Journal de Marie Lenéru/Année 1913

G. Crès et Cie (p. 299-301).
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ANNÉE 1913

Paris, 2 octobre 1913.

François de Curel est mon maître, non seulement parce que cela me fait plaisir, mais parce que c’est lui, et uniquement lui seul, qui m’a donné la chiquenaude. Sans la lecture de ses pièces rien n’aurait branlé. Il m’a donné la chiquenaude et il m’a donné le ton, je revendique cet air de famille ; cette « ardeur froide », plus ardente et plus acérée chez moi, vient de la belle tenue virile, sobre jusqu’à l’ironie, aiguë jusqu’au sarcasme, qui a tellement retenti chez moi à la lecture de l’Invitée et du Repas du Lion. Avant lui, je n’avais pas cette résonance-là. À 15 ans, j’étais la fille littéraire du Père Lacordaire, à 25, celle de Saint-Just et de Barrès, à 30 enfin, je ne me trompais plus.

Je ne dois rien à Ibsen que j’admire à peine, je le considère, par son moralisme obsédant, comme auteur de grand public, quelque chose dans le genre de Dumas fils, c’est une autre morale, voilà tout, et les préfaces sont du comte Prozor. Dès qu’Ibsen ne prêche plus — et ce qu’il prêche est toujours la même chose — il est exécrable, voyez Hedda Gabler. Son tragique est sans nouveauté, sans finesse, c’est le mélodrame intellectuel. Il n’existe d’ailleurs que par à-coups, l’ensemble de la pièce est toujours traînant, diffus, verbeux, tout en conversations éthiques, et éthiques très banales. Les entrées et sorties sont répétées et brouillées comme chez un débutant. Il y a parfois chez lui un ton qui me plaît, qui a de la détente. Tout le milieu scandinave, la maison, le froid, les fjords, et jusqu’aux noms propres, m’enchante et m’illusionne. Il a rarement assez de mesure pour faire vrai et ne pas changer un caractère, quand il y arrive, c’est alors poignant et délicieux, comme la femme et l’enfant qui sont tout ce qu’il y a de bon dans le « Canard sauvage ».

Si loin que je sois de tout et comme à des distances astronomiques, j’approche pourtant.. seulement j’arriverai perinde ac cadaver dans ce coma de l’attente que vous avez peut-être connu après trois heures d’attente dans le salon d’un spécialiste. Et il faudrait longtemps, longtemps, une lente accumulation pour m’en faire revenir, des années de traction sur la langue, et quelque chose derrière moi, un autre passé qui enveloppe et qui garde.


7 décembre.

Et, pour être tout à fait sincère, il y a pourtant quelque chose d’indomptable, une certitude de tout obtenir de soi, qui est presque déjà le don. Je n’ai jamais douté que je donnerais à la vie le visage que je veux lui voir. Si vous saviez les précisions de mon attente et de mes fins, j’irai là, là et là. — Seulement cela ne peut pas se dire : « Il y a des desseins que la parole ne saurait exprimer et dont l’exécution seule démontre la possibilité. »