Journal de Marie Lenéru/Année 1908

G. Crès et Cie (p. 262-264).
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ANNÉE 1908

8 février 1908.

Rien ne console parce que rien ne remplace. Les hommes ne se sont pas naïvement trompés sur la quantité en se désirant la vie éternelle. Il faut l’infini des possibles pour permettre qu’on ne les choisisse pas. C’est l’avenir limité qui rend le passé inacceptable.


26 février.

Quand on est saturé de littérature on finit par ne plus vouloir que des formes extrêmes : la plus lyrique : poésie, et la plus sèche : théâtre. Car le théâtre, c’est l’essentiel du roman, sans remplissage et sans à côtés, sans coloriage. C’est de la sculpture, et dans le moment on dirait que j’aime mieux sculpter.

L’autre jour, en passant la Seine à l’Alma, j’ai reconnu le printemps à la plus forte lumière. Pour moi, ce nouveau tour de roue après un insensible hiver, c’est la fatigue du jour qu’on voit se lever après une nuit sans sommeil. Perdre la notion du temps ! « Vous vivez toujours dans trois ans. » Mon présent aussi est fait de trois ou quatre années. Je sens trois mois comme les autres une semaine, c’est pourquoi l’impatience m’est inconnue. Si je suis rapide, c’est par amour du mouvement bien fait. Je suis irrémédiablement sans hâte et sans angoisses. Seulement je reconnais que la vie est plus parfaite dans un présent mieux détaché. S’enfermer en un jour comme dans une cellule…

C’est l’ennui qui m’a le plus déshumanisée. Pour les transformations radicales, je crois plus à l’ennui qu’à la souffrance. D’ailleurs, l’ennui des malades n’est pas celui des bien portants ; l’ennui dont je parle, c’est celui de la prison. On n’imagine pas avec quelle inadvertance je travaille à mon avancement littéraire. Je suis obligée de me rappeler à l’ordre. Ce n’est pas qu’il m’échappe que le seul avenir possible est là.


16 mai.

Nous avons tort, nous appelons style, avoir du style, être littéraire, un fait d’ordre nullement grammatical. La présence de la pensée et de l’observation dans la phrase, voilà ce qui fait, à égalité d’écriture, le grand écrivain. Si la phrase est sans intérêt l’œuvre et l’auteur m’ennuient et la littérature des hommes et des femmes, qui ne sont pas supérieurs, quelles que soient les consécrations, me paraîtra toujours du néant à cause de ce vide de la phrase.
Il faut avoir éprouvé au même degré que moi le besoin d’être distraite et la fatigue des lectures inutiles, pour comprendre mon impossibilité physique à lire une phrase insignifiante.


20 juin.

Maman me fait toujours recommencer mes lettres d’affaires à mes directeurs ou autres. Elle dit que c’est d’une indifférence telle, qu’elle se demande si ce n’est pas une pose et que, si je m’en fiche à ce point-là, ce n’est pas la peine de rien faire. Il est évident que je ne m’en fiche pas, puisque je le veux et que si mon indifférence me semblait apparente, je la jugerais maladroite. Mais je fais cela de si loin ! M’en réjouir ? Je n’ai pas la réjouissance aussi facile.

Des résultats isolés ne peuvent pas grand’chose dans une vie. Maintenant que me faudrait-il pour être satisfaite, pour sortir de mon régime à l’ennui ? Pas le bonheur assurément, pour moi il ne serait pas à l’échelle, et l’amour comme on le chante et comme on le décrit, comme on le vit par-dessus tout : la plus ennuyeuse des choses ennuyeuses.