Journal de Marie Lenéru/Année 1894

G. Crès et Cie (p. 5-7).
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ANNÉE 1894

Brest, janvier.

Il n’y a qu’un fléau : le découragement. Je ne pense pas seulement à la désespérance qui embrasse toute une vie, mais à ces lassitudes de tous les jours qui s’étendent à une période, à une heure. On ne désespère pas de l’ensemble, et pourtant, dans le détail, si l’on faisait la somme des moments sacrifiés, on approcherait bien du tout.

Celui qui, devant Dieu, peut sacrifier une seconde, a-t-il à se plaindre de la brièveté du temps ? Allez, il est encore trop long pour vous !

Il y a quelques années j’étais remplie de courage ; mais, réellement, était-ce alors une épreuve ? Je ne croyais pas à la durée, au temps, ce maître de toutes les énergies. Il y a eu une époque où je m’étonnais de sentir si peu le poids de l’épreuve, en y puisant une excitation qui approchait presque du contentement. Mais aujourd’hui, j’abuse, nul à ma place n’éprouverait ce que j’éprouve de détresse et d’ennui, surtout d’ennui de tous les instants.

Et cela à la seule époque où il vaille la peine de vivre ! À l’époque dont le souvenir doit consoler du reste. Je n’aurai jamais d’autre jeunesse que celle-ci. Voilà ce que mon enfance a tant attendu : Quand je serai grande !

Je travaille trop et je m’ennuie. Je me suis rebutée à force de me refuser le temps de lire. Il me faudrait une heure environ par jour pour écrire et réfléchir. J’ai voulu trop monastiquement la règle. J’ai déshabitué mon esprit de faire un pas en liberté. Je me sentais bien plus vivante il y a trois ou quatre ans, quand je ne travaillais, ni ne lisais.

Il en est résulté que je ne sais plus ce que je veux et que je m’intéresse moins à ce que je fais.


Fouras, octobre 1894.

J’ai besoin de regarder tranquillement, non seulement l’épreuve actuelle, mais l’épreuve passée, ce fantôme que j’ai derrière moi. Je n’ai qu’un moyen : « me venger à mériter le bonheur du sort qui ne me le donne pas ».

Que ferai-je pour cela ? Dieu merci, j’ai assez de foi pour espérer en avoir davantage. Aujourd’hui j’ai une « foi de provision » et mes inoubliables impressions d’enfance, mais il me faut une conviction qui me permette de vivre à la Ste-Thérèse. Il y a des revanches que le cloître seul peut donner. « Je méprise tout le reste, tout ce que les hommes croient être des biens et je consacre ma vie à le chercher… Pour ce que peut atteindre l’effort de ma raison, je suis résolu et j’ai le plus ardent désir de posséder le vrai, non pas seulement par la foi, mais encore par l’intelligence. » (St Augustin.)


Brest, 29 novembre.

Je ne crois pas avoir été spécialement organisée pour le travail, j’avais tous les goûts contraires. L’étude cependant ne me sera jamais un pis aller, sans elle je ne serai que médiocre, et à cela je ne me résignerai pas. Car ce n’est pas au prix d’une vaine érudition que je troque ma jeunesse. Oh ! tout ou rien : le bonheur à plein bord, ou, s’il faut traîner des épreuves, faire comme sainte Thérèse, aller au-devant d’elles, n’avoir pas peur, les fixer, les méditer, les comprendre, les préférer, ne pouvoir plus s’en passer.