Journal de Marie Lenéru/Année 1893

G. Crès et Cie (p. 1-4).
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Journal de Marie Lenéru



Accoutume-toi, même aux choses que tu désespères d’accomplir.
Marc-Aurèle.
Tu restes en deçà du possible. C’est que tu ne t’aimes pas toi-même. Que ceux qui aiment leurs métiers sèchent sur leurs ouvrages, oublient le bain et la nourriture ; mais toi, tu fais moins de cas de ta propre nature, que le ciseleur n’en fait de son art, le danseur de sa danse, l’avare de son argent, l’ambitieux de sa folle gloire.


ANNÉE 1893

Voilà trop longtemps que je suis vague et embrouillée dans mon for intérieur. Il faudrait sérieusement m’étudier pour savoir de quel côté faire tourner la barre.

Voilà cinq ans de vie intellectuelle, mon imagination a fait le tour des choses, mais j’ai laissé traîner toutes mes idées au point que je ne sais plus où j’en suis.

J’en souffre parce que je mène une vie qui m’est inférieure. Malgré mon horreur des journaux intimes, il m’arrivera de me permettre ces protestations contre moi-même, parce que c’est un stimulant.

Et puis, ne parlant plus, j’ai besoin d’être maîtresse de mon style, je le sens trop pauvre et il m’est trop insuffisant.


Mardi 5 septembre 93.

Rien de grand n’a été fait en ce monde avec de faibles convictions et Dieu semble avoir condamné toutes nos défaillances avec une parole : Homme de peu de foi !

Il est évident qu’il faut savoir ce que l’on fait avant de jouer sa vie ; j’ai assez de foi pour vivre comme tout le monde, mais pour faire ce que je veux faire, non.

J’ai dix-huit ans, j’ai tout souhaité, tout prévu, tout imaginé, tout attendu, le divin comme l’humain, le suprême beau moral dans l’ensemble de toutes les vanités. Mon programme d’enfant était la grande sainteté cloîtrée, mais après l’abandon d’un luxe royal. Personne n’aura fait de ses ambitions fantastiques une machine d’un fonctionnement aussi régulier, aussi calme, aussi quotidien, aussi entêté.

Le comble de toutes les prospérités me semblait tellement indispensable à l’existence, que je n’en revenais pas de la facilité avec laquelle les hommes s’en passaient.


Brest, 8 décembre 93.

Il me faut réagir, me donner des preuves de mon existence. Je m’endors dans une vie qui n’est pas la mienne.

J’aurai beau faire, je ne pourrai plus être heureuse comme une autre. Les objets matériels me charment toujours, je parle du luxe de ma toilette, mais ils me dégoûtent quand ils m’ont pris une heure de ma vie intellectuelle et morale.

Ce n’est pas assez d’être fatiguée d’une épreuve inutile, d’un travail sans progrès, d’une volonté sans ressort et sans durée : il faut vouloir. Tout ce qu’on a voulu sur la terre, comme tout ce qui le sera jamais, sera accompli. Or, quelle est cette puissance, qui, ne dépendant que d’elle-même, se passe de toutes les autres ?

Il n’y a besoin de vouloir que ce qu’on ne désire pas assez, et on ne peut vouloir que ce qui dépend de soi-même.

Vouloir, c’est vouloir quelque chose qui suppose l’effort, mais ce n’est pas vouloir que vouloir pour un temps, et ne pas vouloir tout ce qu’on peut.