Journal de Marie Bashkirtseff/1/1873

G. Charpentier et Cie (Tome premierp. 15-54).
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JOURNAL
DE
MARIE BASHKIRTSEFF



1873


Janvier (à l’âge de 12 ans). — Nice, promenade des Anglais,
Villa Acqua-Viva.


La tante Sophie joue, au piano, des airs petits-russiens, et cela m’a rappelé notre campagne, j’y suis toute transporțée et quels souvenirs puis-je avoir de là, si ce n’est de la pauvre grand’maman ? Les larmes me viennent aux yeux ; elles sont dans les yeux et vont couler à l’instant ; elles coulent déjà… Pauvre grand’maman ! Comme je suis malheureuse de ne t’avoir plus ici ! comme tu m’aimais, et moi aussi ! mais j’étais un peu trop petite pour t’aimer comme tu le méritais ! Je suis tout émue de ce souvenir. Le souvenir de grand’maman est un souvenir respectueux, sacré, aimé, mais il n’est pas vivant. — Ô mon Dieu, donne-moi du bonheur dans la vie et je serai reconnaissante. Mais, que dis-je ? il me semble que je suis dans ce monde pour le bonheur : faites-moi heureuse, ô mon Dieu !

La tante Sophie joue toujours, les sons arrivent vers moi par intervalles et ils me pénètrent l’âme. Je n’apprends pas de leçons pour demain, c’est la fête de Sophie. Ô mon Dieu, donne-moi le duc de H… ! je l’aimerai et je le rendrai heureux ; je serai heureuse, moi aussi, je ferai du bien aux pauvres. C’est un péché de croire qu’on peut acheter les grâces de Dieu avec les bonnes œuvres, mais je ne sais comment m’exprimer.

J’aime le duc de H… et je ne puis lui dire que je l’aime, et si je le lui disais même, il n’y ferait pas attention. Quand il était ici, j’avais un but pour sortir, m’habiller, mais maintenant !… J’allais à la terrasse dans l’attente de le voir, de loin, pour une seconde au moins. Mon Dieu, soulage ma peine ; je ne puis te prier davantage, entends ma prière. Ta grâce est si infinie, ta miséricorde est si grande, tu as fait tant de choses pour moi ! Cela me fait de la peine de ne pas le voir à la promenade. Sa figure s’est distinguée parmi les figures vulgaires de Nice.

Mme Howard nous a invitées hier à passer le dimanche avec ses enfants. Nous étions sur le point de partir, quand Mme Howard est rentrée, et nous a dit qu’elle était chez maman et lui a demandé la permission de nous garder jusqu’au soir. Nous restâmes, et après le dîner nous allâmes au grand salon, qui était sombre, et les filles m’ont tellement priée de chanter, elles se sont mises à genoux, les enfants de même ; nous avons beaucoup ri ; j’ai chanté : « Santa Lucia » « Le soleil s’est levé », et quelques roulades. Ils étaient tous tellement extasiés qu’ils se sont mis à m’embrasser affreusement : oui, c’est le mot. Si je pouvais produire le même effet sur le public, je me serais mise sur la scène aujourd’hui même.

C’est une si grande émotion d’être admirée pour quelque chose de plus que la toilette ! Vraiment, de ces paroles admiratives des enfants, je suis toute ravie. Que serait-ce donc si j’étais admirée par d’autres ?…

Je suis faite pour des triomphes et des émotions ; donc le mieux que j’ai à faire, c’est de me faire cantatrice. Si le bon Dieu veut me conserver, fortifier et agrandir la voix, là, je puis avoir le triomphe dont j’ai soif. Là, je puis avoir la satisfaction d’être célèbre, connue, admirée ; et c’est par là que je puis avoir celui que j’aime. Rester comme je suis, j’ai peu d’espoir qu’il m’aime, il ignore mon existence. Mais quand il me verra entourée de gloire et de triomphe !… Les hommes sont ambitieux… Et je puis être reçue dans le monde, parce que je ne serai pas une célébrité sortie d’un débit de tabac ou d’une rue sale. Je suis noble, je n’ai pas besoin de faire quelque chose, mes moyens me le permettent, donc j’aurai encore plus de gloire et de facilité à m’élever. Comme cela ma vie sera parfaite. Je rêve la gloire, la célébrité, être connue partout !

En paraissant sur la scène, voir ces milliers de personnes qui attendent avec un battement de cœur le moment où vous chanterez. Savoir, en les voyant, qu’une note de votre voix les met tous à vos pieds. Les regarder d’un regard fier (je puis tout) ; voilà ce que je rêve, voilà ma vie, voilà mon bonheur, voilà mon désir. Et alors, étant entourée de tout cela, Mgr le duc de H… viendra comme les autres se prosterner à mes pieds, mais il n’aura pas la même réception que les autres. Cher, tu seras ébloui de ma splendeur, et tu m’aimeras ; tu verras le triomphe dont je serai entourée, et c’est vrai, tu n’es digne que d’une femme comme j’espère l’être. Je ne suis pas laide, je suis même jolie, oui, plutôt jolie. Je suis extrêmement bien faite, comme une statue, j’ai d’assez beaux cheveux, j’ai une manière de coquetterie très bonne, je sais me comporter avec les hommes.

Je suis honnête, et jamais je ne donnerai un baiser à un autre homme que mon mari, et je puis me vanter de quoi ne peuvent pas toujours les petites filles de douze à quatorze ans, de n’avoir jamais été embrassée, ni d’avoir embrassé quelqu’un. — Alors une jeune fille qu’il verra au plus haut point de la gloire que peut obtenir une femme, l’aimant d’un amour ferme depuis son enfance, étant honnête et pure, cela l’étonnera, il voudra m’avoir à tout prix, et m’épousera par orgueil. Mais, que dis-je ? pourquoi ne puis-je admettre qu’il peut m’aimer ? Ah ! oui, avec l’aide de Dieu. Dieu m’a fait trouver le moyen d’avoir celui que j’aime… Merci, ô mon Dieu, merci !


Vendredi 14 mars. — Ce matin, j’entends un bruit de voitures dans la rue de France ; je regarde et je vois le duc de H., à quatre chevaux, allant du côté de la promenade. Ô mon Dieu, s’il est ici, il prendra part au tir aux pigeons en avril ; j’irai absolument !

Aujourd’hui j’ai vu encore le duc de H… Personne ne se tient comme lui ; il a l’air tout à fait d’un roi quand il est dans sa voiture.

À la promenade, j’ai vu plusieurs fois G…[1] en noir ; elle est belle, pas tant elle que sa coiffure ; son entourage, est parfait, il n’y manque rien. Tout est distingué, riche, magnifique ; vraiment on la prendrait pour une grande dame. Il est naturel que tout cela contribue à sa beauté : — sa maison avec des salons, des petits coins avec une lumière douce venant à travers des draperies ou des feuillages verts ; elle-même coiffée, habillée, soignée comme on ne peut mieux, assise dans un salon magnifique, comme une reine, où tout est accommodé et arrangé pour la rendre le mieux possible. Il est tout naturel qu’elle plaise et qu’il l’aime. Si j’avais tout son entourage, je serais encore mieux. Je serais heureuse avec mon mari, car je ne me négligerais point, je me soignerais pour lui plaire comme je me soignais quand je voulais lui plaire pour la première fois. D’ailleurs, je ne comprends pas comment un homme et une femme, tant qu’ils ne sont pas mariés, peuvent s’aimer toujours et tâchent de se plaire sans cesse, puis se négligent après le mariage…

Pourquoi se faire une idée qu’avec le mot mariage, tout passe et qu’il ne reste que la froide et réservée amitié ? Pourquoi profaner le mariage, en se représentant la femme en papillotes, en peignoir, avec du cold-cream sur le nez et cherchant à obtenir de son mari de l’argent pour ses toilettes ?…

Pourquoi la femme se négligerait-elle devant l’homme pour lequel elle doit se soigner le plus ?

Je ne vois pas pourquoi on traiterait son mari en animal domestique, et pourquoi, tant qu’on n’est pas mariée, on veut plaire à cet homme ? Pourquoi ne resterait-on pas toujours coquette avec son mari et ne le traiterait-on pas comme un étranger qui vous plaît ? Avec la différence qu’à un étranger on ne doit rien permettre de trop. Est-ce que c’est parce qu’on peut s’aimer ouvertement, et parce que ce n’est pas un crime, et parce que le mariage est béni par Dieu ? Est-ce parce que ce qui n’est pas défendu n’est rien ? et parce qu’on ne trouve du plaisir que dans les choses défendues et cachées ? Mon Dieu, cela ne doit pas être ainsi ; je comprends bien autrement tout cela !

Je force ma voix pour chanter, et je l’abîme, et c’est pour cela que j’ai juré à Dieu de ne plus chanter (serments que j’ai cent fois violés) jusqu’à ce que je prenne des leçons, et je l’ai prié de me purifier, agrandir et fortifier la voix. Pour m’empêcher de chanter, j’y mets une condition terrible, c’est que si je chante, je perdrai la voix. C’est affreux ; mais je ferai tout pour accomplir cette promesse.


Vendredi 30 décembre. — Aujourd’hui, une robe antédiluvienne, ma petite jupe et casaque en velours noir, par-dessus, la tunique et la jaquette sans manches de Dina, cela fait très bien. Je crois que c’est parce que je sais porter la robe et que j’ai la tournure élégante, (j’avais l’air d’une petite vieille). On m’a beaucoup regardée, Je voudrais savoir pourquoi on me regarde, si c’est parce que je suis drôle ou jolie. Je paierais cher celui qui me dirait la vérité. J’ai envie de demander à quelqu’un (à un jeune homme) si je suis jolie. J’aime toujours croire aux bonnes choses et j’aime croire que c’est plutôt parce que je suis jolie. Je me trompe peut-être ; mais si c’est une illusion, j’aime mieux la garder, parce qu’elle est flatteuse. Que voulez-vous ? dans ce monde, il faut tourner les choses au mieux possible ? La vie est si belle et si courte !

Je pense à ce que va faire mon frère Paul quand il sera grand. Quelle profession ? car il ne peut pas passer sa vie comme bien des gens : se promener avant, puis se jeter dans le monde de joueurs et de cocottes, fi ! D’ailleurs il n’en a pas le moyen, je lui écrirai tous les dimanches des lettres raisonnables, pas des conseils, non ; mais en camarade. Enfin, je saurai m’y prendre, et, avec l’aide de Dieu, j’aurai quelque influence sur lui, car il doit être un homme.

J’étais si préoccupée que j’ai presque oublié (quelle honte !) l’absence du Duc !… il me semble qu’un si grand abîme nous sépare, surtout si nous allons en Russie, en été ! On parle de cela sérieusement. Comment puis-je croire que je l’aurai ? Il ne pense pas à moi plus qu’à la neige de l’hiver dernier ; je n’existe pas pour lui. Restant encore à Nice l’hiver, je puis espérer ; mais il me semble qu’avec le départ pour la Russie toutes mes espérances s’envolent ; tout ce que je croyais possible s’évanouit ; je sens une douleur lente et calme qui est affreuse, je perds tout ce que je croyais possible. Je suis dans un moment de douleur le plus grand, c’est un changement de tout mon être. Comme c’est étrange ! je pensais tout à l’heure à la gaieté du tir, et maintenant j’ai les plus tristes idées imaginables dans la tête.

Je suis brisée par ces pensées. Ô mon Dieu, à la pensée qu’il ne m’aimera jamais, je meurs de douleur ! Je n’ai plus d’espoir, j’étais folle de désirer des choses aussi impossibles. Je voulais du trop beau ! Ah ! mais, non, je ne dois pas me laisser aller. Comment ! j’ose me désespérer ainsi ! N’y a-t-il pas Dieu, qui peut tout, qui me protège ? Comment, j’ose penser de cette façon ? n’est-il pas partout, toujours à veiller sur nous ? Lui peut tout, Lui est tout-puissant ; pour Lui, il n’y a ni temps, ni distance. Je puis être au Pérou et le duc en Afrique et, s’il le veut, il nous réunira. Comment ai-je pu admettre une minute une pensée désespérée, comment ai-je pu pour une seconde oublier sa divine bonté ? Est-ce parce qu’il ne me donne pas tout de suite ce que je désire que j’ose le nier ? Non, non, il est plus miséricordieux, il ne laissera pas ma belle âme se déchirer par des doutes criminels.

Ce matin, j’ai montré à Mlle Colignon (ma gouvernante) un charbonnier, en lui disant : Regardez comme cet homme ressemble au duc de H… Elle m’a dit en souriant : « Quelle bêtise ! » Cela m’a fait un plaisir immense de prononcer son nom. Mais je vois que, quand on ne parle à personne de celui qu’on aime, cet amour est plus fort, tandis que si on en parle constamment (ce n’est pas là mon cas) l’amour devient moins fort ; c’est comme un flacon d’esprit : s’il est bouché, l’odeur est forte, tandis que s’il est ouvert, elle s’évapore. C’est justement ce qu’est mon amour, plus fort, car je n’en entends jamais parler, je n’en parle jamais moi-même, je le garde tout entier pour moi.

Je suis d’une humeur si triste ; je n’ai aucune idée positive de mon avenir, c’est-à-dire que je sais ce que je voudrais, mais je ne sais pas ce que j’aurai. Comme j’étais gaie l’hiver dernier ! tout me souriait, j’avais de l’espoir. J’aime une ombre que je ne pourrai peut-être jamais avoir. Je suis désolée avec mes robes, j’en ai pleuré. Je suis allée avec ma tante chez deux couturières ; mais c’est mauvais. J’écrirai à Paris, je ne peux supporter les robes d’ici, cela me rend trop misérable.

Le soir, à l’église ; c’est le premier jour de notre semaine sainte, j’ai fait mes dévotions.

Je dois dire que je n’aime pas bien des choses dans ma religion, mais ce n’est pas à moi de la réformer. Je crois en Dieu, au Christ, à la sainte Vierge, je prie Dieu tous les soirs et je ne veux pas m’occuper de quelques bagatelles qui ne font rien à la vraie religion, à la vraie croyance.

Je crois en Dieu, et il est bon pour moi et il me donne plus que le nécessaire. Oh ! s’il me donnait ce que je désire tant ! le bon Dieu aura pitié de moi ; bien que je puisse me passer de ce que je demande, je serais si heureuse si le duc faisait attention à moi et je bénirais Dieu.

Je dois écrire son nom, car si je reste sans le dire à personne, sans même l’écrire ici, je ne pourrai plus vivre. Je craquerai, parole d’honneur ! Cela soulage la peine, quand, au moins, on l’écrit.

À la promenade, je vois une voiture à volonté avec un jeune homme, grand, mince, brun ; je crois reconnaître quelqu’un. Je pousse un cri de surprise : oh ! caro H…! On me demande : qu’est-ce ? et je dis que Mlle Colignon m’a marché sur le pied.

Il n’a rien de son frère ; tout de même, je suis contente de le voir. Oh ! si on faisait sa connaissance au moins, car, par lui, on pourrait connaître le duc ! J’aime celui-là comme mon frère, je l’aime, parce qu’il est son frère. À dîner, Walitsky dit tout à coup : « H… » J’ai rougi, j’étais confuse, je suis allée vers l’armoire. Maman m’a reproché ce cri, en disant que ma réputation, etc., etc., que ce n’était pas bien. Je crois qu’elle devine un peu, car toutes les fois qu’on dit : « H… », je rougis, ou je sors brusquement de la chambre. Elle ne me gronde pas.

On est assis dans la salle à manger à causer tranquillement, me croyant occupée à étudier. Ils ignorent ce qui se passe en moi et ne savent pas ce que sont mes pensées maintenant. Je dois être ou la duchesse de H…, c’est ce que je désire le plus (car Dieu voit combien je l’aime), ou une célébrité sur la scène ; mais cette carrière ne me sourit pas comme l’autre. C’est sans doute flatteur de recevoir les hommages du monde entier, depuis le plus petit jusqu’aux souverains de la terre, mais l’autre !… Oui, j’aurai celui que j’aime, c’est tout un autre genre et je le préfère.

Grande dame, duchesse, j’aime mieux être parmi la société que d’être la première parmi les célébrités du monde, car alors je suis dans un autre monde.


6 mai. — Maman est levée et Mlle C… aussi, car elle était malade. Après la pluie, il faisait si beau, si frais et les arbres étaient si beaux éclairés, par le soleil, que je ne pouvais aller étudier, d’autant plus qu’aujourd’hui j’ai du temps. Je suis allée au jardin, j’ai posé ma chaise près de la fontaine, j’avais un si splendide tableau, car cette fontaine est entourée de grands arbres ; on ne voit ni le ciel, ni la terre. On voit une espèce de ruisseau et des rochers couverts de mousse et tout autour des arbres de différentes espèces, éclairés par le soleil. Le gazon vert, vert et mou, vraiment j’avais envie de me rouler dedans. Cela formait comme un bosquet, si frais, si mou, si vert, si beau, qu’en vain je voudrais en donner une idée, je ne le pourrais pas. Si la villa et le jardin ne changent pas, je l’amènerai ici pour lui montrer l’endroit où j’ai tant pensé à lui. Hier soir, j’ai prié Dieu, je l’ai imploré, et quand je suis arrivée au moment où je demande de faire sa connaissance, de me l’accorder, j’ai pleuré à genoux. Trois fois déjà il m’a entendue et m’a exaucée : la première fois, je demandais un jeu de croquet, et ma tante me l’apporta de Genève ; la deuxième fois, je demandais son aide pour apprendre l’anglais, j’ai tant prié, tant pleuré, et mon imagination était tellement excitée qu’il m’a semblé voir une image de la Vierge dans le coin de la chambre, qui me promettait. Je pourrais même reconnaître l’image…

J’attends Mlle Colignon pour la leçon depuis une heure et demie, et c’est tous les jours comme cela. Et maman me fait des reproches, et ne sait pas que j’en suis chagrinée, que je suis brûlée dans l’intérieur par la colère, l’indignation ! Mlle C… manque les leçons, elle me fait perdre mon temps.

J’ai treize ans ; si je perds le temps, que deviendrai-je ?

Mon sang bout, je suis toute pâle, et par moments le sang me monte à la tête, mes joues brûlent, mon cœur bat, je ne puis rester en place, les larmes me pressent le cœur, je parviens à les retenir, et j’en suis plus malheureuse ; tout cela ruine ma santé, abîme mon caractère, me fait irritable, impatiente. Les gens qui passent tranquillement leur vie, cela se voit sur la figure, et moi qui suis à chaque instant irritée ! c’est-à-dire que c’est toute ma vie qu’elle me vole en me volant mes études.

À seize, dix-sept ans, viendront d’autres pensées, et maintenant c’est le temps pour étudier ; c’est heureux que je ne sois pas une petite fille enfermée dans un couvent et qui, en sortant, se jette comme une folle au milieu des plaisirs, croit à tout ce que lui disent les fats à la mode et, en deux mois, se trouve désillusionnée, désappointée.

Je ne veux pas qu’on croie qu’une fois fini d’étudier ; je ne ferai que danser et m’habiller ; non. Mais ayant fini les études de l’enfant, je m’occuperai sérieusement de peinture, de musique, de chant. J’ai du talent pour tout cela et beaucoup ! — Comme cela soulage d’écrire ! je suis plus calme. Non seulement tout cela nuit à ma santé, mais à mon caractère, à ma figure. Cette rougeur qui me vient, mes joues brûlent comme du feu, et, quand le calme revient, elles ne sont plus ni fraîches ni roses… Cette couleur qui devrait être toujours sur ma figure me fait pâle et chiffonnée, c’est la faute de Mlle C… car l’agitation qu’elle cause fait cela ; j’ai même des petits maux de tête après avoir brûlé comme cela. Maman m’accuse ; elle dit que c’est ma faute si je ne parle pas anglais ; comme cela m’outrage !

Je pense que s’il va lire un jour ce journal, il le trouvera bête, et surtout mes déclarations d’amour ; je les ai tant répétées, qu’elles ont perdu toute leur force.

Mme Savelieff est mourante ; nous allons, cher elle ; il y a deux jours qu’elle est sans connaissance et ne parle plus. Dans sa chambre, il y a la vieille Mme Paton. Je regardais le lit, et d’abord je n’ai rien vu et cherchais des yeux la malade ; puis, j’ai vu sa tête, mais elle a tellement changé que d’une femme forte elle est devenue presque maigre, la bouche ouverte, les yeux voilés, la respiration difficile. On parlait à voix basse, elle ne faisait aucun signe ; les médecins disent qu’elle ne sent rien ; mais moi, je crois qu’elle entend tout et comprend tout autour d’elle, mais ne peut ni crier, ni rien dire ; quand maman l’a touchée, elle a poussé un gémissement. Le vieux Savelieff nous a rencontrées sur l’escalier et, fondant en larmes, il prit la main de maman en sanglotant, et lui dit : « Vous êtes vous-même malade, vous ne vous soignez pas, voyez-vous, pauvre ! » Puis je l’ai embrassé en silence. Puis est arrivée sa fille ; elle s’est jetée sur le lit, appelant sa mère ! Il y a cinq jours qu’elle est dans cet état. Voir sa mère mourir de jour en jour ! Je suis allée avec le vieux dans une autre chambre. Comme il a vieilli en quelques jours ! Tout le monde a une consolation, sa fille a ses enfants, mais lui, seul ! ayant vécu avec sa femme trente ans, c’est quelque chose ! A-t-il bien ou mal vécu avec elle ? mais l’habitude fait beaucoup. Je suis retournée plusieurs fois auprès de la malade. La femme de charge est tout éplorée ; c’est bien de voir dans une domestique un si grand attachement pour sa maîtresse. Le vieux est devenu presque un enfant.

Ah ! quand on pense comme l’homme est misérable ! Chaque animal peut, quand cela lui plaît, faire la figure qu’il veut ; il n’est pas obligé de sourire quand il a envie de pleurer. Quand il ne veut pas voir ses semblables, il ne les voit pas, et l’homme est l’esclave de tout et de tous ! Et cependant moi-même je m’inflige cela, j’aime à aller, j’aime qu’on vienne.

C’est la première fois que je vais contre mon désir, et combien de fois serai-je obligée, ayant envie de pleurer, serai-je forcée de sourire, et c’est moi-même qui me suis choisi cette vie, cette vie mondaine ! Ah ! mais, alors je n’aurai plus de chagrin quand je serai grande ; quand il sera avec moi, je serai toujours gaie…

Mme Savelieff est morte hier soir. Moi et maman, nous allâmes chez elle. Il y avait là beaucoup de dames. Que dire de cette scène ? douleur à droite, douleur à gauche, douleur au plafond, douleur au plancher, douleur dans la flamme de chaque cierge, douleur dans l’air même. Mme Paton, sa fille, a eu une crise ; tout le monde pleurait. Je lui ai embrassé les mains, je l’ai menée et assise à côté de moi, je voulais lui dire quelques mots de consolation, mais je ne pouvais pas. Et quelles consolations ! le temps seul ! Et puis je trouvais toutes les consolations banales et bêtes, je dis que le plus à plaindre était le vieux qui restait seul ! seul !! seul !!! Ah ! mon Dieu, que faire ? Je dis que tout doit finir. Voilà mon raisonnement. Mais si quelqu’un des nôtres mourait, je ne le mettrais pas en pratique. Aujourd’hui, j’ai eu une grande discussion avec mon professeur de dessin, M. Binsa : je lui ai dit que je voulais étudier sérieusement, commencer par le commencement ; que ce que je faisais ne m’apprenait rien, que c’est du temps perdu, que je veux dès lundi commencer le dessin. Ce n’est pas de sa faute s’il ne me faisait pas étudier comme il faut. Il a cru qu’avant lui j’ai pris des leçons et que j’avais fait tous les yeux, bouches, etc., et ce dessin qu’on lui a montré est le premier dessin que j’aie fait de ma vie et par moi-même.

Voici une journée qui se sépare un peu des autres jours si monotones et si toujours les mêmes. À la leçon, je demandai une explication d’arithmétique à Mlle C… Elle m’a dit que je dois comprendre moi-même. Je lui ai fait remarquer que les choses que je ne sais pas, on doit me les expliquer. « Il n’y a pas de doit ici ! » me dit-elle — Il y a un doit partout, lui ai-je répondu. — Attendez une minute, je vais tâcher de comprendre ce premier avant de passer à l’autre. » Je lui répondais d’un ton extra calme, elle enrageait de ne pouvoir trouver rien de grossier dans mes paroles. Elle vole mon temps ; voilà quatre mois de ma vie de perdus… C’est facile à dire : Elle est malade ; mais pourquoi me faire du tort ? Elle abîme mon bonheur futur en me faisant ainsi perdre mon temps. Toutes les fois que je lui demande une explication, elle me répond d’un ton grossier ; je ne veux pas qu’on me parle ainsi ; elle est un peu enragée, surtout étant malade, cela la rend insupportable. Dans les occasions où je suis très irritée, même fâchée, il me vient un calme surnaturel. Ce ton l’a irritée, elle s’attendait à une explosion de mon côté. — « Vous avez treize ans, comment osez-vous ?… — Justement, mademoiselle, si vous dites que j’ai treize ans, je ne veux pas qu’on me parle de la sorte ; ne criez pas, je vous prie. » Elle est partie, comme une bombe, à dire toutes sortes de malhonnêtetés. Pour tout, je lui répondais placidement, elle n’en enrageait que plus. — « C’est la dernière leçon que je vous donne ! — Oh ! tant mieux ! » dis-je. Au moment où elle quittait la chambre ! j’ai poussé un soupir, comme lorsqu’on est délivré d’une centaine de livres qui étaient sur votre cou ! Je suis sortie satisfaite pour aller chez maman. Elle court dans le corridor, et elle recommence. Je continue ma tactique et ne fais pas attention. Nous avons fait le chemin du corridor à la chambre ensemble, elle comme une furie, et moi d’un air des plus imperturbables. Je suis allée chez moi, et elle a demandé à parler à maman…

Cette nuit, j’ai eu un horrible rêve : Nous étions dans une maison que je connais pas, quand tout à coup, moi ou je ne sais qui, je ne m’en souviens pas, regarde par la fenêtre : je vois le soleil qui s’agrandit, et couvre presque la moitié du ciel, mais il n’est pas brillant et n’échauffe pas. Puis, il se divise, un quart disparaît, le reste se divise en changeant de couleur, nous sommes aurifiés ; puis, il se couvre à moitié d’un nuage, et tout le monde s’écrie : « Le soleil s’est arrêté ! » Comme si sa fonction naturelle était de tourner. Il est resté quelques instants immobile, mais pâle ; puis, toute la terre est devenue étrange ; ce n’est pas qu’elle ait chancelé, je ne puis exprimer ce que c’est, cela n’existe pas dans ce que nous voyons tous les jours. Il n’y a pas de parole pour exprimer ce que nous ne comprenons pas. Puis encore il s’est mis à tourner comme deux, l’une dans l’autre, c’est-à-dire que le soleil clair était couvert par instants d’un nuage aussi rond que lui. Le trouble était général ; je me demandais si c’était la fin du monde ; mais je voulais croire que ce n’était que pour un moment. Maman n’était pas avec nous, elle arriva dans une espèce d’omnibus et semblait ne pas être effrayée. Tout était étrange ; cet omnibus n’était pas comme les autres. Puis, je me mis à regarder mes robes ; nous emballions nos affaires dans une petite malle. Mais à l’instant tout recommence. C’est la fin du monde, et je me demande comment Dieu ne m’en a rien dit, et je me demande comment je suis digne d’assister à ce jour, vivante. Tout le monde a peur, et nous nous mettons en voiture avec maman, et nous retournons je ne sais où…

Que veut dire ce rêve ? Est-il envoyé de Dieu pour m’avertir de quelque grand événement ou est-ce simplement nerveux ?

Mlle C… part demain. C’est tout de même un peu triste ; même un chien avec lequel on a vécu nous fait de la peine en partant. Malgré les relations, bonnes ou mauvaises, j’ai un ver dans le cœur.

En passant devant la villa de Gioia, la petite terrasse à droite attira mon attention. C’est là que l’année dernière, en allant aux courses, je le vis assis avec elle. Il était assis de sa manière habituelle, noble et légère en même temps, un gâteau à la main. Je me souviens si bien de toutes ces bagatelles !

En passant nous l’avons regardé ; lui aussi. Il est le seul dont maman parle, elle l’aime beaucoup et j’en suis charmée. Elle a dit « Vois, si H… mange des gâteaux, c’est tout naturel, il est chez lui. » Je ne m’étais pas encore rendu compte de cette espèce de trouble en moi en le voyant. Maintenant seulement je comprends et je me souviens des moindres détails le concernant, des moindres paroles prononcées par lui.

Quand Remi vint me dire, aux courses de Bade, qu’il venait de parler au duc de H…, mon cœur eut une secousse que je ne compris pas. Puis quand, à ces mêmes courses, la Gioia était assise à côté de nous et parlait de lui, j’écoutais à peine. Oh ! combien n’aurais-je pas donné pour les entendre aujourd’hui, ces paroles ! Puis, lorsque j’ai passé devant les magasins anglais, il était là, il me regardait ayant l’air de dire : « Comme elle est drôle, cette fillette, qu’est-ce qu’elle s’imagine ? » d’un air moqueur… Il avait raison alors, j’étais très drôle, avec mes petites robes de soie, j’étais ridicule ! Je ne le regardais pas. Puis enfin, toutes les fois que je le rencontrais, mon cœur donnait un coup si fort dans ma poitrine que cela me faisait mal. Je ne sais si quelqu’un a éprouvé cela ; mais j’ai peur que mon cœur batte si fort et qu’on l’entende ; autrefois je croyais que le cœur n’est qu’un morceau de chair ; mais je vois qu’il communique avec l’esprit.

Je comprends maintenant quand on dit : « Mon cœur a battu. » Avant, au théâtre, quand on le disait, j’y pensais sans attention ; maintenant je reconnais les émotions que j’ai éprouvées.

Le cœur est un morceau de chair qui communique par une petite ficelle avec le cerveau qui à son tour reçoit les nouvelles des yeux ou des oreilles, et tout cela fait que c’est le cœur qui vous parle, parce que la petite ficelle s’agite et le fait battre plus qu’à l’ordinaire, et fait monter le sang à la figure.

Le temps passe comme une flèche. Le matin, j’étudie un peu ; le piano à deux heures. L’Apollon du Belvédère que je vais copier a un peu de ressemblance avec le duc ; quand on le regarde surtout, l’expression, c’est très ressemblant. La même manière de porter la tête, et le nez comme le sien.

Mon professeur de musique Manote est très content de moi ce matin. J’ai joué une partie du Concerto en sol mineur de Mendelssohn sans une seule faute. Le lendemain à l’église Russe, la Trinité. L’église était tout ornée de fleurs et de verdure. On a fait des prières où le prêtre priait pour le pardon des péchés, il les énumérait tous ; puis il a prié à genoux. Tout ce qu’il disait s’appliquait si bien à moi, que je suis restée immobile, écoutant et secondant cette prière.

J’ai prié pour la deuxième fois si bien à l’église : la première, c’est le jour de l’an. La messe est devenue si banale et puis les choses qu’on y dit ne sont pas celles de tous les jours, de tout le monde. Je vais à la messe ; puis je ne prie pas. Les prières et les hymnes qu’on chante ne répondent pas à ce que disent mon cœur et mon âme. Ils m’empêchent de prier en liberté, tandis que ces Te Deum, où le prêtre prie pour tout le monde, où chacun trouve quelque chose à s’appliquer, me pénètrent.

PARIS. — Enfin j’ai trouvé ce que j’ai désiré, sans savoir quoi. Vivre, c’est Paris !… Paris, c’est vivre. Je me martyrisais parce que je ne savais pas ce que je voulais, maintenant je vois devant moi, je sais ce que je veux ! Déménager de Nice à Paris, avoir un appartement, le meubler, avoir des chevaux comme à Nice. Entrer dans la société par l’ambassadeur de Russie ; voilà, voilà ce que je veux. Comme on est heureux quand on sait ce qu’on veut ! Mais voici une idée qui me déchire, c’est que je crois que je suis laide ! C’est affreux !

Nous sommes allées chez le photographe Valéry, 9, rue de Londres ; là je vois la photographie de G… Comme elle est belle ! Mais dans dix ans elle sera vieille, dans dix ans, je serai grande ; je pourrais être plus belle, si j’étais plus grande. J’ai posé huit fois, le paragraphe a dit : « Si cette fois cela réussit, je serai content. » Nous sortons sans savoir le résultat.

Après la dernière promenade en ville, nous arrivons à temps et nous partons.

Un orage éclate ; les éclairs sont terribles, parfois ils tombent sur la terre au loin, et laissent une ligne argentée sur le ciel, mais étroite comme une chandelle romaine.

Nice. — Je regarde Nice comme un exil ; surtout je dois m’occuper de régler les jours, les heures des professeurs. Lundi je recommence mes études si infernalement interrompues par Mlle Colignon.

Avec l’hiver viendra le monde, avec le monde la gaieté. Ce ne sera plus Nice, mais un petit Paris, et les courses ! Nice a son bon côté. Tout de même les six ou sept mois qu’il faut passer me semblent une mer qu’il faut traverser et sans quitter des yeux le phare qui me guide. Je n’espère pas aborder, non, je n’espère que voir cette terre, et la seule vue me donnera du caractère, de la force pour vivre jusqu’à l’année prochaine. Et après ? Et après !… ma foi, je n’en sais rien !… mais j’espère, je crois en Dieu, en sa bonté divine, voilà pourquoi je ne perds pas courage.

« Celui qui habite sous sa protection trouvera son repos dans la clémence du Tout-Puissant. Il te couvrira de ses ailes ; sous leur appui, tu seras en sûreté, sa vérité te servira de bouclier, tu ne craindras ni les flèches qui parcourent les airs pendant la nuit, ni les fléaux pendant le jour ! »

Je ne puis exprimer combien je suis émue et combien je reconnais la bonté de Dieu envers moi.

Maman est couchée et tous nous sommes autour d’elle, lorsque le docteur, revenant de chez les Paton, dit qu’Abramowich est mort ! C’est terrifiant, incroyable, étrange !… Je ne peux pas croire qu’il soit mort. On ne peut pas mourir quand on est charmant, aimable. Il me semble toujours que l’hiver il reviendra avec sa fameuse pelisse et son plaid. C’est affreux, la mort ! Vraiment, je suis très fâchée de sa mort. Il y a donc des G…, des S… qui vivent et un jeune homme comme Abramowich meurt ! Tout le monde en est consterné, même Dina a laissé échapper une exclamation ! Je m’empresse d’écrire une lettre à Hélène Howard. Tout le monde est dans ma chambre lorsque cette triste nouvelle arrive.


9 juin. — J’ai commencé l’étude du dessin ; je me sens fatiguée, molle, incapable de travailler. Les étés à Nice me tuent, il n’y a personne, je suis prête à pleurer, enfin je souffre. On ne vit qu’une fois. Passer un été à Nice, c’est perdre la moitié de la vie. Je pleure maintenant, une larme est tombée sur le papier. Oh ! si maman et les autres savaient combien cela me coûte de rester ici, ils ne me garderaient pas dans cet AFFREUX désert. Rien ne me préoccupe de lui, il y a si longtemps que je n’en ai entendu parler ! Il me semble mort. Et puis, je suis dans un brouillard ; le passé, je me le rappelle à peine, le présent me semble hideux… Je suis toute changée, la voix enrouée, je suis laide ; avant, en me réveillant, j’étais rose et fraîche… Mais qu’est-ce qui me ronge ainsi ? Que m’est-il arrivé, que m’arrivera-t-il ?

On a loué la villa Bacchi. À dire vrai, c’est une peine énorme de demeurer là ; pour le bourgeois, ça va, mais pour nous !… Moi, je suis aristocrate. J’aime mieux un gentilhomme ruiné qu’un bourgeois riche, je vois plus de charme dans du vieux satin ou de la dorure noircie par le temps, des colonnes et des ornements passés, que dans des garnitures riches, sans goût et se jetant aux yeux. Un vrai gentilhomme ne mettra pas son amour-propre à avoir des bottes brillantes, bien cirées et des gants collants. Non que la mise doive être négligée, non !… Mais entre le négligé noble et le négligé pauvre il y a si grande différence !

Nous quittons cet appartement, je le regrette beaucoup, non parce qu’il est commode et beau, mais parce qu’il est un ancien ami, que j’y suis habituée. Quand je pense que je ne verrai plus mon cher cabinet d’études ! J’y ai tant pensé à lui ! Cette table sur laquelle je m’appuie et sur laquelle j’écrivais tous les jours tout ce qu’il y a de plus doux et de plus sacré dans mon âme ! Ces murs où mon regard se promenait en voulant les percer et aller loin, loin ! Dans chaque fleur du papier, je le voyais ! Combien de scènes je m’imaginais dans ce cabinet, où il jouait le principal rôle. Il me semble qu’il n’y a pas au monde une seule chose à laquelle je n’aie pensé dans cette petite chambre, en commençant par les plus simples jusqu’aux plus bizarres.

Le soir, Paul, Dina et moi, nous restons ensemble, puis je suis restée seule. La lune éclairait ma chambre et je n’ai pas allumé les bougies. Je suis sortie sur la terrasse et j’entendis des sons lointains, de violons, guitares et harmoniflûtes ; je suis rentrée vite et me suis mise à la fenêtre pour mieux écouter. C’était un trio charmant. Il y a longtemps que je n’ai écouté de la musique avec tant de plaisir. Dans un concert, on est plus occupé à examiner le public qu’à écouter, mais ce soir, toute seule, au clair de la lune, j’ai dévoré, si je peux parler ainsi, cette sérénade, car c’en était une. Les jeunes gens Niçois nous ont joué une sérénade. On ne peut être plus galant. Malheureusement les jeunes gens à la mode ne veulent plus de ces amusements, ils préfèrent passer leur temps dans les cafés chantants ; tandis que la musique… Qu’y a-t-il au monde de plus noble que de chanter une sérénade comme dans l’ancienne Espagne ? Ma parole, après les chevaux, je passerais ma vie sous la fenêtre de ma belle et finalement à ses pieds.

Je voudrais tellement avoir un cheval ! maman me le promet, ma tante aussi. Le soir dans sa chambre, je suis venue de ma manière légère, pleine d’enthousiasme, je le lui ai demandé, elle m’a sérieusement promis. Je me couche tout heureuse. Tout le monde me dit que je suis jolie ; sur ma foi, devant moi-même je ne crois pas. Ma plume ne veut pas l’écrire. Je suis gentille seulement, parfois jolie, je suis heureuse !…

J’aurai un cheval ! A-t-on jamais vu une petite comme moi avec un cheval de course ? Je ferai fureur… Quelle couleur de jockey ? Gris et iris ? non, vert et rose tendre. Pour moi, un cheval ! Que je suis heureuse ! quelle créature je suis ! Comment ne pas verser de ma coupe trop pleine à des pauvres qui n’ont rien ?… Maman me donne de l’argent, j’en donnerai la moitié aux pauvres.

J’ai encore arrangé ma chambre, elle est plus jolie sans la table au milieu : j’ai mis plusieurs bagatelles, un encrier, une plume, deux vieux chandeliers de voyage, qui étaient depuis longtemps dans la boîte aux oublis.

Le monde, c’est ma vie ; il m’appelle, il m’attend, je voudrais courir vers lui. Je n’ai pas l’âge encore d’aller dans le monde. Mais il me tarde d’y être, pas, par le mariage, mais je voudrais que maman et ma tante secouassent leur paresse. — Pas le monde de Nice, mais de Pétersbourg, de Londres, de Paris ; c’est là où je pourrai facilement respirer, car les gênes du monde sont mes aises.

Paul n’a pas encore de goût, il ne comprend pas la beauté des femmes. Je lui ai entendu dire : Belles, de telles laideronnes ! Il faut que je lui donne des manières et des goûts. Je n’ai pas encore beaucoup d’influence sur lui, mais avec le temps j’espère… Maintenant, d’une façon à peine visible, je lui communique ma manière de voir, je lui donne des sentiments de la plus sévère moralité, sous une forme frivole ; cela amuse, et c’est bien. S’il se marie, il doit aimer sa femme, rien que sa femme. Enfin j’espère, si Dieu le permet, lui donner de bonnes idées.


Mardi 29 juillet. — Nous voilà parties pour Vienne ; le départ a été fort gai, en somme. J’étais, comme toujours, l’âme de la partie.

Depuis Milan le pays est adorable, si vert, si plat, qu’on peut étendre le regard jusqu’à l’infini, sans qu’on craigne qu’une montagne se mette comme un mur devant les yeux.

À la frontière autrichienne, comme je m’habillais à la hâte, on a ouvert la portière et le médecin nous a parfumées avec une poudre contre la maladie (que je n’ose pas nommer)[2]. Je me rendormis encore jusqu’à onze heures. Je n’osais rouvrir les yeux. Quelle verdure, quels arbres, quelles maisons propres, quelles gentilles Allemandes, comme les champs sont cultivés ! C’est charmant, délicieux, superbe. Je ne suis pas du tout, comme on dit, insensible aux beautés de la nature, mais au contraire. Je n’admire pas, sans doute, les roches arides, les oliviers pâles, le paysage mort ; mais j’admire les montagnes couvertes d’arbres, les plaines cultivées délicieusement ou couvertes d’un tapis de velours, avec des laboureurs ; des femmes, des paysages.

Ici, je ne pouvais me lasser d’être à la fenêtre et d’admirer. On va vite avec l’express, tout passe, tout fuit et tout est si beau ! voilà ce que j’admire de tout mon cœur. À huit heures, je me suis assise, car j’étais fatiguée ; à une station, des petites Allemandes viennent crier à nos oreilles : « Frisch Wasser ! Frisch Wasser ! » Dina a mal à la tête.

À propos, très souvent je tâche de savoir ce que j’ai en face de moi-même, mais bien caché, la vérité enfin. Car tout ce que je pense, tout ce que je sens, est seulement extérieur. Eh bien, je ne sais pas, il me semble qu’il n’y a rien. Comme, par exemple, quand je vois le duc, je ne sais si je le hais ou je l’adore ; je veux rentrer dans mon âme et je ne le puis. Lorsque j’ai à faire un difficile problème, je pense, je commence, il me semble que j’y suis ; mais au moment où je veux rassembler mes idées, tout s’en va, tout se perd, et ma pensée s’en va si loin ; que je m’étonne et je ne comprends rien. Tout ce que je dis n’est pas encore mon fond, je n’en ai pas. Je ne vis qu’en dehors. Rester ou aller, avoir ou n’avoir pas, m’est égal ; mes chagrins, mes joies, mes peines n’existent pas. Si je m’imagine seulement ma mère ou H… alors l’amour entre dans moi. Et encore ce dernier, non ; cela me paraît tellement incroyable que je n’y pense que dans les nuages ; je ne comprends rien.

Il y a des gens qui disent qu’un mari et une femme peuvent se permettre des distractions et s’aimer beaucoup.

C’est un mensonge ; on ne s’aime pas, car lorsqu’un jeune homme et une jeune fille sont amoureux l’un de l’autre, est-ce qu’ils peuvent penser aux autres ? Ils s’aiment et trouvent bien assez de distractions l’un dans l’autre.

Une seule pensée, un seul regard pour une autre femme prouvent qu’on n’aime plus celle que l’on a aimée. Car, encore une fois, lorsque vous êtes amoureux d’une femme, pouvez-vous penser à en aimer une autre ? Non. Eh bien, à quoi servent la jalousie et les reproches ? On pleure un peu et l’on doit se consoler, comme de la mort, en se disant que rien ne peut y remédier. Le cœur plein d’une femme, il n’y a pas de place pour une autre ; mais dès qu’il commence à se vider, une autre y entre tout entière, dès qu’elle y a mis un petit doigt.

(Écrit en marge à la date de Mars 1875 :)

J’ai raisonné alors avec assez de justesse, seulement on voit que j’étais une enfant. Ces mots « amour » employés si souvent !… Pauvre moi ! Il y a des fautes de français, tout serait à corriger. Je crois que j’écris mieux, mais pas encore comme je le voudrais.

Dans quelles mains tombera mon journal ? Jusqu’à présent, il ne peut intéresser que moi et mes proches. Je voudrais devenir une personne telle que mon journal fût intéressant pour tous. En attendant, je continue pour moi, et ne sera-ce pas une belle chose que de revoir toute ma vie ?…


Vendredi 29 août. — Ce matin, j’ai été au marché aux fruits avec la princesse ; elle marchandait et je donnais ce qu’on demandait. Je n’y vais qu’une fois par hasard et je marchanderais !… J’ai donné quelques sous aux enfants. Mon Dieu, quelle joie ! On me regardait comme une Providence : je ne marchande pas et je donne des sous. Une femme a dit : « Que vous êtes gentille ! » Oh ! si le bon Dieu voulait jeter un regard sur moi !

Je suis rentrée à la maison, on me regarde, on m’envie. J’ai commencé à arranger mes heures d’études, je finirai demain ! Neuf heures d’études par jour. Ô mon Dieu, donnez-moi de l’énergie, du courage pour étudier ; j’en ai, mais j’en veux encore.


2 septembre. — Le professeur de dessin est venu, je lui ai donné une liste pour qu’il m’envoie les professeurs du lycée. Enfin, je me mettrai à l’œuvre ! À cause de Melle Colignon et du voyage, j’ai perdu quatre mois, c’est énorme. Binsa s’est adressé au censeur, qui demande une journée. Voyant la note que j’ai donnée, il a demandé : Quel âge a la jeune fille qui veut étudier tout cela et qui a su faire un tel programme ? Cette bête de Binsa a dit : Quinze ans. Aussi, je l’ai assez grondé, je suis furieuse, enragée. Pourquoi dire que j’ai quinze ans ; c’est un mensonge. Il s’excuse en prétendant que par mon raisonnement j’ai vingt ans, qu’il a cru bien faire en disant deux ans de plus, qu’il ne croyait pas, etc. ; etc. J’ai exigé aujourd’hui même, au dîner, que cet homme dise au censeur l’âge que j’ai, je l’ai exigé.


Vendredi 19 septembre. — Je conserve partout ma bonne humeur ; il ne faut pas s’attrister par des regrets. La vie est si courte, il faut rire autant qu’on peut. Les pleurs viennent eux-mèmes, on peut les éviter. Il y a des chagrins qu’on ne peut fuir ; c’est la mort et la séparation, et même cette dernière est aimable, tant qu’on espère. Mais pour se gâter la vie avec les petites misères, fi donc ! Je ne fais aucun cas des petites bagatelles ; comme j’ai horreur des petits ennuis de chaque jour, je les passe en riant.


Samedi 20 septembre. — Scalkiopoff est venu, et, je ne sais plus à propos de quoi, a dit que les hommes sont des singes dégénérés. C’est un petit avec des idées de l’oncle Nicolas. « Alors, lui dis-je, vous ne croyez pas en Dieu ? » Lui : « Je ne puis croire qu’à ce que je comprends. »

Ô la vilaine bête ! tous ces garçons qui commencent à avoir de la moustache pensent comme cela. Ce sont de petits blancs-becs qui pensent que les femmes ne peuvent pas raisonner et comprendre. Ils les regardent comme des poupées qui parlent sans savoir ce qu’elles disent. Ils les laissent dire d’un air protecteur… Je lui ai dit tout cela, à l’exception de vilaine bête et blanc-bec. Il a sans doute lu quelque livre qu’il n’a pas compris et dont il récite des passages. Il prouve que Dieu ne pouvait créer, car, dans les pôles, on a trouvé des ossements et des plantes glacés. Donc, cela a vécu et maintenant il n’y a rien.

Je ne dis rien contre cela ; mais notre terre n’était-elle pas bouleversée par des révolutions diverses avant la création de l’homme ? On ne prend pas à la lettre que Dieu a créé le monde en six jours. Les éléments se sont formés pendant des siècles, des siècles et des siècles ! Mais Dieu est ; peut-on le nier, en voyant le ciel, les arbres et les hommes eux-mêmes ? Ne dirait-on pas qu’il y a une main qui dirige, châtie Et récompense, et qui est celle de Dieu ?…


Lundi 13 octobre. — Je cherche ma leçon, lorsque la petite Heder, ma gouvernante anglaise, me dit : « Savez-vous que le duc se marie avec la duchesse M. ? » J’approche le livre plus près de ma figure, car je suis rouge comme le feu. J’ai senti comme un couteau aigu s’enfoncer dans ma poitrine, Je commençais à trembler si fort que je tenais le livre à peine. J’avais peur de m’évanouir, mais le livre me sauva. Je feignis de chercher pendant quelques minutes pour me calmer. Je disais la leçon d’une voix entrecoupée par la respiration qui tremblait. J’assemble tout mon courage comme jadis pour me jeter du pont aux bains, et me dis qu’il faut me dompter. J’ai fait une dictée pour ne pas avoir le temps de parler.

Avec délices, je vais au piano, j’essaye de jouer : mes doigts sont raides et froids. La princesse vient me prier de lui apprendre le croquet. « Avec plaisir », répondis-je gaiement ; mais la voix et la respiration tremblent toujours. — La voiture vient, je cours m’habiller. Robe verte, mes cheveux sont couleur d’or, je suis blanche et rose, je suis jolie comme un ange ou comme une femme. Nous sortons. La maison de G… est ouverte, il y a des ouvriers, des maçons, il m’a semblé des experts ; elle est partie… où ? Je suppose en Russie, pour faire fortune.

Je pense tout le temps : Il se marie ! est-ce possible ? Je suis malheureuse ! pas malheureuse comme autrefois pour le papier d’une chambre et le meuble de l’autre ; mais réellement malheureuse !

Je ne sais pas comment dire à la princesse qu’il se marie (car ils le sauront un jour) et il vaut mieux que je le dise moi-même.

Je choisis un moment où elle s’assied sur un canapé, la lumière derrière moi. On ne voit pas ma figure. « Savez-vous une nouvelle, princesse ? (nous parlons russe,) le duc de H… se marie. » Enfin ! j’ai dit… Je n’ai pas rougi, je suis calme, mais ce qui s’est fait en moi, dans mon fond !!!

Depuis le moment malheureux où cette péronnelle m’a dit cette horreur, je continue à être essoufflée comme si j’avais couru une heure, et le même sentiment, le cœur me fait mal et bat.

J’ai joué du piano avec furie, mais, au milieu de la fougue, mes doigts faiblissent et je m’adosse à la chaise. Je reprends, — même histoire, — et cinq minutes au moins, j’ai commencé et cessé. Il se forme dans mon gosier quelque chose qui empêche la respiration. Dix fois je saute du piano au balcon. Mon Dieu ! Ô quel état !…

Nous allons nous promener, mais Nice n’est plus Nice, G… non plus ! La vue de sa villa ne me faisait plus rien. Tout cela s’attache au duc, et c’est pour cela que mon cœur se déchire à la vue de ces deux maisons vides !… Tout ce qui m’attachait à Nice, c’était lui, je hais Nice et la supporte à peine. ! Je m’ennuie ! Ah ! je m’ennuie !…

Mon âme rêveuse
Ne songe qu’à lui.
Je suis malheureuse,
L’espoir a fui…

Mon Dieu, sauvez-moi du malheur ! Mon Dieu, pardonnez-moi mes péchés, ne me punissez pas ! C’est fini !… fini !… Ma figure devient violette lorsque je pense que c’est fini !…

Aujourd’hui, je suis heureuse, je suis gaie de pouvoir croire que ce n’était pas vrai, parce que la terrible nouvelle n’a pas été répétée, et je préfère l’ignorance à la triste vérité.


Vendredi 17 octobre. — Je jouais du piano, lorsqu’on apporta les journaux ; je prends le Galignani’s Messenger, et les premières lignes qui tombent sous mes yeux parlaient du mariage du duc de H…

Le journal ne tomba pas de mes mains, au contraire, il y resta collé, attaché. Je n’avais pas la force de rester debout, je m’assis et je relus ces lignes foudroyantes encore dix fois, pour bien m’assurer que je ne rêvais pas. Ô charité divine ! qu’ai-je lu ? Mon Dieu ! qu’ai-je lu ! Je ne puis écrire le soir, je me jette à genoux et je pleure. Maman entre et, pour qu’elle ne me voie pas ainsi, je feins d’aller voir si le thé est prêt. Et je dois prendre une leçon de latin ! Ô torture ! Ô supplice ! Je ne puis rien faire, je ne puis rester tranquille. Il n’y a pas de paroles au monde pour dire ce que je sens ; mais ce qui me domine, m’enrage, me tue, c’est la jalousie, l’envie ; elle me déchire, me rend enragée, folle !… Si je pouvais la faire paraître ! mais il faut la dissimuler et être calme, je n’en suis que plus misérable. Lorsqu’on débouche du champagne, il mousse et se calme, mais lorsqu’on entr’ouvre seulement le bouchon pour faire mousser, pas assez pour calmer !… Non, cette comparaison n’est pas juste, je souffre, je suis brisée !!!…

J’oublierai sans doute, avec le temps !… Dire que mon chagrin sera éternel, serait ridicule, il n’y a rien d’éternel ! Mais le fait est qu’à présent je ne peux penser à autre chose. Il ne se marie pas, on le marie. Ce sont des machineries de sa mère. (1880.) Tout ça pour un monsieur que je ne connais pas et qui ne sait pas que j’existe.) Oh je le déteste ! je ne veux pas, je veux le voir avec que j’ai vu une dizaine de fois dans la rue, elle ! Ils sont à Bade, à Bade que j’aimais tant ! Ces promenades où je le voyais, ces kiosques, ces magasins !…

(Relu tout cela en 1880, ça ne me fait plus rien.)

Aujourd’hui, je change dans ma prière tout ce qui a rapport à lui, je ne prierai plus Dieu pour être sa femme !…

Me séparer de cette prière me semble impossible, mortel ! je pleure comme une bête ! Allons ! allons ! ma fille, soyons raisonnable !

C’est fini, eh bien ! c’est fini. Ah ! je vois maintenant qu’on ne fait pas ce qu’on veut !

Préparons-nous au supplice de changer de prière. Oh ! c’est le plus cruel sentiment du monde, c’est la fin de tout.

Amen !


Samedi 18 octobre. — J’ai fait ma prière, j’ai omis la prière pour lui et pour tout enfin. J’ai senti comme si on m’arrachait le cœur, comme si je voyais emporter le cercueil d’un mort bien-aimé. Tant qu’il était encore là, ce cercueil, on est malheureux, mais pas encore autant que lorsqu’on sent le vide partout.

Je m’aperçois que lui était l’âme de ma prière qui est à présent calme, froide, raisonnable, tandis qu’avant elle était vive et passionnée et brûlante !  ! Il est mort pour moi et on a emporté le cercueil ! C’était une douleur mouillée et c’est une douleur sèche ; que sa volonté soit faite ! J’avais l’habitude de lui envoyer des signes de croix de tous les côtés, ne sachant où il est ; je ne l’ai pas fait aujourd’hui et mon cœur bat.

Je suis une étrange créature, personne ne souffre comme moi, et pourtant je vis, je chante, j’écris. Comme je suis changée depuis le 13 octobre, jour fatal ! La souffrance est constamment sur ma figure. Son nom n’est plus une chaleur bienfaisante ; mais c’est du feu, c’est un reproche, un réveil de jalousie, de tristesse. C’est le plus grand malheur qui puisse arriver à une femme, je sais ce que c’est !… triste moquerie !

Je commence à penser sérieusement à ma voix, je voudrais si bien chanter ! À quoi bon, maintenant ?

Il était dans mon âme comme une lampe, et cette lampe s’est éteinte. Il fait noir, sombre, triste, on ne sait pas de quel côté marcher. Avant, dans mes petits ennuis, je trouvais toujours un point d’appui, une lumière qui mę guidait et me donnait de la force dans mes petites misères, et à présent, j’ai beau chercher, regarder, tâter, je ne trouve que le vide et l’obscurité. C’est affreux ! affreux ! lorsqu’on n’a rien au fond de l’âme…


Mardi 21 octobre. — Nous rentrons, on dîne déjà, et nous recevons un petit savon de maman pour avoir mangé avant dîner. La charmante vie de famille s’agite. Paul est grondé par maman ; grand-papa empêche maman, il se mêle où il n’a rien à faire et par cela anéantit le respect de Paul pour maman. Paul s’en va, barbotant comme un domestique. Je vais dans le corridor pour prier grand-papa de ne pas empêcher l’administration et de laisser maman faire ce qu’elle veut. Car c’est un crime de soulever, par manque de tact seulement, les enfants contre leurs parents. Grand-papa s’est mis à crier ; cela m’a fait rire, toutes ses bourrasques me font toujours rire et me font ensuite pitié pour tous ces malheureux qui n’ont pas de malheurs et qui se martyrisent à force de ne rien faire. Mon Dieu, si j’avais dix ans de plus ! surtout si j’étais libre ! Mais comment faire quand on a les pieds et les mains liés par des tantes, grand-papa, les leçons, les institutrices, la famille ?… Quel bataclan, mille trompettes…

Ma douleur n’est plus aiguë, effarouchée et inattendue ; mais elle est lente, calme et raisonnable ; elle n’est pas pour cela plus faible.

Non ! non !… il ne me reste que le souvenir et, si je le perds, je serai bien malheureuse !…

Je parle d’un style si fleuri que cela devient bête ; et dire que je ne lui jamais parlé, je l’ai vu dix ou quinze fois de près et puis de loin ou en voiture ; mais j’ai entendu sa voix et je ne l’oublierai jamais ! Plus je dis, plus je voudrais dire. Je ne peux cependant écrire ce que je sens ! Je suis comme ces peintres malheureux qui inventent un tableau au-dessus de leurs forces.

Je l’aime et je l’ai perdu, voilà tout ce que je peux dire, et cela dit plus que tout au monde !

Après dîner, j’ai chanté et enchanté toute l’orageuse famille !…


Samedi 25 octobre. — Hier soir, on frappe à ma porte et on vient me dire que maman est très malade ; je descends tout endormie et je trouve, dans la salle à manger, maman assise, dans un état affreux ; autour, tout le monde avec des faces troublées. Je vois qu’elle est bien mal. Elle veut me voir, dit-elle, avant de mourir. Je suis saisie d’horreur ; mais je ne le fais pas paraître. C’est une attaque de nerfs terrible, jamais ce n’a été aussi fort. Tout le monde est au désespoir. On envoie chercher les docteurs Reberg et Macari. On a expédié des domestiques de tous côtés pour chercher des remèdes. Jamais je ne pourrai donner une idée de cette horrible nuit. Je suis restée tout le temps dans un fauteuil près de la fenêtre ; il y avait assez de monde pour faire ce qu’il fallait, d’ailleurs je ne sais pas soigner. Jamais je n’ai tant souffert ! Si ! le 13 octobre, j’ai souffert, mais d’une autre manière.

Un moment, maman s’est trouvée très mal, je ne pouvais me contenir et ma première pensée a été de prier. Les médecins allaient et venaient continuellement. Enfin, on parvint à coucher maman dans sa chambre, et nous étions tous autour du lit. Mais elle ne va pas mieux… Le souvenir de cette nuit me fait frémir. Les médecins disent que ces attaques sont dangereuses ; mais, grâce à Dieu, cette fois, le danger est passé. Nous sommes plus tranquilles tous, et nous restons dans sa chambre. Comme la mer après une grande tempête devient calme et semble gelée, ainsi nous étions tous, après de si grands troubles, assis si calmement que je ne comprenais pas ce qui s’était passé.


Mardi 28 octobre. Pauvre maman ne va pas mieux ; ces bourreaux de médecins lui ont mis un vésicatoire qui la fait souffrir horriblement. Le meilleur remède, c’est de l’eau fraîche ou du thé ; c’est naturel et simple.

Si l’homme doit mourir, il meurt avec le secours de tous les médecins du monde ; si, au contraire, il ne doit pas mourir, il ne mourra pas, si même il est seul et sans aucun secours.

Raisonnez bien calmement, il me semble qu’il vaut mieux se passer de toutes les horreurs pharmaceutiques.

Oh ! comme je voudrais avoir vingt ans ! je ne suis rien qu’une rêveuse, sans avenir et pleine d’ambition ; c’est comme mon affliction ! c’est comme ma vie ! je l’avais préparée dans mes pensées, et en un instant tout s’est écroulé.

Bien que le duc soit mort pour moi, je pense à lui. Je suis dans les nuages ; tout est devenu incertain pour moi, je n’ai plus de prière à Dieu.

Paul ne veut rien faire ; il n’étudie pas, il n’est pas assez sérieux, il ne comprend pas qu’il doit étudier, cela me chagrine. Mon Dieu, inspire-lui la sagesse, fais-lui comprendre qu’il doit étudier, inspire-lui un peu d’ambition, un peu, juste assez pour être quelque chose. Mon Dieu ! entends ma prière, dirige-le, garde-le contre tous ces mécréants qui le déroutent !…

Jamais un homme au-dessous de ma position ne pourra me plaire, tous les gens communs me dégoûtent, m’énervent. Un homme pauvre perd la moitié de soi-même ; il semble petit, misérable et a l’air d’un pion. Tandis qu’un homme riche, indépendant, porte avec lui l’orgueil et a un certain air confortable. L’assurance a un certain air victorieux. Et j’aime en H… cet air sûr, capricieux, fat et cruel ; il a du Néron.


Samedi 8 novembre. — Il ne faut jamais se laisser trop voir, même à ceux qui nous aiment. Il faut s’en aller au beau milieu et laisser des regrets, des illusions. On paraîtra mieux, on semblera plus beau. On regrette toujours ce qui est passé ; on aura le désir de vous revoir, mais ne contentez pas ce désir immédiatement ; faites souffrir : pas trop cependant. La chose qui coûte trop de peines perd, après tant de difficultés. On s’attendait à mieux. Ou bien faites trop souffrir, plus que trop… alors vous êtes reine.

Je crois que j’ai la fièvre, je suis très bavarde, surtout lorsque je pleure intérieurement. Personne ne s’en douterait. Je chante, je ris, je plaisante, et plus je suis malheureuse, plus je suis gaie. Aujourd’hui je ne suis pas capable de remuer la langue, je n’ai presque rien mangé.

Tout ce que j’écrirai ne dira jamais ce que je sens. Je suis bête, folle, offensée superbement. Il me semble qu’on me vole en me prenant le duc, mais, vraiment c’est comme si on me prenait mon bien. Quel état désagréable ! je ne sais comment m’exprimer, tout me semble trop faible ; pour un rien j’emploie les expressions les plus fortes et, lorsque je veux parler sérieusement, je me trouve à sec ; c’est comme… Non, assez ! Si je continue à tirer des conclusions, des exemples et des ressemblances, je n’en finirai pas. Les idées se poussent, se confondent, et finissent par s’évaporer.

Ce n’est que maintenant que, regardant maman comme une étrangère, je découvre qu’elle est ravissante, belle comme le jour, bien que fatiguée par toutes sortes d’ennuis et de maladies. Lorsqu’elle parle, elle a la voix si douce, sans être flûtée, mais mâle et douce ; des manières jolies, bien que naturelles et simples.

Je n’ai pas vu, dans ma vie, une personne moins pensant à elle que ma mère. Elle est la nature toute naturelle ; et si elle pensait un peu à sa toilette tout le monde l’admirerait. On a beau dire, la toilette fait beaucoup. Elle s’habille de débris, de je ne sais pas quoi. Aujourd’hui elle a une jolie toilette et, ma parole d’honneur, elle est adorable !


Samedi 29 novembre. — Je ne suis pas un moment tranquille, je voudrais me cacher, loin, loin ! où il n’y a personne. Je reviendrais à moi peut-être.

Je sens la jalousie, l’amour, l’envie, la déception, l’amour-propre blessé, tout ce qu’il y a de hideux dans ce monde !… Par-dessus tout je sens sa perte ! je l’aime ! Que ne puis-je retirer tout ce que j’ai dans mon âme ! mais, si je ne sais pas ce qui s’y passe, je sais seulement que je suis très tourmentée, que quelque chose me ronge, m’étouffe, et tout ce que je dis, ne redit pas la centième partie de ce que je sens.

La figure couverte d’une main, tandis que de l’autre je tiens le manteau qui m’enveloppe tout entière, même la tête, pour être dans l’obscurité, pour rassembler mes pensées qui s’envolent de tous côtés et ne laissent que confusion en moi. Pauvre tête !

Une chose me tourmente, c’est que dans quelques années je me moquerai et j’aurai oublié ! — (1875.) Il y a deux ans de cela et je ne me moque pas et je n’ai pas oublié ! — toutes ces peines me sembleront enfantillage, affectation. Mais non, je t’en conjure, n’oublie pas ! Lorsque tu liras ces lignes, retourne en arrière, pense que tu as treize ans, que tu es à Nice, que cela se passe en ce moment ! pense que c’est vivant alors !… tu comprendras !… tu seras heureuse !…


Dimanche 30 novembre. — Je voudrais qu’il se marie plus vite, je suis toujours comme cela ; quand il y a quelque chose de désagréable, au lieu de l’éloigner, je voudrais le rapprocher. Pour partir de Paris, je pressai à l’heure du départ tout le monde ; je savais qu’il fallait avaler cette pilule. De même, pour arriver à Nice, je brûlai d’y arriver plus vite pour ne plus attendre. Car l’attente est plus terrible que l’événement lui-même.

  1. La maîtresse du duc.
  2. Le choléra.