Journal de Marie Lenéru/Préface

G. Crès et Cie (p. v-li).


PRÉFACE



Marie Lenéru est née à Brest le 2 Juin 1875. Son père, entré dans la marine à 16 ans et décoré de la Légion d’honneur à 25 ans pour sa belle conduite pendant le siège de Paris, mourut en 1878 laissant une petite fille de deux ans.

Son grand-père maternel était l’amiral Dauriac qui mourut en 1878.

Au point de vue littéraire Marie n’héritait pas de tendances particulièrement accusées. Elle appartenait à une famille de marins, et c’est en contact intime avec la mer qu’elle vécut une radieuse enfance, dans une maison située sur le port de Brest. De sa fenêtre elle découvrait, au delà du grand port de guerre, toute la rade.

C’était une rieuse petite fille adorée de ses amies, et qui charmait les siens par son aimable caractère. Elle apprit à lire en quelques heures, mais ce brillant début fut quelque peu trompeur ; car malgré sa facilité elle était paresseuse. D’ailleurs nous allons être admirablement renseignés sur ses qualités et ses défauts, en parcourant un journal qu’elle se mit à écrire vers l’âge de dix ans. En voici la première page, datée de Montpellier, 30 novembre 1886. J’en respecte les défaillances d’orthographe et l’indigence de la ponctuation :


« C’est maman qui m’a forcée à faire mon journal car moi je n’aurais pas du tout envie : c’est maman qui m’a achetée mon cahier en sorte que ça m’amuse réellement. Ce matin quand je me suis levée il me restait encore à préparer mes exercices de grammaire et à repasser mes leçons j’ai eu le temps de le faire quelque temps avant déjeuner je suis descendue me coiffer ou du moins me faire coiffer par maman, ensuite quand je suis remontée ça a été à la suite d’une discussion commencée hier à propos de longitude et de latitude nous avons finit par voir que nous étions tous d’accord sauf tante Alice. J’ai lu dans les Veillées du Château Delphine ou l’heureuse guérison mais je ne l’ai pas encore fini puis nous sommes allés déjeuner, après maman m’a fait sortir avec Fernande acheter mon cahier et acheter une lampe qui nous éclaire en ce moment et même qui nous joue de très vilains tours… etc. »

Le compte rendu de cette première journée se termine par une décision calligraphiée en gros caractères :

« Je continuerai mon journal toute ma vie. »

Marie Lenéru est restée fidèle à son engagement, non sans avoir à lutter contre elle-même les premiers temps, car à la date du 13 décembre 1886 je note cette première phrase :

« Que ce journal m’assomme ! Il me scie, mais absolument. »

Chose remarquable, la fillette était déjà préoccupée du côté moral de sa conduite. Je dis « déjà » car cette préoccupation du devoir envers Dieu, le prochain et soi-même fera plus tard le fond de toutes ses œuvres.

Sans cesse dans le journal d’enfant on relève des phrases comme celle-ci :

« … Je n’ai pas bien fait ma prière car je dormais trop, je dois dire que cela m’arrive depuis quelques jours.

« Aujourd’hui en fait de promenade nous sommes allés à la foire, j’ai fait la gourmande (j’ai mangé deux gaufres et une tranche de coco) en plus j’ai menti à Fernande en lui disant que j’avais faim.

« Ce matin j’ai été parresseuse, maman m’avait dit de repasser mes leçons et je n’ai repassé que ma leçon de grammaire et ce qu’il y a de pis encore c’est que quand je suis descendu pour me faire coiffer j’ai dit à maman que je savais très bien toutes mes leçon donc voilà parresse et mensonges, moi qui voulait tant être exemplaire, je commence bien ma journée, quand on pense qu’il n’est pas encore midi !

« Ce matin je n’ai pas bien fait ma prière du tout, du reste le matin je ne la fait pas trop bien, je crois que c’est parce que je n’ai pas tant peur de mourir que le soir. »

À la date du 24 décembre 1886 :

« Que je suis heureuse ! Je suis en état de grâce depuis ce matin, car je communirai ce soir à la messe de minuit ; c’est en revenant de chez Rendall que nous sommes allées nous confesser maman, tante Alice, Fernande et moi ; d’abord j’ai été très effrayée d’y aller de si bonheur. Il était onze heures et je trouve qu’on avait bien trop de temps de commettre d’autres péchés, mais enfin malgré ce temps je crois que je ne me suis pas encore rendu coupable d’autres fautes.

« Je crois que j’ai eu la contrition parfaite, je serai si heureuse !

« Demain ! que j’aurai de choses à dire. »

Possible, mais le journal n’en porte pas trace.

Du 1er février 1887 :

« Je n’ai qu’un tout petit bout de temps car nous allons dîner, alors je commence vite. Je suis assez contente de moi aujourd’hui je n’ai pas perdu mon temps, seulement je crois avoir fait une ou deux petites craques assommantes qui viennent me gâcher toute ma journée.

« Hier j’ai lu dans Victor Hugo Zaharie en somme c’est son histoire ; son éducation a été faite par un prêtre qui lui enseignait son à peu près car comme il le dit car toutes les religions sont des à peu près et qu’on brise l’esprit des enfants en la leur enseignant mais qu’heureusement il ne leur en restait pas toujours tant que cela preuvre Voltaire, où a-t-il la tête ? eh bien est-ce que c’est la chose que Voltaire a fait de mieux ? est-il permis de penser comme cela, dans ses poésies il a bien recours à Dieu ! pourquoi blâme-t-il son culte, ce n’est pas non plus lui aussi ce qu’il fait de mieux, maintenant qu’il est mort il ne doit plus penser comme cela ! ah ça j’en ai bien la conviction. »

Le Dimanche 13 février, elle prend une grande résolution :

« Encore une nouvelle entreprise ! Espérons qu’elle réussira ! J’ai entrepris de faire un idéal de la vie que je tâcherai de suivre autant que possible mais je ne promets rien ».

Et maintenant, un peu de coquetterie :

« Oh ! que je suis contente ! que je suis contente ! Voilà que quand je suis rentrée maman me dit de remonter parce qu’elle a des choses à ramasser, moi, je remonte tout tranquillement, puis voilà que quand je viens faire mon journal je vois que maman a oublié une boîte sur la table je vais, je regarde, qu’est-ce que je vois ? un ravissant onglier, mais ravissant, ravissant ! aussi tout à l’heure je vais l’essayer et j’essayrai de tout, de la lime, du ciseaux, de la brosse et de la peau, plus tard, quand il y aura de la poudre, dans la boite à poudre, je ne manquerai pas de m’en servir. »

Elle en est encore à s’étonner de peu :

« Madame L. G. est partie il y a quelques jours et nous a invitée à dîner pour quand nous passerons à Paris, tant mieux car elle est très aimable, mais elle est un peu drôle, par exemple elle appelle son gendre monsieur et lui l’appelle madame, puis elle a une horreur profonde pour l’embrassage ah quelle typesse ! »

À présent, un petit drame :

« Je tiens aujourd’hui à écrire longuement, nous sommes allées au cours comme à l’ordinaire, c’est Marie qui nous y a conduit avec Carl, nous étions arrivées trop tôt mademoiselle n’y était pas, comme il fallait que Carl promène, Marie dit à Fernande : « Mademoiselle nous n’avons pas le temps d’attendre, madame m’a donné une lettre pour remettre à Mlle C…, voulez-vous la lui donner » certaiment dit Fernande, mais voilà qu’elle reconnaît l’écriture de tonton et bien vite elle s’empresse d’ajouter : mais après tout Marie puisque maman vous a dit de la remettre vous même vous le ferez. D’où venait que Fernande changea si vite dès qu’elle reconnut l’écriture de son père, c’est que depuis longtemps tonton Lionel trouve qu’on nous donne trop à faire et qu’il a dit qu’il l’écrirait à mademoiselle C…, de sorte que toutes deux nous avons eu très peur en pensant à l’accueil qu’elle allait faire à cette lettre, sûrement elle va faire sa bouche, heureusement qu’elle l’a lue pendant la leçon de Monsieur Chab… et que je ne l’ai pas vue le faire ; mais quel changement ! voilà qu’elle a été charmante ! une pluie de minette ! ce qui ne lui arrive pas tous les jours et de plus j’ai décroché un 10 pour mes dattes, mais avec Mlle C… cela ne pouvait pas se passer comme cela, nerveuse comme elle l’est et maman l’a bien vue ; en allant lui dire au revoir, elle avait une paltitation si forte qu’elle en était toute tremblante. Elle a répondu à tonton Lionel, je voudrais bien savoir ce qu’elle lui dit, pauvre Mlle C…

« La leçon de M. Chab… a été très interressante, elle était sur Molière, mais ce que je trouve très triste c’est que ce pauvre Molière ait terminé sa vie comme pour rire, en jouant le malade imaginaire ; c’est tout de même bien heureux qu’il soit français, car aucun pays ne peut lui opposer un rival ; il est universel comme disait un anglais (mais ça n’empêche pas qu’il est toujours bien français) ».

Le 17 février 1887, l’idée de guerre fait une première apparition sous la plume du futur auteur de « la Paix » :

« Un seul mot seulement avant de dîner ; la GUERRE ! on n’entend parler que de cela mon Dieu ! que ce soit franc au moins, si ça doit être guerre qu’on le sache qu’on le dise (que j’écris mal, aussi je suis si pressée) ; mais après tout je ne crois pas que l’on connaisse l’avenir sans cela cette bavarde presse aurait il y a longtemps crié cela sur les toits ; mais s’il y a la guerre et que je ne puisse servir qu’à faire de la charpie c’est cela qui ne m’irai pas, encore si je pouvais aller dans les ambulances ; maman y aurait été si je n’étais pas là, quelle scie PATRIOTIQUE ! comme les enfants sont gênants tout de même ! Mais maman pourrait bien m’y mettre avec elle voilà tous les avantages que ça aurait : 1o rendre beaucoup de services, 2o que maman pourra satisfaire l’envie qu’elle a d’y aller 3o et la mienne, de pouvoir servir à quelque chose 4o de m’habituer à voir du sang, à entendre les détonations et à ne pas servir à rien » les désavantages que ce serait très triste, il n’y en a pas d’autres ; il faut espérer cependant que la guerre ne viendra pas nous troubler car combien de gens mourrait ! pourquoi vouloir toujours avoir tant de terrain que cela à quoi ça sert-il ? »

Nouveau scrupule de conscience, mais avec tendance aux accommodements :

« … il m’a interrogé sur l’Avare c’était de la chance, j’ai eu 9 ; quand à mon histoire je me suis mise à la fin pour ne pas la réciter car je ne la savais pas très bien, j’ai fait la désolée et à vrai dire j’étais enchantée,

« Je crois qu’à part cette espèce de petit mensonge d’aujourd’hui, et j’en suis même sûr je n’ai pas menti depuis ma confession ah si pourtant, le jour même j’ai dit que j’avais écrit ma composition de style aussi serrée qu’une certaine chose que j’avais montrée à maman et pas du tout, je n’avais pas du tout écrit comme cela, mais quel besoin a-t-on de mentir, c’est assommant, à quoi ça me servait-il ? il faut absolument que je me corrige. Fernande qui croit ne pas même avoir exagéré depuis sa dernière confession ! à propos de confession ça me fait penser que je n’ai pas fait ma pénitence, aussi tout à l’heure vais-je la faire ».

Monseigneur qui devait lui donner la confirmation tombe malade. La cérémonie est remise au grand chagrin de Marie, et puis l’évêque meurt. Elle raconte ses derniers moments :

« M. le Curé nous a raconté la mort de monseigneur, il est mort comme un saint il n’a pas manqué une fois de dire la messe quoique malade et il l’a même dit le jour de sa mort : comme il sentait qu’il allait mourir il est allé dans une de ses salles de réception, revêtu de ses habits sacerdotaux on est venu en procession lui porter le viatique, il était entouré de beaucoup de prêtres et de personnes après leur avoir dit adieu il a pris sa croix l’a embrassé puis quelques instants après il rendit le dernier soupir. Il a eu sa connaissance jusqu’au bout cependant par moment il avait le délire et il ne faisait que parler de confirmation.»

Trouble enfantin et sagesse maternelle :

« J’ai eu bien peur Mercredi de ne pas avoir la contrition parfaite mais maman m’a dit que puisque je désirais beaucoup l’avoir et que je faisais tout ce que je pouvais pour l’avoir c’est que je l’avais alors cela m’a rassurée. »

Maintenant nous voyons apparaître à son horizon littéraire une rivale :

« Je suis extrêmement paresseuse pour faire mon journal et aujourd’hui je ne cache pas qu’il m’assomme ce n’est pas comme Mlle Courb.... qui en trois mois avait écrit 1.500 pages. »

Le 27 juin 1887, Marie nous livre le secret de sa tendance au mensonge, et il me semble qu’elle en donne une raison tellement louable chez un futur auteur dramatique, que ce n’est plus le moins du monde un défaut :

« Les péchés dont j’ai à me corriger sont : le mensonge, car quoique je trouve que je mente beaucoup moins je déguise souvent la vérité par exemple pour donner plus d’intérêt à une histoire que je raconte ; puis je ne suis pas toujours gentille pour mes amies et pour Henriette, mais en particulier pour Mathilde qui m’agasse, il y a des moments où j’ai envie de la claquer, ainsi avant-hier nous jouions à la corde je disais de la faire grande à cause de mon chapeau et la voilà qui s’amuse à donner des coups de poing dessus ; je ne fais pas non plus assez attention aux observations que maman me fais et c’est pourtant une des choses qui devraient m’aider à me corriger ; puis je trouve que je m’occupe de l’effet que je pense produire et je trouve que c’est peut-être mon plus gros péchés car il peut nous faire poser et il n’y a rien dont j’ai plus horreur que ça je devrais plutôt m’attacher à plaire au bon Dieu ; j’ai encore un autre défaut c’est que je ne fais pas assez attention dans mes prières et quand je suis à l’église. Voilà donc beaucoup de péchés et pourtant je ne suis pas encore bien vieille (Elle a 12 ans !) il faut absolument que je m’en corrige car dans un sermon de la retraite on nous a dit que plus on allait plus les péchés s’agravaient. Mais ce qui est encore bien pis c’est que quand je vais me confesser je ne regrette pas assez tous ces péchés là aussi pour que j’aie la contrition parfaite dans la confession qui précédera ma Confirmation je dirai tous les jours malins et soirs une dizaine de chapelet.

« Maintenant que j’ai vu tous mes défauts il faut que je vois les vertus qui leur sont opposées pour que je les pratique, car comme on nous l’a dit aussi pendant la retraite, il n’y a pas seulement des péchés d’actions mais il y a aussi des péchés d’omissions ; désormais je pratiquerai donc toutes les vertus que je pourrai mais particulièrement : la franchise, la charité, l’obéissance, la piété et la simplicité et je viendrai tous les jours à mon journal dire le résultat de mes bonnes résolutions. »

On voudrait connaître le titre de l’ouvrage dont Marie parle dans le passage suivant :

« Ma littérature est délicieuse aujourd’hui j’en ai appris l’introduction, le style est élégant, léger, nette et poétique il y a une description de la Grèce c’est quelque chose de ravissant. »

Plus loin elle raconte qu’on lui a distribué un rôle de Grande Duchesse dans une comédie dont le titre est : « La journée de la princesse ». C’est un acheminement vers le théâtre !

S’amuser aux dépens du prochain n’empêche pas d’avoir bon cœur. L’historiette que voici le prouve :

« Hier j’ai bien ri ; j’ai été acheter des bonbons au vieux bonhomme, je lui demande de me donner des roses, il me donne des blancs, je lui répète non des roses alors il me met des violets, Henriette qui était là me souffle qu’il ne sait pas ses couleurs je pars d’un formidable éclat de rire le pauvre vieux me regarde et pour ne pas qu’il croit que ce soit de lui que je riais j’ai dit à Henriette : Veux-tu bien ne pas faire tant de grimaces. »

Marie ne semble pas encore très ferrée sur le calcul, car à la date du 2 juillet nous lisons ceci :

« Je vais à partir de maintenant m’occuper énormément de mes fleurs, hier j’ai trouvé mon pauvre rosier en proie à des milliers de petits pucerons j’en ai ôté pas mal mais Mlle L… m’a dit qu’un seul puceron faisait 8 petits par jour, donc en admettant que j’en ai laissé 8 aujourd’hui il y en aura 56 par conséquent il faut que je recommence encore aujourd’hui la même histoire alors j’y vais. »

Elle prend le 5 juillet la résolution d’écrire un ouvrage d’imagination :

« Hier j’ai lu dans l’Énéide et un passage de pêcheurs d’Islande j’ai trouvé cela très joli, justement en regardant l’Illustration anglais j’ai vu une image qui représentait de pauvres gens chassés de leur chaumière parce qu’ils ne pouvaient pas la payer et je me suis dit qu’il fallait que je fasse une histoire là-dessus (puisque j’ai la manie d’en faire) au lieu de faire toujours des avantures belliqueuses ; alors après mon journal je ferai le plan de mon histoire, je la soignerai le mieux que je pourrai car c’est un très joli sujet et et qui mérite d’être bien traité ; avant de commencer à m’y mettre, je ferai une petite prière au bon Dieu pour lui demander de m’inspirer et que je ne fasse trop mal mon livre. »

Le lendemain elle mit son projet à exécution :

« Enfin ! j’ai fait le canevas de mon histoire je trouve qu’elle sera très jolie aujourd’hui il s’agit de la commencer, c’est à mon avis la chose la plus difficile ; tous les lundis je prendrai l’habitude de corriger l’ouvrage que j’aurais fait dans la semaine et j’espère que comme ça je réussirai à faire quelque chose de pas trop mal ; je dédierai mon histoire à Fernande.

La littérature ne la détourne pas complètement de la musique, car elle nous apprend qu’elle étudie au piano l’accompagnement de « Dites la jeune belle », et comme la musique adoucit les mœurs, elle trouve plus gentille cette Mathilde qu’elle avait naguère, la tentation de gifler et elle lui prête une histoire intitulée « La petite Duchesse ». Mon Dieu que l’imagination des enfants se développe dans un monde distingué !

Je rencontre à la date du 26 juillet une recette pour se bien conduire :

« … Je suis bien disposée car je me suis fait une bague et je me suis dit que pour que je sois digne de porter cette bague là il faut que je mène une vie tout à fait exemplaire pourtant elle n’a rien d’extraordinaire c’est une simple bague blanc mat et rose mais à cause de l’importance que j’y ai attachée j’espère qu’elle m’aidera à être plus sage. »

« Je suis bien ennuyée car Fernande a pour la troisième fois la fièvre typhoïde et il paraît que le système nerveux s’en mêle, mais cette pauvre Fernande a du moins un grand plaisir c’est qu’elle a deux religieuses comme garde-malade et moi qui la connait je suis sûre que ça la fera peut-être moins malade. »

Cette prévision se réalisa, quelques jours après je lis que Fernande va beaucoup mieux.

Samedi 21 Août :

« Je dois avouer que si je suis venue faire mon journal c’est que maman m’y a obligée car je n’étais pas du tout disposée à le faire, je jouais au crocket, seule il est vrai, mais je m’amusais beaucoup et l’idée de le quitter ne me réjouissait guère ; enfin puisque maintenant j’y suis, ce que j’ai de mieux à faire c’est de ne pas le bâcler.

« Nous sommes donc parties le mardi matin à 10 h. Alexandrine est venue nous conduire et tonton nous a rejoint à la gare. Mme de P… et sa fille partait aussi, je crois qu’elles changeaient de résidence car elles avaient six malles et trois ou quatre colis, le renouvellement du voyage de M. Périchon. Nous avons fait le trajet jusqu’à Kerhuon avec Mme et Mlle F… ; puis nous avons changés de train à Landernau, nous étions dans le même compartiment qu’un Monsieur et une dame qui bien des fois m’ont donné envie de rire ; ils faisaient un voyage d’agrément, pour visiter le pays, ils prenaient des notes et comme il n’y avait qu’un crayon ils s’en servaient chacun à leur tour. Le Monsieur était obez et la dame n’était pas à plaindre, en s’asseyant elle avait relevé sa robe presque jusqu’aux genoux en sorte que j’ai pu bien juger de son enbonpoint ; à un moment j’ai cru qu’ils allaient se disputer, malheureusement ils se sont tus, ça m’aurait tellement amuser de les entendre ! La dame comme son de voix et comme manière de porter la tête m’a un peu rappelé Mme B… mais en plus mal ; puis le Monsieur a mangé du pain et de la galantine truffée dans des petites assiettes de poupées et la dame une tarte aux mirabelles ; nous nous étions les mieux partagées nous avions emporté des gâteaux, des pêches et du raisin. À Quimper il est monté un Monsieur tous parfumé et qui se peignait la moustache avec un peigne encore de poupées il était accompagné d’un soldat comme lui tiré à quatre épingles ils ont tout le temps causé armée et politique ; ce qui m’a fait les biens juger c’est qu’à Rosporden ils ont jetés de l’argent à un joueur de cornemuse, ils sont descendus à Quimperlé. Maintenant assez parlé des compagnons de voyages, parlons un peu de nous et de nos impressions. En quittant Brest j’avais emporté un jeu de taquin au quel j’ai joué mais sans réussir ; il ne faut pas oublier non plus de dire que j’avais un voile et que j’en étais très fière. La route a été délicieuse, d’abord la magnifique vue qu’on a sur la rade et ensuite l’intérieur des terres, les propriétés etc., etc. ; mais ce qui m’a le plus frappée ce sont les environs de Châteaulin c’est quelque chose de charmant ces petits coteaux tout verdoyants et cette jolie vallée où passe la rivière toute bordée de peupliers l’horizon était excessivement pur, ce que j’ai fait observer à maman qui m’a raconté que M. D… lui avait dit qu’aux environs de je ne sais plus quelle ville près de Nancy l’horizon est tellement clair que l’on voit d’un côté le soleil se jouer sur les vitraux de la cathédrale de Metz qui est à quinze lieues… »

Nous trouvons à la date du 25 septembre un passage vraiment révélateur :

« Comme je fais mon journal avec peu de régularité je devrais en être toute honteuse, je ne le suis pourtant pas, je ne prend pas mon journal assez au sérieux, cependant j’y met bien tout ce que je fais et tout ce que je pense, mais le rôle que j’ai à jouer dans la vie est si secondaire que je ne fais rien de bien important… c’est mal ce que je dis, car c’est me plaindre de la vie que je mène qui pourtant est une des plus heureuse que je connaisse et il ne tient qu’à moi de la rendre plus importante, ce que je dis ici n’est point de l’orgueil, cas si je désire avoir une vie plus importante ce n’est pas pour qu’on parle de moi, au contraire, mais c’est pour ne pas être un « inutile fardeau pour la terre. »

Les scrupules de conscience l’assiègent toujours, mais ils ne sont pas inexorables :

« J’irai demain avec maman et Henriette me confesser, ça m’ennuie même un peu parce que hier nous nous sommes un peu moqué du petit D… pas précisément moqué car Louise G… dit même que nous n’avons pas commis de péché, mais c’est égal j’aime mieux m’accuser. Je viens de faire mon examen de conscience et je suis désolée de voir que je retombe toujours dans les mêmes fautes, il est vrai que je la fait bien moins grande, par exemple quand je mens c’est en exagération ou en enjolivant un fait et ainsi pour tout, mais ce qu’il faudrait c’est m’en corriger complètement. Eh bien je ne désespère pas ; surtout si je fais tous les jours un peu de lecture religieuse ; je voudrais bien que ce que disait un saint prêtre fut vrai : « Je répond du salut d’une enfant qui ferait tous les jours cinq minutes de méditation. »

Un peu plus loin, elle observe que c’est surtout sur la promenade qu’elle fait des péchés.

Faut-il pour cela éviter d’y aller ? Cas de conscience ! D’ailleurs le diable nous guette partout, car Marie témoigne peu d’empressement à se vêtir d’un manteau de peluche, parce que la peluche grossit et qu’elle désire paraître svelte. Coquetterie !

Le 27 Septembre le temps n’est pas beau ce qui lui épargne la tentation de se montrer en taille sur la promenade :

« En ce moment, il tombe une pluie torrentielle, si torrentielle que j’ai été obligée de laisser mes plans que je soignais, de rentrer mon bégonia et mon Pelargonium et de couvrir mes oiseaux. Je dois beaucoup remercier Dieu de cette bonne pluie (bon ! il faut que j’aille chercher des serpillères l’eau coule à torrent par les fenêtres) car sans elle je serais restée sur le balcon et je n’aurais pas fait mon journal.

« Heureusement, ce n’était qu’un grain, voilà la pluie finie, le nuage parti, le soleil nous inondant de lumière, et le ciel, d’un indigo admirable. De la fenêtre où j’écris, on ne voit pas un seul nuage. Mon Dieu que votre ciel est beau ! Maintenant je vais découvrir mes oiseaux et sortir mes plantes, car il faut bien que tout le monde profite du beau temps que le bon Dieu nous envoie. »

Le 3 Octobre, Marie écrit :

« Au cathéchisme je suis placée entre Nanine et Louise. En face de nous il y a Mlle Lafaille et Mlle Lemoine qui habite en face de chez nous ; j’ai été même très ennuyée de l’y voir parcequ’autrefois je lui avais tiré la langue, mais j’espère qu’elle l’a oublié. »

Le jeudi 14 novembre, Marie nous annonce une grande résolution :

« Voici bientôt près d’un mois que j’ai pris une bien sérieuse décision : c’est celle d’entrer en religion ; Andrée et Henriette sont mes deux confidentes. Combien j’ai hâte (d’être) à l’été prochain pour pouvoir confier mon secret à Fernande qui sait comprendre. Mais ce que je désirerais bien vivement c’est qu’après avoir passé mes années de jeunesse dans un ordre de missionnaires, une fois arrivée à un âge où je ne pourrais plus rendre autant de services entrer en un cloître austère et me préparer à mourir en sainte. Si Dieu me trouvant assez bonne pouvait me descerner la palme du martyr, mes plus grand vœux seraient exaucées… »

Cependant le bon sens maternel la plonge dans une grande perplexité, à en juger par le passage suivant :

« Maman a lu mon journal de jeudi je l’ai bien regretté parce qu’elle s’est moqué de moi, pourtant je n’ai pas du tout changé d’avis pour la question des ordres, mais j’ai complètement changé sur ma façon d’envisager la religion, tandis qu’avant me fiant à un peu de mérites pour gagner le Ciel, m’appuyant sur la grande miséricorde de Dieu, il me semblait qu’il était absolument impossible d’aller en enfer, maintenant j’ai compris qu’il fallait travailler, travailler et persévérer qu’il ne fallait pas se contenter du bien qu’il fallait mieux rechercher le mieux. Maman me disait l’autre jour que les femmes mariées avaient bien plus de mérites que les religieuses, je ne comprend pas cela ! Comment, voilà des filles qui quittent leurs parents, leurs amis, tout ce qu’elles ont aimés, qui renoncent aux plaisirs, qui ne mènent qu’une vie de travail, qui font des chrétiens[1] dans tous les pays, qui travaillent sans relâche pour la gloire de Dieu au péril même de leur vie ! Je ne peux pas comprendre qu’une femme qui à son foyer, qui reste chez elle, se repose, si ses enfants lui donnent de la peine à élever elle en jouit plus tard ! non je ne peux pas comprendre cela. Naturellement je ne parle pas des religieuses cloîtrées, elles ont tous les bonheurs et je trouve même dans plusieurs des entrées dans ces cloîtres une certaine nuance d’égoïsme et une certaine carmélite dont tante nous a parlée hier est à mon avis une lâche, une ingrate et une égoïste. »

Le 11 janvier 1888, Marie est désolée à en pleurer, car elle se découvre un autre défaut, lequel, à l’en croire, pourrait bien devenir un horrible vice :

« Il me semble que je suis orgueilleuse, je n’en suis pas bien sûre, mais chaque fois qu’on se moque un peu de moi, ça me blesse et je me sens prêtre à pleurer. »

En y réfléchissant elle aperçoit un autre point noir :

« Ah mon Dieu, plus je vais, plus je me trouve de défauts, j’ai peur d’être coquette. Oh c’est si laid ! »

Son admiration pour la vie religieuse ne préserve pas Marie de certaines désillusions :

« Hier j’ai vu au cours un moine de St-François d’Assise, il est déchaussé et décoiffé ; il ne m’a pas plu du tout oh ! mais du tout et j’espère que tous les moines ne sont pas comme lui. »

Plus loin elle observe qu’il fait bon avoir des amis haut placés :

« … J’ai retrouvé mon livre ; j’en suis bien contente, c’est aussi que j’ai prié St-Antoine de Padoue, je me demande ce que je pourrait faire pour le remercier il m’a déjà fait retrouver : une image à évangile, un cahier sur le quel j’avais copié des vers, un cahier improvisé avec des vers aussi, la bague que Gabrielle B… m’a donnée, ce livre, enfin je ne sais combien d’autres choses ; c’est très triste à dire, mais j’ai tellement de désordre, qu’il ne se passe pas un jour sans que je perde quelque chose, je me demande comment je ferais si St-Antoine de Padoue n’existait pas. »

« Je sens que mon journal me fait beaucoup de bien, il aide à se connaître, ce qui est difficile, puis c’est très agréable, il vous semble qu’on cause avec son âme, puis quel bonheur de se rappeler toute sa vie ses moindres sentiments, de se rappeler soi, enfin, puis je vais entrer dans les plus belles années de ma vie, quand même celles de la jeunesse, mais d’une jeunesse qui sait jouir des réunions de la famille, de ces bons moments qui parfument toute une vie (je ne crois pas que ce soit poseur de dire cela, puisque personne ne le verra, excepté maman). »

Voici un passage qui nous apprend combien étaient pendables les tours que jouait à Marie son imagination :

« … J’ai perdue ma journée en mentant oh mais en mentant bien fort, (bien sûr, Fernande, que de mettre cela dans mon journal sachant que tu le liras, suffira à ma pénitence) eh ! bien donc, j’ai dit que j’ai monté à cheval et que j’ai une amazone, puis en racontant un tas de choses sur Pierre Loti[2] et sur son dîner, j’ai dit qu’il m’avait promis de me dédier un livre, que son fils était déguisé en ménestrel, (je ne sais seulement pas ce que c’est) puis j’ai eu l’air de connaître une certaine dame de Gif dont je n’ai vu le non que dans l’Illustration et enfin bien d’autres choses. Je n’ai dit que ce qui me coûtait le plus, mais j’en ai dit bien d’autres. Mon Dieu ! que c’est donc laid de mentir, mais c’est que c’est très difficile de dire la vérité, même dans son journal. »

Elle ne se tracasse cependant pas outre mesure, ainsi que le démontre ce passage :

« … J’ai le grand malheur d’avoir une conscience scrupuleuse qui voit des péchés où je suis certaine qu’il n’y en a pas mais j’aime mieux les dire tout de même. »

Cette conscience ultra-scrupuleuse se dévoile une fois de plus dans les lignes qui suivent et nous montre en même temps combien une âme, aussi glorieuse d’un succès de jeu, devra plus tard se tendre vers la gloire :

« … nous sommes allées toutes les quatre jouer au tonneau, et c’est moi qui ai gagné, mais je n’était pas bien contente parce que je trouve que c’est trop difficile d’être charitable et humble quand il vous arrive des petits succès comme ça… »

Le samedi 14 octobre 1888, elle écrit :

« Lorsque j’examine mes souvenirs et que je recherche les passages de ma vie, lesquels je voudrais tant faire repasser, il est un moment délicieux auquel je ne peux penser sans que mon cœur batte bien fort, ce moment, après ma première communion (ah ! ma pauvre chère 1ère Communion, tu es bien loin dans le temps, mais bien près dans mon cœur !) a été le plus doux de ma vie, par ce moment j’entends les 3 jours de ma retraite de Confirmation, Andrée me disait : Ah ! cette chère retraite, je ne puis y penser sans avoir envie de pleurer ! Eh bien voici bien des mois et en écrivant ces lignes qui me la rappelle, j’ai presque des larmes aux yeux. Jamais dans mes deux autres retraites, je n’avais tant d’empressement à me rendre à ces exercices, jamais je ne m’y était sentie si en famille ; notre prédicateur (esprit excessivement large) avait trouvé le chemin de tous les cœurs, très simple, un prêtre de campagne, il nous expliquait l’Évangile, si clairement, si nettement ; humble de cœur et d’esprit. Dieu lui avait donné l’intelligence des écritures et jamais après une instruction nous n’étions fatigués. Puis j’étais là entre Andrée et Gabrielle, j’avais finie par connaître plusieurs des enfants du cathéchisme et je me sentais tellement rapprochée d’eux que je les aimais beaucoup et m’intéressais à eux bien plus qu’avant… »

Après un long silence, elle écrit, le 14 avril 1889, ces lignes dans lesquelles apparaît une première menace de la catastrophe :

« Dimanche des Rameaux. — Je ne suis point allée à la messe aujourd’hui, d’ailleurs voilà bien des dimanches que je n’y suis allée, parce que, ce que mon journal ne sait pas encore, c’est que mon rhume d’oreille commencé à la Grande Rivière a beaucoup augmenté et que maintenant je n’entends plus rien, aussi vais-je retourner à Paris consulter M. Boucheron (c’est le nom de mon auriste) pour la 3e fois : de plus je viens d’avoir une petite maladie de la cornée, qui n’est pas encore tout à fait guérie et qui m’a rendu l’œil très sensible et m’a longtemps empêché de lire (je ne lis encore que très modérément) j’ai encore un gros rhume, un peu de névralgie (j’y suis sujette). Depuis un rhumatisme au genoux gauche, ils sont très raides, et je ne marche pas droit, je ne peux pas sortir sans donner le bras. Mes oreilles m’ennuient encore avec de gros bourdonnements. J’ai expliqué tout cela, quoique le journal soit plutôt un journal de l’âme, parce que je comprendrai mieux les dispositions dans lesquelles je suis. Aujourd’hui je suis d’assez mauvaise humeur (mais je crois que c’est en train de passer) je ne peux guère faire de lecture de piété, les livres de messe étant écrits trop fins. Comme lecture édifiante, j’ai la correspondance du père Lacordaire et de Mme Swetchine (j’en parlerai plus loin). »

Le journal n’avance plus que par bonds très irréguliers. Nous sommes au 19 juin :

« 14 ans. Est-ce assez singulier, je n’ai pas écrit une seule fois mon caractère, le récit de ses actes ne suffit pas seul à se faire connaître, il faut aussi savoir quelle disposition vous a poussé à les accomplir ; me voici telle que je me connais en toute franchise : pas précisément orgueilleuse, je veux dire que je ne me préfère pas aux autres, mais cependant je suis très portée à m’élever au-dessus d’eux, au dessus de ceux que je n’aime pas et que je crois inférieurs à moi-même, généralement au dessus de tous ceux que je ne connais pas ; il me semble que c’est plutôt de la fierté très outrée, par conséquent approchant bien plus de la vanité que de l’orgueil parce que je préfèrerais être la dernière dans une société très choisie que la première dans n’importe laquelle ; chez moi c’est surtout l’orgueil de l’esprit, quand je me compare s’entend, car quand je m’examine je me dis que cet orgueil naît d’une intelligence médiocre et je ne me confie en rien dans mon intelligence dont je reconnais toute la fragilité ; quand je pense que si telle était la volonté de Dieu je deviendrais aussi bête qu’une oie et précisément parce que je le serais je ne m’apercevrais pas avoir baissé. Quand à l’esprit je crois que je l’aime trop et que parfois je le rapproche de la moquerie ; moi qui ne déteste rien plus que d’être moquée, ce n’est pas à cause de l’opinion particulière de la personne qui se moque de moi, les opinions particulières me sont assez indifférentes (à moins qu’elles ne viennent de personnes que j’aime et que j’estime) mais ce sont ces opinions privées qui font l’opinion générale ! Et je dois avouer que l’opinion générale m’occupe assez, je crains énormément le ridicule.

« Quand au jugement je crois en avoir, en voyant une personne pour la 1re fois je sais de suite son caractère ; mais je sais que le jugement se fausse si facilement et je subis tant les influences ! Ce n’est pas que je sois faible et que je renonce à mes opinions, mais c’est que je n’en ai pas encore et comme une fois qu’on en a je n’admets pas qu’on les abjure, avant de m’en faire j’attends à avoir plus de jugement et d’expérience. C’est la fidélité à ses sentiments et à ses convictions qui dans sa suprême extansion fait des martyrs !

« Je suis très loin d’être douce et pourtant mon naturel est plutôt doux mais depuis quelque temps je me suis fait sur la résistance des idées déplorables. Ainsi ces temps-ci, je lutte beaucoup avec maman pour ma toilette, ce n’est pas que je tienne énormément à être bien habillée (quoique je m’en occupe un peu trop à mon avis) mais il me semble qu’à mon âge on peut disposer de plus de liberté en ce qui vous concerne.

« La sincérité et la charité sont moins difficiles ; ce n’est pas que je sois charitable et très très franche, en ce moment je n’énumère pas mes qualités mais mes dispositions ; ainsi il m’arrive des mensonges légers il est vrai mais fréquents. Quant à la charité j’en manque énormément extérieurement car intérieurement je n’en veux à personne et j’aime mon prochain, mais ce qui me semble en eux des ridicules ne m’échappe pas et j’ai toutes les peines du monde à ne pas le laisser voir : cela c’est un ridicule à moi.

« La paresse, le défaut que je méprise le plus et que je n’avais pas naturellement, est pourtant celui que j’ai le plus à combattre, peut-être à cause de ma surdité ce qui vous éteint pas mal et cependant la faute est loin d’être toute à mes oreilles, car j’ai mes jours. C’est une honte ! surtout le temps que je mets à m’habiller, je flâne constamment.

« Je ne puis pas dire que je sois réellement gourmande, car la mortification sur les desserts ne me coûte guère ; c’est-à-dire qu’une fois que je suis résolue à m’en passer, je n’en ai nulle envie, mais je suis un certain temps à m’y décider et il ne faut pas croire que je me mortifie souvent ! Très rarement au contraire ! »

Les lignes qu’on vient de lire dans lesquelles on assiste à une tentative, rare chez un si jeune être, d’essor psychologique, n’évoquent-elles pas l’image d’un petit oiseau essayant ses ailes encore maladroites aux alentours de son nid ?

Voici, à la date du 20 Juin 1889, l’exposé d’une indifférence dans laquelle nous ne la verrons pas persévérer :

… Cependant, nous demeurerons toujours dans le cœur de ceux qui nous auront aimés. Il est vrai qu’eux, à leur tour passeront ; mais alors, que notre souvenir soit gardé ou non, ici bas, dans la mémoire des indifférents, qu’est-ce que cela nous importera ? Nous passerons du cœur dans la mémoire, de la mémoire dans l’oubli, et les cercles qui se seront formés au-dessus du gouffre qui nous aura engloutis seront remplacés par un calme plat.

Peu à peu le journal d’enfant nous achemine vers le journal de la jeune femme. Voici ce qu’elle écrit le 24 Juin 1889 :

Je lis avec énormément d’intérêt le récit d’une sœur : Oh ! la vie de famille, la vie de famille, avec ses joies même avec ses douleurs, comme je l’aime !

… Ce livre est très triste, c’est pour cela que je l’aime tant, mais j’aime ce qui est triste parce que c’est ce qui est vrai, et puis il faut que j’essaye de décrire un de mes sentiments qu’il a encore avivé c’est-à-dire que j’aime la douleur ; j’en souffre et c’est justement pour cela que je l’aime car on ne souffre que lorsqu’on aime, et on n’est quelque chose qu’en aimant, et les souvenirs tristes me sont aussi chers, même plus, que les souvenirs joyeux.

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Ô Fernande, ô maman, si vous me lisez pour me trouver un ami et un guide qui ressemble à Albert de la Ferronnays. C’est drôle, mais je meurs de frayeur d’être aveugle sur mon mari !

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J’aime mieux ne pas m’appesantir sur la rapidité du temps, cela porte à la mélancolie ; je l’aime, assez chez les autres, mais pas chez moi.

J’ai bien hâte de recevoir mes livres d’études ; mon esprit s’endort un peu. Pendant le mois que j’ai passé à Montpellier, il allait si bien ! Je n’ai pas le droit de laisser baisser mon intelligence.

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Hier je me suis endormie tard, mais c’est que j’ai médité de la musique et que cela m’exalte et que je ne peux plus dormir. Autrefois dans mon lit je me faisais jouer des histoires, maintenant, je me chante en dedans mes airs préférés et je crois que cela me donne un peu de fièvre, mais cela m’est égal, c’est si agréable ! Voici surtout ceux que je médite : l’Adieu, le Lac, de vieux airs du temps de Louis XIV, la Romance de Chateaubriand, et un air que j’ai peut-être inventé… puis « Guide au bord ta nacelle », d’abord parceque je l’aime beaucoup, et ensuite parceque la première fois que je l’ai entendue, maman et tante la fredonnaient pendant qu’un soir nous jouiions…

Quelques jours après elle ajoutait :

« Je viens de finir un livre intitulé « Nouveaux Anneaux de la chaîne de Marguerite ». Ce n’est pas tout à fait aussi joli que le commencement, mais cela ne m’a pas empêchée de dévorer les deux volumes en deux jours. Malheureusement… il y a un effleurement de guerre entre Français et Anglais. J’avais beau tâché de retourner les nationalités, c’est-à-dire me figurer que les May étaient Français, j’ai été sur le point de lâcher mon livre. Pour la réalité je suis certainement plus tolérante, mais pas du tout pour les livres et quand je lis un roman anglais, pour moi, tous les Anglicans deviennent catholiques. Avec quelques restrictions en n’y regardant pas de trop près, cela peut aller.

Il pleut, je suis au bonheur. J’aime tant la pluie et le vent. Je trouve qu’on se sent vivre quand il pleut ou qu’il vente. »

À table d’hôte, dans le couvent des Augustines de la rue de la Santé où elle loge pour se soigner, il arrive à Marie une petite aventure :

« Il faut que je raconte une de mes petites histoires intérieures, écoutez : il y a à table une très vieille demoiselle (Mlle X…) qui a une demoiselle de compagnie (Mlle P…) très laide de face, assez jolie de profil et très coquette de tous les côtés, qui ne lui laisse pas dire un mot, elle répond tout le temps à sa place, sourit aux amies de sa maîtresse d’un air protecteur, etc. etc. On comprend que je ne la porte pas dans mon cœur, aussi ai-je réfléchi que je répondais à son sourire comme si je l’aimais, j’ai trouvé que c’était hypocrite et je ne l’ai plus regardée, elle s’en est aperçue et maman m’a dit de recommencer à lui dire bonjour, c’était au déjeuner que je devais faire cet acte d’héroïsme, comme elle ne me souriait plus et que je ne voulais pas faire le premier pas, j’attendais, me promettant après déjeuner d’aller à elle et de lui dire d’un air assez singulier : « bonjour mademoiselle ! » heureusement la postulante a servi de trait d’union à nos regards, nous avons regardé en même temps quel plat elle portait et les deux nuages chargés d’électricité se rencontrant ont produit l’éclair ! »

À partir du 11 décembre l’écriture du journal change complètement. Les lettres ont un centimètre de haut, il y a trois ou quatre mots par ligne. Marie vient d’être cinq mois sans pouvoir écrire, et cette opération lui reste terriblement difficile. On voit cependant que ni elle ni sa mère ne prennent au tragique la douloureuse épreuve. L’année 1890 arrive et avec elle la fin du cahier de souvenirs d’enfance.

Le journal d’enfant de Marie Lenéru s’arrête en Janvier 1890 et son journal de femme, celui que l’on va lire, commence en Septembre 1893. Trois ans et demi séparent la gamine de 14 ans de la jeune fille de 17 et quel abîme entre ces deux personnes !

Il n’est pas facile de suivre les étapes de cette évolution. Marie ne livrait d’elle-même que ce qu’il lui plaisait de laisser voir, beaucoup en surface et fort peu en profondeur. Il m’a été donné de parcourir de nombreuses lettres écrites à ses proches au cours de cette période de transformation, lettres remplies de tendresses limpides, d’impressions littéraires, de détails sur ses études que l’on devine conduites avec acharnement. Rien de tout cela ne donne idée de ce qu’elle écrivait pour elle-même. « Ce que cette lecture fut pour moi, me disait sa mère, on le comprendra ! Certes, je savais que ma fille devait souffrir plus qu’une autre à sa place. Mais à ce point-là ! Pouvais-je le supposer quand toute sa vie ne fut qu’un doux et constant sourire de vaillante gaîté qui voulait m’aider à supporter notre double épreuve et à rendre ma vie possible, heureuse presque. » Le principal événement de cette époque semble avoir été un séjour à Lourdes dont pouvait sortir une guérison. Avant le départ voici comment elle s’exprime au sujet de cette tentative :

« Tu connais mes idées. J’irais à Lourdes toute ma vie sans être guérie que cela ne porterait pas ombre à ma foi en la Providence. Je n’y vais même pas pour tenter une épreuve. Je considère ces miracles (puisqu’ils sont historiques) comme un hommage rendu à la foi des humbles auquel je n’ai aucun droit. Tu vois donc que je peux y aller sans que la raison ait à me reprocher d’être en désaccord avec moi-même. On m’a dit que le site était d’une véritable beauté et que nous irions au Cirque de Gavarnie, n’est-ce pas suffisant pour vous consoler que le Ciel ne fasse pas pour vous un miracle ? »

Ah ! ne vous laissez pas prendre à cette impassibilité ! Je suis sûr que prosternée parmi les misérables qui rampent au seuil de la grotte sacrée, leurs yeux de fièvre implorant la Vierge au manteau bleu, Marie adressa la plus désespérée, la plus affolée de toutes les supplications. Mais elle ne se trompait pas en disant qu’il fallait, pour être exaucée, une humilité qui ne lui était pas donnée. Une femme qui, en se précipitant aux genoux de la Mère du Sauveur, se préoccupe d’être d’accord avec sa raison n’a pas la moindre chance de rien obtenir. Si Marie rapporta du voyage le souvenir du site sublime de Gavarnie ce fut aux dépens des visions angéliques offertes à sa foi printanière.

Et maintenant, au sortir des pages enfantines, si nous pénétrons dans le journal de la grande personne, nous éprouvons l’horrible sensation qui guette Marie chaque matin à son réveil, lorsque la tête enfouie dans l’oreiller elle croit entendre les bruits de la maison de Brest : fracas de la rue de Siam, sifflets des canonnières, salves, et enfin le bonjour de la femme de chambre, alors ses paupières se soulèvent sur ses pauvres yeux presque aveugles et la désolation quotidienne recommence pour ce cerveau qui bouillonne à l’intérieur d’un marbre de statue. Contemplons Marie, prisonnière de son infirmité, se heurtant la tête contre les barreaux de sa cage. Sa religion, pendant les premières années, l’accompagne et la soutient encore un peu, mais si peu !…

« J’aurai beau prier, je ne pourrai plus être heureuse comme une autre… — L’isolement m’a conduite à la réflexion, la réflexion au doute, le doute à un besoin de Dieu plus sincère et plus intelligent… — J’ai l’âme religieuse, je suis dégoûtée de ceux qui ne vivent pas leur vie éternelle… — Trois dizaines de chapelet en marchant dans la prairie… Je ne crois pas à la banalité d’une prière, même orale. Elle vaut toujours l’intention qui la prononce… En le redisant toujours (le chapelet) on ne le répète jamais… »

Plus tard l’esprit religieux seul semble persister :

« Je ne sais pas jusqu’à quel point je suis chrétienne. Je prie et n’espère pas. J’attends en vain et ne suis pas déçue. Mélange de scepticisme et de religion voulue. Indifférence peut-être ? »

N’ayant plus sa place marquée parmi les âmes croyantes, vers qui se tournera Marie ? Hélas ! rappelons-nous la mélancolie de Faust errant dans la campagne et les larmes qu’il verse lorsque des chants joyeux, passant par-dessus les remparts de la ville, viennent lui rappeler que son intelligence lui défend d’être heureux en compagnie des humbles. Les larmes de Faust sont, n’en doutez pas, celles qui ont mouillé les yeux de Goethe et si cet homme si beau, si fort et que tant de femmes ont adoré, a profondément ressenti l’isolement auquel le condamnait le développement insolite de sa pensée, qu’elle ne sera pas la désolation d’une Marie Lenéru derrière la double barrière de ses infirmités et de son talent déchaîné. Du fond de sa solitude elle nous le répète chaque fois qu’elle s’écrie : « Nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien !… » Elle n’admet pas que son apparente sérénité nous trompe et nous savons, dès les premières pages, que la résignation, pour elle, n’est que le désespoir accepté. Elle est résignée parce que, pour une intelligence comme la sienne, les poses de révoltées dont fourmille le romantisme, sont inélégantes et banales. Mais quelle est loin de s’immobiliser dans cette attitude. À tout instant l’angoisse intérieure se trahit et si parfois son sanglot s’éteint dans un sourire, toujours un sourire se termine en sanglot. L’instinct qui jamais n’abdique devant l’esprit et se montre d’autant plus impérieux que l’âme se vante d’être plus affranchie, l’instinct lui prodigue les troublantes images, parmi lesquelles la seule, dont elle nous convie à partager la contemplation, est noble :

« Je marcherais à côté d’un homme élégant et spirituel comme moi… Double rire, nos grandes tailles le secouant par le chemin comme un balancé de quadrille… Ailleurs : — Il est délicieux de passer en public avec un être, homme ou femme de votre race et de votre allure. C’est surtout dans la marche qu’on jouit de ces affinités… Bien en dehors de l’amour, le réseau sensuel des sympathies physiques nous emmaille, nous isole ou nous relie… Et enfin : — Je me représente l’amour comme une concordance exceptionnelle du mouvement, le miracle de l’étoile double. »

Mais de pareilles visions ne sauraient suffire aux exigences de son imagination. Elle voudrait tant de choses que l’argent seul pourrait les lui procurer : — La fortune, moitié du bonheur. Elle l’embellit tellement ! — Le mariage d’argent relève d’une esthétique plus relevée que le mariage d’amour. Il permet l’Italie, la musique, le cheval… et par-dessus le marché, l’amour. Tout ce qui est nécessaire au bonheur. Et encore l’amour l’est-il ? Enfin elle en parle par acquit de conscience, et que ce ton dégagé sonne faux après la danse des deux étoiles ! Plus loin Marie désire l’argent par-dessus tout, oui, même avant la santé. Il est vrai qu’elle avoue d’autre part :

« Oh ! à présent, je n’ai plus rien de mon acceptation janséniste, je veux passionnément guérir… » La raison elle nous la donne : — J’aime la vie ! j’aime prodigieusement la vie… Tout me grise en elle… Si je me rencontre dans une glace, je crois m’apporter une nouvelle mystérieuse et enivrante. Désormais, je le sens, la vie aura pour moi, jusqu’à la fin, les enchantements et les surprises d’une convalescence… »

Évidemment, le jour où elle écrivait les lignes qui précèdent, elle prenait la conscience définitive de son talent, dont elle prévoyait d’ailleurs depuis longtemps la vertu consolatrice lorsqu’elle écrivait :

« Je ne veux me sentir apaisée que par des succès… »

Elle va jusqu’à prétendre que le châtiment le plus décourageant que Dieu pourrait lui infliger serait de la guérir, parce qu’après lui avoir ouvert toutes grandes les portes d’un monde supérieur, il l’obligerait à rétrograder vers la sortie. Pour la raison que si la souffrance ne rend pas meilleur, elle rend plus profond. Marie déclare qu’elle est attachée à son épreuve, ne regrette rien, qu’elle aime le moule où elle a été coulée. Toutefois elle se défend d’obéir à une vanité vulgaire, elle souhaite la gloire plutôt pour d’illustres sympathies que pour la renommée.

« Je veux, dit-elle, un talent qui soit moi, me distingue, me révèle à quelques uns, aux seuls qui comptent pour moi, un talent qui me complète, reçoive ma vie intime et l’amplifie, par lequel je puisse dépenser tout ce que j’ai d’ardeur de contemplation, de volonté au travail intense, un talent qui s’empare de mon temps et de mon spleen. »

Elle condense admirablement cet état d’esprit en une courte phrase :

« À la fin cela rend terriblement orgueilleux de se passer toujours de ses semblables !… »

Le talent, le génie sont des dons merveilleux, on en peut tirer de sublimes jouissances, par malheur la pensée se grave sur les traits en rides ineffaçables, la taille, trop longtemps penchée sur le papier, ne se redresse plus et voilà que la beauté proteste.

« La gloire, écrit Marie, n’embellit pas la femme et je ne veux pas la sacrifier… — J’aimerai toujours mieux être inimitable par la manière de porter une robe de Chever que par tout le talent et toute la laideur des Eliot et des Staël. »

Lorsque de pareilles opinions se présentent sous sa plume, gardez-vous de les tenir pour définitives et en voici la preuve :

« Il y a des jours, écrit-elle, où je ne veux plus rire jamais, où je veux perdre ma jolie tournure dégagée et en prendre une lamentable, où je voudrais faire peur. Ce doit être une consolation de savoir porter son deuil. »

Et de le faire porter aux autres, est-on tenté d’ajouter. C’est peut-être la seule fois que dans le journal de Marie s’exprime le désir qu’on la plaigne. Sa fierté la préservait de ce qu’elle considérait comme une faiblesse. Pourtant elle souhaitait que son journal fût un jour connu, puisqu’elle déclare :

« Je ne ferai rien pour que ceci soit publié, mais je veux que ce soit publiable… »

Elle y tient même beaucoup plus qu’elle ne s’en donne l’air, car en arrivant de voyage elle note ceci :

« On a perdu la caisse de mes cahiers, tout mon journal depuis dix ans, enfin dix ans d’existence, goutte à goutte, mes dix années terribles à l’originalité desquelles la Providence s’est tant appliquée, goutte à goutte conservées d’une manière telle que je comptais là-dessus, sur ce pis-aller de testament, pour mourir avec un peu moins de rage. »

Traduisez : — Après moi, le journal sera là pour dire à mes admirateurs :

« Vous m’avez toujours vue souriante, jamais vous n’avez surpris en moi la moindre défaillance, et maintenant apprenez ce qu’il m’a fallu d’énergie pour ne pas vous crier ma détresse. »

C’est pour obéir à ce vœu suprême que la mère de Marie s’est décidée à publier ces pages non sans m’avoir avoué qu’elle avait déjà longuement hésité avant d’entreprendre la lecture de ces lignes mystérieuses dont elle ne soupçonnait pas le contenu. On le verra, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un journal, c’est-à-dire de la notation, au jour le jour, des péripéties d’une existence ; il se trouve pour cela bien trop de lacunes, des mois d’intervalle sur une même page, des années qui en remplissent à peine trois ou quatre. Marie disait qu’elle ne venait à ses cahiers que dans ses « migraines mentales ». Ces méditations pendant les heures noires, sont donc de touchantes invites à la plaindre adressées à ces hommes en dehors desquels le reste n’est rien. Mais tout en ne marchandant pas notre pitié, ce que nous prodiguerons surtout, c’est notre admiration. Je n’hésite pas à prédire que le journal de Marie prendra une des premières places parmi les autobiographies célèbres. Sous sa plume les noms de Marie Bashkirtseff et d’Amiel reviennent trop souvent pour qu’on ne soit pas fondé à croire qu’elle se considérait comme une rivale à laquelle une comparaison avec eux ne pouvait porter ombrage. Quant à moi, devant Marie Lenéru soupirant après le Dieu de son enfance, et en même temps esclave du démon de l’orgueil, hantée par des visions d’amoureuse harmonie et succombant à de vulgaires envies de fortune et toilette, trop fière pour se laisser plaindre, trop malheureuse pour ne pas avoir soif de consolation, un jour coquette, le lendemain désireuse d’être laide, sourde aux voix humaines mais l’oreille tendue aux appels des instincts les plus opposés, je pense à Flaubert et à l’immense Tentation de Saint-Antoine.

Tandis qu’infiniment variées, les tentations passent et repassent, il en est une qui se cramponne à Marie et l’accompagnera jusqu’à son dernier soupir : celle de la gloire littéraire, et comme une tentation permanente se transforme vite en passion, Marie s’abandonne tout entière à la fureur d’écrire et, sans aller jusqu’à dire qu’elle en oubliera par moments ses rêves de gloire, je suis convaincu que la certitude même de ne jamais parvenir à la célébrité ne l’eût pas empêchée de se livrer éperdument au travail. Cependant il est un point sur lequel le Journal ne nous renseigne pas. A-t-elle jamais, au cours de son existence littéraire, rencontré les mois d’heureux oubli que la joie de créer procure aux artistes sincères ? Pour eux, il n’est pas de succès qui ne paraisse bien pâle auprès de l’anxiété joyeuse avec laquelle ils voient les êtres sortis de leur cerveau acquérir une vitalité plus ardente que celle des médiocres humains. Le génie méconnu n’est pas toujours à plaindre, car l’ivresse de créer a marqué pour lui l’heure du triomphe. À ne se fier qu’aux apparences, Marie n’aurait pas connu cette consolation ; mais lorsqu’il s’agit d’âmes compliquées comme la sienne, que signifient les apparences ?

Les Affranchis sont le chef-d’œuvre de Marie Lenéru, en même temps que son premier ouvrage dramatique. Elle y fait entrer tellement d’elle-même, qu’on peut le considérer comme un splendide épanouissement du Journal. Les scrupules de conscience qui tourmentaient la fillette au seuil du confessionnal revivent avec le personnage d’Hélène Schlumberger. Comme il est naturel, ces préoccupations morales iront en s’atténuant dans les pièces qu’elle écrira plus tard.

Les Affranchis furent envoyés en 1908 à Catulle Mendès, par la poste, sans formalités préalables. Il lut très rapidement et par une dépêche enthousiaste fit venir Marie. Madame Mendès, partageant l’admiration de son mari, présenta le manuscrit au concours de la Vie heureuse. Le prix fut accordé par acclamations, et il comporta la publication de l’œuvre par la maison Hachette.

Madame Rachilde présenta la pièce à Antoine, mais ce n’est qu’en 1911, sur l’instance de Gabriel Trarieux, qu’Antoine en prit connaissance et la fit immédiatement jouer à l’Odéon dont il était alors directeur. Le succès fut très vif. La débutante parvenait, pour son coup d’essai, à faire applaudir, pendant nombre de soirées, une pièce, dite d’idées, parce que, suivant son expression, « elle y avait mis quelque chose ».

Vers cette époque j’ai connu Marie Lenéru. Elle avait une façon bourrue et joyeuse de se lancer dans la conversation, sans préambules, en personne dont les communications n’étaient pas faciles et qui évitait de se dépenser en mots inutiles. Elle déployait sur ses genoux la grande feuille de papier sur laquelle j’écrivais mes répliques. Redoutable épreuve ! Donner la consécration de l’écriture aux lamentables improvisations d’un dialogue mondain. Elle répondait d’une voix sans timbre, parce qu’elle n’entendait pas ce qu’elle disait. Avec cela souriante et gaie, mais je n’ignorais pas que la gaieté la plus franche est loin d’être un signe infaillible de bonheur, de même qu’un charmant visage n’est pas l’indice assuré d’une belle âme.

La guerre fut pour Marie une catastrophe personnelle et le signal d’une transformation totale. Saisie d’une indicible horreur, elle ne songea plus qu’à la manifester en oubliant sa propre infortune. Le Journal perdit alors beaucoup de son intérêt, car ce ne sont pas des considérations générales sur les atrocités de la guerre, que personne d’ailleurs ne songe à contester, que l’on vient chercher dans ses pages.

Pendant le bombardement de Paris, des raisons de famille obligèrent Marie et les siens à s’installer à Lorient. Ce fut avec un véritable désespoir qu’elle accepta l’obligation de s’éloigner. Elle allait, au contraire, au-devant de la mort. Elle tomba bientôt malade d’une grippe infectieuse et fut, dès les premiers jours, considérée comme perdue, mais sa jeunesse et l’amour de la vie, lui permirent de lutter longtemps. Au cours de sa longue agonie, les pieuses visions de son enfance se penchèrent sur son lit de douleur. Son journal nous a montré que sa foi s’était peu à peu éteinte, mais elle avait cependant conservé un grand respect pour une formation religieuse dont elle avait reçu tant de beauté morale. Souvent elle disait à sa Mère que si elle avait des fils ou des filles elle les ferait élever dans des maisons religieuses. Malgré son apparente indifférence, le dernier lien entre son âme et ses chères croyances d’autrefois n’était donc pas rompu. Aussi reçut-elle en bienfaiteur le prêtre, qui lui apportait les consolations suprêmes. Elle répondit bravement aux prières de l’extrême-onction et rassura sa mère qui redoutait pour elle l’émotion d’un pareil moment. Pendant les jours qui suivirent un mieux sensible se manifesta et rendit un peu d’espoir à ceux qui l’assistaient. Elle trouva encore la force de plaisanter avec le docteur Albert Michaud, un ami d’enfance, qui la soignait avec un admirable dévouement. Ensuite elle alla en s’affaiblissant, toujours souriante, sans un regret. Elle mourut le 23 septembre 1918.


Paris, le 19 Mars 1921.
François de Curel.


  1. Les femmes mariées aussi. (F. C)
  2. Il était en relation avec la famille Lenéru.