïévitch.
I.-S. Tourguéniev m’avoua sincèrement qu’il avait une peur terrible du choléra. Puis comme nous étions treize et que nous nous demandions en plaisantant sur qui tomberait le mauvais sort et qui avait peur de mourir, I.-S. Tourguéniev se mit à rire et, tout en levant la main, il invita ceux qui avaient peur de la mort à imiter son geste.
Léon Nikolaïévitch fut le seul à lever la main, encore ne le fit-il que par pure courtoisie et pour tenir compagnie à I.-S. Tourguéniev.
I.-S. Tourguéniev passa chez nous deux jours. Nul ne fit allusion au passé. On parla et discuta de questions abstraites. Léon Nikolaïévitch se comporta avec beaucoup d’aisance et d’amabilité nuancée de respect, sans jamais dépasser la mesure. En partant I.-S. Tourguéniev me dit : « Au revoir, j’ai fait chez vous un séjour très agréable. »
« Au revoir, » avait-il dit ; il tint parole et revint au début de septembre.