Journal de Marie Lenéru/Année 1914-1915

G. Crès et Cie (p. 302-324).
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ANNÉES 1914-1915

Neuilly, 30 mars 1914.

Devant ce quotidien haussement d’épaules, cette non-acceptation de mon existence, se rappeler pourtant qu’il n’y a rien, ni à droite, ni à gauche, que vous puissiez vouloir. La vie qu’il me faut, personne ne la possède ; ni homme ni femme ne détient ce qui me manque.

J’ai trop connu l’ennui, je sais trop ce qui peut manquer à une existence pour accepter la moindre restriction… J’ai besoin du mouvement, des voyages et des sports, peut-être de celui du monde que j’aurais tant aimé… Vous aurez bien mal tiré parti des livres, s’ils ne vous ont pas appris à tout aimer de ce qui n’est pas eux. C’est leur mission naturelle, et il est tout simplement renversant qu’elle puisse être méconnue. Et puis songez que j’ai à remplacer le vide de la musique. Or, comme j’ai fait assez de solitude, et que toute conversation me fatigue, je suppose qu’il faut que je lise sur les lèvres. Si le procédé est jugé bon, c’est à dire si, après une demi-heure de tête-à-tête avec les amis les plus distingués et les plus séduisants, je n’éprouve pas une envie folle de m’en aller, de courir, ou de m’allonger dans une pièce obscure, et de fermer les yeux en faisant des exercices de respiration profonde, c’est qu’alors je pourrai redevenir sociable avec tout l’accessoire que cela comporte, c’est qu’alors vous pourrez m’aimer, vous que je ne croyais pas encore « fondu ». Car si attendu, si désiré que vous soyez, vous ne serez jamais toute ma vie, vous ne suffirez pas, à vous seul, à me préserver du passé. Et ce passé effrayant, ce passé qui eût tué toute autre femme, il m’a tant travaillé le cœur, il m’a faite si forte, si libre et si sincère que, malgré ce grand appel que nous ne vaincrons jamais, je ne sais plus si je pourrais me livrer, ô amour, me confier tout entière à vous.

Mais l’amitié que je préfère à tout, l’affection, la tendresse, c’est encore le meilleur de l’amour. J’aime mieux des regrets qu’un remords, un sentiment de forfaiture, ne pas copier l’amour des autres. J’aime mieux le regret qui souffre, le regret qui doute, le regret même qui tremble un peu de faire, d’une chose humaine, à jamais l’inconnu.

M… me demande de lui expliquer ma pièce… et devant mes interprétations : « Eh bien, il faut dire cela ». Eh ! non, il ne faut pas le dire ! Il n’est pas nécessaire à ma pièce que vous tombiez exactement sur cette interprétation-là. Moi-même, en l’écrivant, je n’y pensais pas du tout. Et il importe extrêmement à ma pièce qu’elle ne contienne pas de définition et d’explication d’elle-même. Elle doit se suffire. S’il faut me souligner de légendes ; « Ici, il y a une forêt », elle est ratée, il ne faut pas une phrase qui tire autour du personnage de son côté, « Mais, direz-vous, on ne comprendra pas »… Mais, je vous prie, que voulez-vous comprendre ? Il n’y a pas de « mot », ma pièce n’est pas une charade. Je vous raconte une histoire qui se tient très bien, je parle en bon français, voilà toute la clarté que je vous dois. Ce que je pense de l’affaire, cela ne vous regarde pas. Je ne l’ai dit nulle part, et, c’est ce qui vous déroute. Je crée une atmosphère : Réagissez comme vous voudrez, ou plutôt, comme vous pourrez. Une œuvre profonde n’est pas un problème à résoudre, ni peut-être même à poser, et croyez-moi, la pièce n’est pas plus obscure que le soleil, si ce n’est dans les raisons dernières de ses fins, que son auteur ne vous a pas dites, et qui n’empêchent pas le soleil de briller. « Oui, mais quand vous m’expliquez je comprends. » Très bon cela, mais rappelez-vous que la lunette doit être braquée du dehors, et que ce n’est pas au soleil à grossir ses effets, et à se répandre en discours pour se faire mieux voir et entendre. L’œuvre doit être au point de son auteur. Si l’on faisait le point de chaque spectateur, ses voisins ne seraient jamais contents, et la pièce deviendrait amorphe et caméléonesque, en même temps qu’interminable. Un auteur qui a entendu juger sa pièce en sait quelque chose. Il n’y a pas de « consentement universel ». Il faut avoir le courage de se livrer, de donner prise, on ne peut faire face à tout que dans de très étroites limites. Je sais parfaitement que les phrases qui méconnaissent mes héros, par lesquelles je les fais juger d’un niveau inférieur, seront prises au pied de la lettre. Et parce que Denise a dit : « Ma mère est trop personnelle » ma pauvre triomphatrice est jugée par mes plus bienveillants amis : « une hypertrophie du moi ». Alors que le reproche qu’on devrait m’adresser est de l’avoir faite trop grande et trop magnanime, cette femme qui méprise si passionnément sa gloire et qui, dans toutes les répliques de toute la pièce, ne voit que sa fille et son amant. Si j’avais fait faire à Denise une scène ridicule et mesquine contre sa mère, ils auraient compris, mais jamais je ne donnerai cette facilité de diminuer l’adversaire et de fausser la vraisemblance des rapports, qui consiste précisément en une certaine plausibilité, en une certaine nécessité du mal entendu. Mais qu’ils prennent d’emblée le point de vue et le parti d’en bas, cela ne prouve-t-il pas qu’il est temps que mon théâtre arrive pour venger enfin l’humanité d’en haut ?

Je vois une situation, quelques scènes qui mettent mes personnages dans un beau corps-à-corps, et si, peu à peu, cette situation devient problème, c’est qu’elle s’organise en moi et se développe avec ce souci de l’équilibre qui est, en littérature, la loi même de la vie. Les formules, qui vous apparaissent comme les points de départ et les pilotis de la pièce, arrivent en dernier lieu, elles naissent du dialogue à mesure qu’il s’écrit. Le « Je ne sais pas » des Affranchis, ce « mot de la fin », pour lequel disait un critique, j’aurais écrit toute la pièce, est né d’un raccord. Il était presque invisible dans une scène du 4e acte, en supprimant l’acte, j’ai vu qu’il fallait conserver le mot et le mettre en valeur. Mais par exemple, si la pièce ne doit pas s’interpréter elle-même, si elle doit, comme la peste, éviter de s’écouter penser — Voyez ce qu’écrivent les jeunes gens qui font du théâtre d’idée — rattrapez-vous, une fois le travail fini, et si c’est possible, avant la pièce jouée : Expliquez, expliquez, dussiez-vous y peiner comme une étrangère. Dressez vos écriteaux : « là, il y a une forêt ».

Vous n’en pourrez jamais trop faire. Vous n’en ferez jamais assez. Ce n’est pas que les autres soient bêtes, mais après tout, le plus intéressé à comprendre un auteur, c’est encore lui-même. Et il a sur les critiques cet avantage infini, qu’il est généralement moins homme de lettres, moins surchargé de lectures et de revenez-y littéraires. De plus, ayant à dégager et à défendre sa propre personnalité, il est, par état, moins superstitieux, moins impressionné par les préjugés et les précédents — quand son ignorance ne suffirait pas à l’en préserver. — Il est plus près de l’impression directe, cette impression presque impossible à obtenir d’une tête littéraire.

Je le répète, il faut qu’un auteur donne le la. Il ne perdra pas son temps. Il verra les belles variations qu’on lui servira sur ce la. Ils ne sont que paresseux, non pas à juger, non pas même à louer, mais à inventer leur jugement.

Pour le Redoutable, tout le mal est venu de moi. Non seulement je n’ai rien voulu dire de la pièce aux journaux, mais je me suis vantée d’avoir écrit pour le public, vous vous imaginez qu’ils n’allaient pas dire comme vous ! Et les bien intentionnés, les fervents de votre art pur, ceux qui vous disent : « Voyez-vous, ne faites plus de concessions » Eh ! je vous prie, récrivez donc le Redoutable à votre manière.


DEPUIS LA GUERRE

« Il n’y a rien à faire à cela et il n’y a rien à dire. Le soldat mesure la quantité de terre où on parle une langue, où règnent des mœurs, un esprit, une âme, un culte, une race. Le soldat mesure la quantité de terre où une âme peut respirer. Le soldat mesure la quantité de terre où un peuple ne meurt pas. C’est le soldat qui mesure la quantité de terre temporelle, qui est la même que la terre spirituelle et que la terre intellectuelle. Le légionnaire, le lourd soldat, a mesuré la terre à ce que l’on nomme improprement la douceur virgilienne et qui est une mélancolie d’une qualité sans fond. »

Péguy.

9 sept.

Pendant que se livre la grande bataille, quel besoin de voir sentir ainsi ! X… parle mystérieusement. « Lundi dernier ça allait très mal, on ne le dit pas aux populations ». Toujours les lettres ont ce ton là. Dès le début on ne comptait sur rien, ni sur nous, ni sur les Russes. Pourtant on escomptait la victoire finale : Pourquoi ? La famine en Allemagne. Comme c’est glorieux ! Ce pessimisme est fait de tant de choses que je n’aime pas. De frousse d’abord. Ensuite comme ils ne savent pas plus que moi jusqu’à quel point nous paierons la victoire, ils tiennent à ce qu’on sache qu’ils ne se payaient pas d’illusions et qu’ils avaient prévu ce qui arrive. Seulement comme, après tout, les choses peuvent mieux tourner, X… préfère même qu’on parle aussi peu que possible de ses lettres. Enfin, last and not least, ils ne sont pas militaristes, et ils préfèrent mille fois devoir la victoire à la famine qu’à nos armées et à nos généraux.

… Comme le tempérament et l’éducation se retrouvent toujours ! Quelle terreur d’être trop optimiste, d’avoir paru trop confiant… Comme l’amour-propre est toujours le premier servi !

Ah ! puisqu’il faut appartenir à une caste, être par en haut avec les aristocrates et les enviés, avec ceux qui croient en eux-mêmes, dussiez-vous leur prouver le lendemain qu’ils se sont trompés, être avec vous officiers, sous-officiers et soldats, vous si cruellement éprouvés et de qui n’émanent que des nouvelles tonifiantes.


Neuilly, déc.

Bourget, dans l’Écho de Paris, reprend le raisonnement de Pascal, qui m’avait déjà tant frappée, si je l’ose dire, par son étourderie, par tout ce qu’il élimine et tout ce qu’il suppose sans le savoir. « Ou il y a un Dieu ou il n’y en a pas ». C’est l’individualité telle qu’un croyant seul peut se la représenter…

À Madame D…

Oh ! madame, comment croyez-vous qu’une chose aussi artificielle que la guerre moderne, doive être acceptée comme une possibilité inéluctable ? Ce que je trouve le plus désespérant là-dedans, c’est précisément la gratuité du cataclysme, à moins que ce ne soit cette phrase de perroquet par laquelle on s’y résigne : « Tant qu’il y aura des hommes, etc… ».

Ou alors si vous croyez à la fatalité du vice humain de la guerre, pourquoi rechercher des responsabilités ? Soyez mystique jusqu’au bout. La vérité est qu’il n’y a pas eu de guerre en Europe depuis 500 ans, que très peu de chose dans la cervelle d’un seul ou de quelques-uns, aurait suffi à éviter. Une vieille routine diplomatique, voilà ce qu’est aujourd’hui la guerre. Le meurtre, oui, est dans la nature humaine, mais pas le meurtre sans plaisir. Les gouvernements le savent bien, qui ont dû prendre assez de mesures coercitives pour rendre le service militaire obligatoire.

Ce qu’il y a de désolant chez nous, c’est qu’on ait fait du pacifisme le synonyme d’antimilitariste. Ce que je regretterai dans la guerre, c’est le soldat. Mais considérer comme une « utopie » que les gouvernements — je ne dis pas les hommes à qui l’on ne demande pas leur avis — ne règlent plus leurs conflits par un moyen aussi follement coûteux et qui, d’ailleurs, n’est qu’une solution de fortune et laisse le conflit pendant, pour cela il faut avoir besoin de la guerre dans son parti.

… Les Wilson et les Winston Churchill, qui connaissent leur responsabilité personnelle dans la déclaration ou la non-déclaration d’une guerre, ne trouvent pas utopique d’être des pacifistes. Il ne s’agit d’aucune réforme de la nature humaine !

… Pardon, mais c’est ma sainte colère du moment de voir confondu avec une nécessité humaine, le rouage le plus compliqué, le plus artificiel, le plus coûteux et le plus inutile de la politique moderne.


27 décembre.

Elle est très bonne, ce qui lui permet de trouver tout le monde méchant.

À Mme D… Deux grands souhaits : la victoire à outrance, et que cela ne se représente plus jamais… Oh ! les précautions de… pour en sauver la graine ! Je ne veux plus écrire que contre la guerre, car on ne peut tout de même agir que dans l’opinion. — Vieillissons l’idée de la guerre, puisqu’il y en a qui travaillent à la rajeunir. — La besogne, en somme, était déjà bien avancée, c’est ce qui rend cette guerre si cruelle…

À M. Billotte. Je n’ose pas dire que c’est si beau d’être tombé aux Éparges. J’avais lu le récit de ce tour de force en rentrant des sanglots d’admiration. J’ai découpé le journal pour avoir toujours ce récit dans les livres que je relis. J’y écrirai le nom de votre fils. La gloire, l’immortalité, c’est le souvenir dans les cœurs qui survivent, c’est l’amour des vivants pour les morts.

Vos fils et leurs pareils auront fait la mort si belle, qu’ils auront appris le remords, la honte de la vie sauve. Ah ! si cela pouvait nous consoler, soyez sûr que voilà des morts qui ne seront pas oubliés. « La voix d’un peuple entier les berce en leurs tombeaux. » Tous les rapports de la vie et de la mort ont changé à présent. Les oubliés, les sacrifiés, ce sont les vivants. Pourrons-nous jamais les aimer comme nous aimons les autres ?

Au fait, c’est dans ce cahier que je garderai les Éparges, et si je copie des lignes de ma correspondance qui n’ont même pas la valeur de notes littéraires, c’est pour ne rien oublier, pas un battement de cœur envers vous, ô morts pour ma patrie, à qui je veux dédier mon plus grand effort, mon plus grand travail, une pièce dont je ne sais rien encore, si ce n’est qu’elle s’appellera « La Paix » et que je vais à elle, que je m’y prépare religieusement, comme à une vocation, car il faut qu’elle agisse, ce n’est pas en artiste que je veux exploiter la catastrophe… Puisque j’ai eu ce crève-cœur de ne pouvoir faire mon métier de femme auprès de vos agonies, je ferai qu’à l’avenir on ne vous massacre plus. « Mon fils et mon soldat ».

À Marie G… — Voyez-vous, Marie, on dirait qu’un froc religieux nous tombe sur les épaules. On sent qu’il faut changer quelque chose à l’existence pour avoir une raison de la conserver quand elle est enlevée à tant d’autres. Jamais, moi si libre, je ne me consolerai de n’avoir pas pu soigner, ou seulement servir et distraire nos blessés. C’est comme d’être tenu à l’écart du lit de mort d’un être très cher. Ils sont tellement admirables qu’on ne sait pas qui nous donne le plus envie de pleurer, de l’admiration ou de l’horreur. Pourtant je n’avais pas songé à leur écrire et à prendre un « filleul ». En voilà un qui me le demande. Évidemment pour s’adresser à moi, c’est un lettré. Mais comme tous nos confrères du front qui écrivent à Barrès, on sent que, pouvant disparaître, ils cherchent un témoin qui sauve quelque chose de leur nom, leur donne une heure de survivance, et enfin, fasse de leur gloire autre chose qu’un solennel oubli, n’est-ce pas déchirant ?

Il y en a que ces événements passionnent, à la fin ils m’ennuieraient, si l’on ne considérait comme un devoir d’être à toute heure avec ceux qui combattent.

Toute la vie politique, qu’elle s’appuie sur la guerre ou non, me paraît aujourd’hui, tellement artificielle, conventionnelle et superstitieuse que c’est comme un décor tombé. Il ne fallait pas sacrifier à ce mythe, « une collectivité » la seule réalité au monde : les individus, et l’on aurait pu, sans en remarquer la gratuité, laisser les hommes politiques jouer à la raison d’État, et surtout, oh ! surtout à cette première affaire dans le monde, qui nous vaut les massacres d’aujourd’hui. Ô bourgeoisie métaphysique, « soutenir son rang de grande puissance ». Lisez le prince de Bulow, lisez le manifeste autrichien — 30 juillet, je crois — vous n’y trouverez pas autre chose, si ce n’est qu’il faut « soutenir dans le monde son rang de grande puissance »… C’est à dire obtenir dans les traités de commerce concernant la camelote et l’épicerie « le rôle de la nation la plus favorisée ».

Infatuation de diplomates qui jugent que les succès ou les échecs de leur spécialité sont les affaires d’honneur des peuples ! M. de Bulow se plaignait que les Allemands ne s’intéressent pas assez à la politique mondiale, c’est à dire à sa partie d’échecs. Ô prince des orfèvres !

Époque admirable qu’on peut accepter d’avoir vue à la condition qu’elle ne se répète jamais. Qu’elle soit un luxe suprême de notre humanité, mais que plus une âme ne consente à la revoir deux fois !

À Renée de V…

À Mr  de Curel, — Voilà Robert d’Humières tombé, avec quelle admiration exclusive nous avions parlé de vous ! — Je pleure les jeunes gens. Quels cœurs nous restera-t-il à faire vibrer, lesquels battront encore pour nous après cette décourageante consommation de la mort ? Et pourtant il faut continuer, demeurer cette petite parcelle de France qu’est notre activité, se donner un prétexte à vivre, une raison de conserver ce qui est enlevé à tant d’autres. Il y a des moments où j’ai envie d’aller m’enfermer dans une cartoucherie, comme dans un couvent.


7 juin.

À Jean, — Tu es heureux d’être le témoin de cette magnifique époque. Elle agira sur toi toute ta vie, et te communiquera son énergie, quand le jour, lointain encore, sera venu, de lutter dans un bien autre sens, et de nous opposer, comme si cela dépendait de nous seuls, à ce qu’elle puisse jamais, sur la terre, se représenter deux fois. — Luxe admirable de dévouement, mais auquel il faudra, dans l’avenir, nous opposer par les plus farouches lois somptuaires.


11 juin.

À Mme D…, — Je suis tombée dans Péguy sur une réflexion si parfaite, dans Notre Patrie, à propos de Combes : Il est aujourd’hui démontré qu’un homme peut impunément exercer un césarisme impitoyable dans la République, pourvu qu’il ne soit pas bel homme, qu’il ne soit pas militaire, qu’il porte mal même les tenues civiles, surtout qu’il ne sache pas monter à cheval.

Pour autant qu’on peut se souvenir des pièces contemporaines, il me semble que notre théâtre fourmille de coups d’État civils. On ne s’apercevait seulement pas du côté séditieux. En ce monde, il n’y a donc de vrai que le prestige, il n’y a danger que là où l’amour commence, celui des femmes, ou celui des foules — À propos de Madhi.

À Mme Dus. — J’admire de tout mon cœur, mais je ne me résigne pas, et si j’accepte pour cette guerre encore, après ce sera complètement fini. Je ne discuterai même plus. L’infirmière qui veille un grand blessé ne se demande pas si sa guérison est une utopie, s’il est plus beau que l’homme soit un martyr. Elle sait qu’elle doit le guérir et donne sa vie pour cela.

J’ai beaucoup d’espoir dans le parti socialiste. Son dernier manifeste est excellent. Ils veulent toute cette guerre, mais ils réclament à la Paix, comme les socialistes anglais, comme les pacifistes américains, cette fameuse force internationale de sanction. Or, ils sont au pouvoir, en France et en Angleterre. Ceux qui regardent l’avenir dans le passé apprendront peut-être, avant de mourir, par quelles mesures, on ne peut plus positives et semblables à toutes les lois et projets de lois votés jusqu’ici par les hommes, on réalisera une utopie et peut-être même plusieurs… J’ai beaucoup aimé l’article de Barrès, vendredi, sur la rapidité foudroyante avec laquelle cette guerre épuise les possibilités d’une guerre européenne.

À M.  — Henry James (Book of France) est pénible à suivre, mais émouvant à comprendre. Devant ces émotions on se demande si elles ne valent pas ce qu’elles coûtent, et il faut bien vite réagir contre cet entraînement du sacrifice, cette séduction de la mort. Hélas ! que ne feraient pas les hommes pour mériter qu’on les aime ? Aimons-les à un moindre prix. C’est ce que je demanderais à cette voix de sirène qu’est l’éloquence de Barrès. Ayez l’amour moins carnassier.

« Vous avez certainement raison, pourtant je suis persuadée que c’est une utopie ». Ah ! la timidité humaine, on a peur pour sa « jugeotte » personnelle, on veut d’abord en opérer le salut. On craint peut-être encore plus « l’utopie » que la guerre. Il faut procéder par voie d’autorité, lui montrer qu’il n’y a pas plus de sécurité pour l’amour-propre d’un côté que de l’autre, que l’on soit pour ou contre l’utopie. Car, en somme, la guerre, événement politique, la guerre contingence, ils ignorent cela. Parce que c’est douloureux, cela doit être fatal. Ôtez la douleur, ils comprendraient mieux la désuétude, la gratuité, la bizarrerie du rouage diplomatique et gouvernemental.

À Marie G…, à propos du Book of France : « Mais enfin l’héroïsme ne doit pas être la passivité, et l’absence de finalité de la guerre ne sera jamais assez dénoncée. Il y a chez nos chefs intellectuels, une tendance à faire de l’héroïsme pour l’héroïsme, qui est par trop la marque professionnelle : l’art pour l’art ».

Quelle effroyable vie du cœur mais, tout de même, quelle vie ! Voilà les plus tièdes attachements humains, les plus banals, transfigurés dans l’héroïsme et la mort. C’est le seul côté par où l’on puisse presque soutenir la vue de la guerre.

À Marie B… — En fait de politique, il ne suffit pas d’avoir raison, il faut être sûr qu’on vous donnera raison. En se livrant à une démonstration inutile, donc un peu ridicule, les femmes ont nui à leur cause et à celle de la paix.

Je crois avec Wells que c’est par une formidable campagne d’opinion, menée par tous les moyens dont elle dispose : presse, livre, théâtre, et non par les à-côtés des congrès et des comités, que l’on amènera des résultats. C’est toujours la même loi du succès et la même erreur commise en littérature : Vous voulez arriver ? Ne fondez rien à côté, ni petite revue, ni petit théâtre, emparez-vous de ce qui est, des vraies forteresses de l’opinion publique. Un seul homme capable de s’imposer dans un quotidien populaire ferait plus que des milliers de congressistes. Les pacifistes, qui ne seront que pacifistes, feront peu de choses, de même les femmes qui ne seront que féministes. Soyez des forces ou captez des forces. Je persiste à croire que, par l’influence sociale, les femmes peuvent bien plus que par un vote unique qui serait dévolu à chacune. Ce n’est pas son vote personnel qui fait l’autorité politique d’un homme mais, comme dirait Saint-Simon, l’influence de son « intrinsèque ». Le vote viendra certainement et je ne m’en plaindrai pas, mais ce n’est pas en ressassant leurs revendications que les femmes atteindront le niveau des hommes distingués. Les faibles devraient éviter de se spécialiser : en leur faiblesse.

Je reçois des journaux et des revues de sourds-muets qui m’impatientent au lieu de m’émouvoir. On dirait qu’ils ne peuvent avoir aucune préoccupation d’homme normal, rien que des préoccupations et des intérêts de sourds-muets. On a grand tort de les hypnotiser ainsi sur leur infirmité. Les journaux féministes me rappellent infailliblement ces journaux de sourds-muets. Combien, à l’heure actuelle, une femme qui serait un économiste distingué, écrivant dans les revues d’économistes, ferait plus pour les femmes, et pour la paix, que tous les becs ouverts de revendications. Ce que vous ne pouvez faire, ô femmes, avec une majorité de femmes, faites-le en tant qu’être agissant, en oubliant un moment votre sexe, avec une majorité masculine. Et je crois que le vote viendrait bien plus vite de cette manière-là.

À Mme D… — Rom. Rolland absurde, une homélie banale, tous les lieux communs, n’aperçoit pas que le plus tragique de cette guerre est que, précisément, ce n’est pas une folie collective. Où est la folie chez tous ces pauvres gens héroïques qui donnent leur vie par devoir ? Vieille tare de l’antimilitarisme. Ce n’est pas plus dans les peuples que dans l’armée que nous devons combattre la guerre, c’est chez tous les non-combattants : Écrivains, diplomates, gouvernants, financiers.

C’est vrai, il y a d’effroyables deuils en France, mais devant tout ce qui nous est pris, savez-vous ce que je pense, ô mes frères et mes sœurs ? Ceci ; Ah, qu’il y avait donc de bonheur à perdre en ce monde ! Nul plus que moi n’en est impressionné, n’en ressent avec plus de révolte le crime et le sacrilège, ô frêle et précieux bonheur humain, bonheur dispensé aux foules, bonheur que je n’aurai pas eu.


4 octobre.

Décidément, sur la guerre, je ne peux plus lire que des soldats ou des pacifistes ; des autres, j’attends toujours des paroles qui ne viendront jamais…

Maintenant, vous les éloquents, les émus, les élégiaques, occupons-nous un peu de la « fatalité » de la guerre. Car enfin, quel rôle jouez-vous, ô dilettantes de l’héroïsme et de la mort, si d’autres, dont vous ne serez pas, prennent soin, dès aujourd’hui, d’empêcher le retour de vos fatalités, de vos lois de l’histoire ? Cette passivité de l’intelligence devant la guerre, la manière dont auront réagi nos artistes, cette exploitation pure et simple du fait par la littérature, est ce qui m’aura le plus démontré, l’humanum paucis vivit genus.

Dans cinquante ans, les successeurs de tous ces gens-là feront vivre leurs talents d’ironies vengeresses contre la croyance aux mobilisations générales, nécessités humaines. Mais les initiateurs, d’où leur vient donc leur flamme ? Je compte beaucoup sur les hommes d’action. Je trouvais hier dans un article d’Humbert à propos de l’entente financière des alliés : « Ce ne sont pas les États-Unis d’Europe, mais c’est un acheminement » ! Tiens, tiens, tiens !

— Larguier blessé ? Dites-lui que je salue cette auréole à son beau talent déjà si noble. Ah ! les confrères nous enfoncent irrémédiablement, nous ne saurons jamais être assez envieuses, assez humiliées. Oui, c’est bien exaltant, magnifique pour ceux qui ont le droit de ne voir que ce côté-là. Droit qui n’appartient qu’aux seuls combattants… Ainsi, il y a des gens qui me donnent des « illusions » ? Cela ne va guère avec ma tournure d’esprit, et je me demande où je peux bien en avoir exprimé : Ce n’est pas un cri d’espoir, mais un cri de révolte que j’ai poussé. Seulement personne ne lit jamais un texte, on regarde dans sa tête ce que l’on a l’habitude de penser sur la question.

Je ne crains pas la guerre, le jour où il n’y aura plus de non-combattants pour la faire…

M. Sazonoff, en novembre 1915, réclame un traité de commerce en France, Angleterre et Russie : « sans quoi cette guerre terrible aurait été livrée en vain » . Quel aveu du néant des opérations militaires ; un traité de commerce entre alliés, pour donner une finalité quelconque à la guerre !

À Puech. — Mais non, nous ne sommes pas seuls. Que ferions-nous des êtres d’une autre race ? Nous sommes là, cela suffit et nos champs de bataille sont peuplés invisiblement de tout ce que nous avons d’âmes. Vous êtes plus gâtés que les héros d’Homère et les pieux chevaliers du moyen-âge. Au lieu des Minerve et des St -Michel, vous avez nos âmes d’aujourd’hui, travaillées, achevées par les siècles, plus intelligentes, plus vibrantes, plus émues. C’est à elles de donner, à tous ceux qui tombent, par la fidélité et la transmission du souvenir, la seule immortalité qui ne trompe pas, celle de la douleur et de l’amour humains.

Que je comprends vos regards vers l’avenir ! Il n’est pas vrai que la guerre soit une école d’ascétisme. Je crois que plus près de la mort, nous apprenons à ne rien mépriser de la vie. Je ne suis pas, hélas ! un soldat, mais je sais bien que la guerre m’a guérie de beaucoup de dédains.


28 décembre.

À Henry Marx. — Ils sont tellement ignorants de ces questions de guerre et paix — parce qu’au fond si peu passionnés par elles ! — qu’ils s’imaginent vraiment qu’être pacifiste c’est, ipso facto, être désarmiste, sentimental et nigaud.

À H. — Tête et cœur, nous sommes trop faibles, nous ne tirerons jamais de notre révolte le « maudissement » qu’il faudrait.

À M… — Je suis si peu « écrivain » — puisque c’est la pire injure entre écrivains ! — Je ne goûte que les sentiments qui vont de la personne à la personne. Si j’ai voulu du talent, c’est pour être aimée à travers mes œuvres et pas du tout pour elles.

À Rachilde. — Que l’horrible chose continue, je peux l’accepter, car j’en comprends la nécessité implacable et je suis de race militaire, mais que les intelligences, les cœurs et les volontés ne réagissent pas éperdument pour en sauver l’avenir, qu’ils ne bondissent pas sous l’absurde, c’est peut-être ce qui m’aura le plus édifiée sur l’inertie humaine.