Journal de Marie Bashkirtseff/1/Préface

G. Charpentier et Cie (Tome premierp. 5-14).


PRÉFACE


À quoi bon mentir et poser ? Oui, il est évident que j’ai le désir, sinon l’espoir, de rester sur cette terre, par quelque moyen que ce soit. Si je ne meurs pas jeune, j’espère rester comme une grande artiste ; mais si je meurs jeune, je veux laisser publier mon journal qui ne peut pas être autre chose qu’intéressant. — Mais puisque je parle de publicité, cette idée qu’on me lira a peut-être gâté, c’est-à-dire anéanti, le seul mérite d’un tel livre ? Eh bien, non ! — D’abord j’ai écrit très longtemps sans songer à être lue, et ensuite c’est justement parce que j’espère être lue que je suis absolument sincère. Si ce livre n’est pas l’exacte, l’absolue, la stricte vérité, il n’a pas raison d’être. Non seulement je dis tout le temps ce que je pense, mais je n’ai jamais songé un seul instant à dissimuler ce qui pourrait me paraître ridicule ou désavantageux pour moi. — Du reste, je me crois trop admirable pour me censurer. — Vous pouvez donc être certains, charitables lecteurs, que je m’étale dans ces pages tout entière. Moi comme intérêt, c’est peut-être mince pour vous, mais ne pensez pas que c’est moi, pensez que c’est un être humain qui vous raconte toutes ses impressions depuis l’enfance. C’est très intéressant comme document humain. Demandez à M. Zola et même à M. de Goncourt, et même à Maupassant ! Mon journal commence à douze ans et ne signifie quelque chose qu’à quinze ou seize ans. Donc il y a une lacune à remplir et je vais faire une espèce de préface qui permettra de comprendre ce monument littéraire et humain.

Là, supposez que je suis illustre. Nous commençons :

Je suis née le 11 novembre 1860. C’est épouvantable rien que de l’écrire. Mais je me console en pensant que je n’aurai certainement plus d’âge lorsque vous me lirez.

Mon père était le fils du général Paul Grégorievitch Bashkirtseff, d’une noblesse de province, brave, tenace, dur et même féroce. Mon aïeul a été nommé au grade de général après la guerre de Crimée, je crois. Il a épousé une jeune fille, fille adoptive d’un très grand seigneur ; elle mourut à trente-huit ans, en laissant cinq enfants : mon père et quatre sœurs.

Maman s’est mariée à vingt et un ans, après avoir dédaigné de très beaux partis. Maman est une demoiselle Babanine. Du côté des Babanine nous sommes de vieille noblesse de province, et grand-papa s’est toujours vanté d’être d’origine Tartare, de la première invasion. Baba Nina sont des mots tartars, moi je m’en moque… Grand-papa était le contemporain de Lermontoff, Poushkine, etc. Il a été Byronien, poète, militaire, lettré. Il a été au Caucase… Il s’est marié très jeune à mademoiselle Julie Cornélius, âgée de quinze ans, très douce et jolie. Ils ont eu neuf enfants, excusez du peu !

Après deux ans de mariage, maman alla vivre chez ses parents avec ses deux enfants. Moi, j’étais toujours avec grand’maman qui m’idolâtrait. Avec grand’maman, il y avait pour m’adorer ma tante, lorsque maman ne l’emmenait pas avec elle. Ma tante plus jeune que maman, mais pas jolie, sacrifiée et se sacrifiant à tout le monde.

En 1870, au mois de mai, nous sommes parties pour l’étranger. Le rêve si longtemps caressé par maman s’est accompli. À Vienne, on resta un mois, se grisant de nouveautés, de beaux magasins et de théâtres. On arriva à Baden-Baden au mois de juin, en pleine saison, en plein luxe, en plein Paris. Voici combien nous étions : Grand-papa, maman, ma tante Romanoff, Dina (ma cousine germaine), Paul et moi, et nous avions avec nous un docteur, cet angélique, incomparable Lucien Walitsky. Il était Polonais, sans patriotisme exagéré, une bonne nature, très câlin, qui se dépensait en charges d’atelier. À Achtirka il était médecin du district. Il était à l’Université avec le frère de maman et fut de tout temps de la maison. Au moment du départ pour l’étranger, il fallait un médecin pour grand-papa et on emmena Walitsky. C’est à Bade que j’ai compris le monde et l’élégance et que je fus torturée de vanité…

Mais je n’ai pas assez parlé de la Russie et de moi, c’est le principal. Selon l’usage des familles nobles habitant la campagne, j’eus deux institutrices, une russe et l’autre française. La première (russe), dont j’ai gardé la mémoire, était une Mme Melnikoff, une femme du monde, instruite, romanesque et séparée de son mari, se faisant institutrice par coup de tête après la lecture de nombreux romans. Ce fut une amie pour la maison. On la traita en égale. Tous les hommes lui faisaient la cour, et elle s’enfuit un beau matin, après je ne sais quelle histoire romanesque. — On est très romanesque en Russie. — Elle aurait pu dire adieu et partir tout naturellement, mais le caractère slave, greffé de civilisation française et de lectures romanesques, est une drôle de machine. En femme malheureuse, cette dame a tout de suite adoré la petite fille qui lui était confiée. Moi, je lui ai rendu son adoration par esprit de pose, déjà. Et ma famille gobeuse et poseuse a cru que ce départ devait me rendre malade ; on me regardait ce jour-là avec compassion, et je crois même que grand’maman a fait faire un potage exprès, un potage de malade. Je me sentais devenir toute pâle devant ce déploiement de sensibilité. J’étais, du reste, assez chétive, grêle et pas jolie. Ce qui n’empêchait pas tout le monde de me considérer comme un être qui devait fatalement, absolument, devenir un jour ce qu’il y a de plus beau, de plus brillant et de plus magnifique. Maman alla chez un juif qui disait la bonne aventure :

— Tu as deux enfants, lui dit-il, le fils sera comme tout le monde, mais la fille sera une étoile !…

Un soir, au théâtre, un monsieur me dit en riant :

— Montrez vos mains, mademoiselle… Oh ! à la façon dont elle est gantée, il n’y a pas à en douter, elle sera terriblement coquette.

J’en restai toute fière. Depuis que je pense, depuis l’âge de trois ans (j’ai tété jusqu’à trois ans et demi), j’ai eu des aspirations vers je ne sais quelles grandeurs. Mes poupées étaient toujours des reines ou des rois ; tout ce que je pensais et tout ce qu’on disait autour de maman semblait toujours se rapporter à ces grandeurs qui devaient infailliblement venir.

À cinq ans, je m’habillais avec des dentelles à maman, des fleurs dans les cheveux, et j’allais danser au salon. J’étais la grande danseuse Petipa, et toute la maison était là à me regarder. Paul n’était presque rien, et Dina ne me portait pas ombrage, bien que fille du bien-aimé Georges. — Encore une histoire. Lorsque Dina vint au monde, grand’maman alla la prendre sans cérémonie à sa mère et la garda toujours. C’était avant ma naissance à moi.

Après Mme Melnikoff, j’eus pour gouvernante Mlle Sophie Dolgikoff, âgée de seize ans. — Sainte Russie !! — Et une autre, française, qu’on appelait Mme Brenne, qui portait une coiffure à la mode du temps de la Restauration, avait des yeux bleu pâle et semblait très triste, avec ses cinquante ans et sa phtisie. Je l’aimais beaucoup. Elle me faisait dessiner. J’ai dessiné, avec elle, une petite église au trait. Du reste, je dessinais souvent ; pendant que les grands faisaient leur partie de cartes, je venais dessiner sur le tapis vert.

Mme Brenne est morte en 1868, en Crimée. — La petite Russe, traitée en enfant de la maison, a été sur le point de se marier avec un jeune homme que le docteur avait amené et qui était connu par ses échecs matrimoniaux. Cette fois, tout semblait marcher à ravir, lorsque, un, soir, en entrant dans sa chambre, je vois Mlle Sophie qui pleurait comme une perdue, le nez dans ses coussins. Tout le monde est arrivé.

— Quoi, qu’y a-t-il ?

Enfin, après bien des larmes et des sanglots, la pauvre enfant finit par dire qu’elle ne pourrait jamais, non, jamais !… Et des pleurs !

— Mais pourquoi ?

— Parce que… parce que je ne puis pas m’habituer à sa figure !

Le fiancé entendait tout cela du salon. Une heure après, il bouclait sa malle en l’arrosant de larmes et partait. C’était le dix-septième mariage manqué.

Je me rappelle si bien ce : « Je ne puis pas m’habituer à sa figure ! » ça partait tellement du cœur, que je compris alors, même très bien, que ce serait vraiment horrible d’épouser un homme à la figure duquel on ne peut s’habituer.

Tout ça nous ramène à Bade en 1870. La guerre étant déclarée, nous avons filé sur Genève, moi le cœur rempli d’amertume et de projets de revanche. Tous les jours avant de me coucher, je récitais tout bas cette prière supplémentaire :

— Mon Dieu, faites que je n’aie jamais la petite vérole, que je sois jolie, que j’aie une belle voix, que je sois heureuse en ménage et que maman vive longtemps !

À Genève, nous avons logé à l’hôtel de la Couronne, au bord du lac. On m’a donné un professeur de dessin qui a apporté des modèles à copier : des petits chalets où les fenêtres étaient dessinées comme des troncs d’arbres et qui ne ressemblaient pas aux vraies fenêtres des vrais chalets. Aussi n’en ai-je pas voulu, ne comprenant pas qu’une fenêtre fût faite ainsi. Alors le vieux bonhomme m’a dit de copier la vue de la fenêtre, tout bonnement, d’après nature. À ce moment nous avions quitté l’hôtel de la Couronne pour loger dans une pension de famille, et le mont Blanc était en face de nous. J’ai donc copié scrupuleusement ce que je voyais de Genève et du lac, et ça en est resté là, je ne sais plus pourquoi. À Bade on avait eu le temps de faire faire nos portraits d’après des photographies, et ces portraits m’ont paru laids et léchés dans leur effort d’être jolis…

Quand je serai morte, on lira ma vie que je trouve, moi, très remarquable. (Il n’aurait plus manqué qu’il en fût autrement !) Mais je hais les préfaces (elles m’ont empêchée de lire une quantité de livres excellents) et les avertissements des éditeurs. Aussi, j’ai voulu faire ma préface moi-même. On aurait pu s’en passer, si je publiais tout ; mais je me borne à me prendre à douze ans, ce qui précède est trop long. Je vous donne, du reste, des aperçus suffisants dans le courant de ce journal. Je reviens en arrière souvent à propos de n’importe quoi.

Si j’allais mourir comme cela, subitement, prise d’une maladie !… Je ne saurai peut-être pas si je suis en danger ; on me le cachera, et, après ma mort, on fouillera dans mes tiroirs ; on trouvera mon journal, ma famille le détruira après l’avoir lu et il ne restera bientôt plus rien de moi, rien… rien… rien !… C’est ce qui m’a toujours épouvantée. Vivre, avoir tant d’ambition, souffrir, pleurer, combattre et, au bout, l’oubli !… l’oubli… comme si je n’avais jamais existé. Si je ne vis pas assez pour être illustre, ce journal intéressera les naturalistes ; c’est toujours curieux, la vie d’une femme, jour par jour, sans pose, comme si personne au monde ne devait jamais la lire et en même temps avec l’intention d’être lue ; car je suis bien sûre qu’on me trouvera sympathique… et je dis tout, tout, tout. Sans cela, à quoi bon ? Du reste, cela se verra bien que je dis tout…


Paris, 1er mai 1884.