Journal de Marie Lenéru/Année 1907

G. Crès et Cie (p. 255-261).
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ANNÉES 1907-1913

5 janvier 1907.

Une année nouvelle c’est pour moi un steppe parfaitement uni et vide à franchir au galop. Au-delà, peut-être..


13 janvier 1907.

Pierre Laugier est mort, exactement deux mois — à un jour près — après notre grande conversation au mariage de Carie. C’est tante Hélène qui entendait et qui traduisait, mais c’est moi qui le poussais et c’est moi qu’il persuadait de sa mimique savante et sobre de sociétaire du Français, à peine plus habile que celle de Mgr Le Nordez ou de Me  du Buit, prédicateur et avocat.

Je l’avais mis sur le théâtre pour femmes, je lui disais que les filles du monde y viendraient par la force des choses et, qu’à moins de tomber sur un mari très chic, je conseillais « les planches » à mes amies.

Il disait : « elle est charmante, charmante, charmante. Elle est absolument dans le faux, mais elle dit des choses très justes ». Et plus tard à ma tante G… « Pourquoi ne se marie-t-elle pas cette fille-là ? Moi je ne peux pas, je suis pris ». Je me promettais qu’il me retrouverait un jour sur les planches, et sur les siennes « en esprit et en vérité ». Il devait venir me voir. Avec illogisme je disais : « Je veux bien parce qu’il est le fils d’un membre de l’Institut et le neveu de l’amiral Arago ».

Laugier faisait partie de ma galerie, j’éprouve un sentiment de dommage à la voir se dépeupler, et je sens que si trois ou quatre hommes, dont je n’ai vu qu’un seul, plus une femme, disparaissaient, je me découragerais d’être, je ne me soucierais pas d’exister pour les autres, et je me considère comme l’une de leurs raisons de vivre, car ce n’était pas la peine d’écrire, s’il n’y avait pas des lecteurs comme moi.

Nous n’existons que les uns pour les autres, nous sommes tout ce qui nous reste, voilà ma philosophie.


16 février.

Je disais à maman : « notre théâtre est « immoral ». Moi je vais faire une pièce morale et l’on ne sait pas

du tout ce que cela prouvera. »

28 février.

Nous quittons cet appartement commode et joli avec ses fenêtres sur le parc de l’hôtel St-Senoch, qui prend tout un côté de la rue, et que j’avais découvert avec émerveillement un jour de neige. Nous allons vivre à l’hôtel, dans une pension de famille. Maman donne des raisons d’ordre matériel et j’y insiste aussi. Tous disent : « On n’est jamais mieux que chez soi, la liberté… » Vraiment ? Votre liberté ? C’est précisément ce chez moi que je veux fuir. Avec quel découragement j’y suis rentrée chaque jour pendant des années, avec quel dégoût de la maison où jeune fille je vis en vieille femme. La maison n’a de raison d’être que par la famille, autrement elle n’est qu’un bien-être mesquin de vieille rentière, propriétaire de ses meubles : « Le mobilier, voilà ce que l’homme a de plus cher au monde ! » Il n’y a pas de solitude que le mobilier ne console.

Certes, je les aime toutes ces vieilles choses, mais parce qu’elles me rappellent Brest. Je me sens l’âme d’une seule maison. La maison pour moi, c’est Brest. Ailleurs je suis une passante, une voyageuse. J’ai besoin de simuler au moins le provisoire, de ne pas accepter.

Et puis la vie à l’hôtel, ne fût-ce que par sa distraction, oui, la distraction que procurent même les gens qui vous ennuient, me sera excellente.

Il faut absolument recevoir des impressions de l’extérieur, chez moi elles manquent trop, et le bonheur me fait moins défaut que la distraction. Ceci bien entendu, je trouve qu’on a le droit de dire, qu’on a besoin d’être entouré et que « le désir de la solitude vaut mieux que la solitude ».


7 mai.

J’affirmais à Andrée que, mes constatations faites, la tristesse était un genre d’imbécillité. Oui, c’est la tristesse, au fond, qui a raison, mais ce ne sont pas les gens tristes qui ont inventé la tristesse, ils ne sont pas ceux qui la connaissent le mieux. Tout ce qu’on porte sur le visage est vain. « Avoir l’air triste » n’est pas une nécessité de la tristesse : c’est se souvenir de la galerie. La vraie tristesse n’a pas d’expression.

Que d’autres cherchent l’air des bois, de la montagne.
Et la brise des Océans.
Je m’enfonce dans l’ombre où nul ne m’accompagne.
Je respire chez les géants.

Vous êtes mes vaisseaux, mes rives, mes grands arbres,
Mon soleil, mon ardent matin.
Qu’ai-je besoin d’amis, j’ai les hommes de marbre
Qui se penchent sur mon destin.

(Les Éblouissements.)

À surveiller, elle a un talent à mon échelle.


3 juin.

À Renée. Je n’aime que les êtres parfaits et n’en veux pas voir d’autres, et c’est encore chez les célébrités qu’on a le plus de chance de rencontrer des dons et des activités bien conduites.

Il est certain que ce qui les différencie n’est pas tellement leurs facultés que leur propos délibéré d’en tirer parti. Ceux qui réussissent — quels que soient les préjugés sur les artistes — sont des caractères qui ont su discipliner leur effort. Cela se voit dès leurs mouvements et cette précision, ce but que l’on sent à leurs gestes est, je crois, ce qui entretient en eux cette extraordinaire jeunesse. Ce sont des êtres qui n’ont jamais fini de vivre.

(Après une visite à Mme Duclaux).


Ouchy, 20 septembre.

À Mme D… Ce que je perds de plus en plus, c’est la notion du temps. Un an, cela vaut aujourd’hui un mois quand j’avais dix ans. Je ne dirais pas que cela passe très vite ; une année, au contraire, me semble avoir le faible contenu, mais, en revanche, la présence d’une même journée. Voilà pourquoi je suis très fidèle sans le paraître.

Pourquoi ne quittez-vous jamais la Bretagne ? C’est si agréable de se mouvoir dans le monde, d’y avoir ses coins et ses habitudes comme à l’intérieur d’une seule ville.


Villa Saïd, 11 novembre 1907.

Mmes de Noailles, de Régnier, Delarue-Mardrus, oui, voilà des talents et voilà des rivales. Mmes Tynaire et Colette Yver sont intelligentes ; cependant, non. Pourquoi ? Elles ne sont pas des écrivains. Elles ne repensent pas ce qu’elles voient.

Ce sont des raconteuses et des parleuses, quand elles écrivent, elles ne sont pas occupées à sentir, elles ne créent pas une correspondance nouvelle du style à la vie, elles ne sont pas des sensibilités-forces, nous n’avons rien à hériter d’elles.

Il y a dans la littérature : la littérature écrite, sentie, et la littérature parlée, sans aucune décharge nerveuse. Les trois premières lignes d’un livre le classent immédiatement dans l’une ou dans l’autre, elles édifient sur la paresse ou l’attention du procédé.

Un homme qui écrit une phrase-rengaine comme celle-ci : « le violon qui chante et pleure comme une voix humaine » — je viens de la lire dans Rod — est un homme qui ne se distingue pas lui-même, qui ne distingue pas le style des notions de sa propre originalité. Maupassant n’était ni un cerveau, ni même une extraordinaire sensibilité, mais on lui avait enfoncé la méthode dans le crâne, et son travail sort vécu, non pas seulement des milieux qu’il étudie, mais de son être en fonction d’écrivain.

La littérature parlée s’écrit vite, mais elle ne donne pas à la pensée le bon entraînement du style, l’heureuse dilatation de l’effort. Elle ne mène pas très loin son homme. Elle lui donne peut-être le pouvoir sur son œuvre, mais non ce travail de soi par soi qui fait de quelques individus qui ont écrit, les meilleures statues de l’humanité, les êtres les plus travaillés, les plus complets avec les moines et les saints.

Écrire, non pour parler, ni même pour écrire : pour être, pour devenir de plus en plus dans sa pensée et dans son cœur.