Journal de Marie Bashkirtseff/1/1874

G. Charpentier et Cie (Tome premierp. 55-74).
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1874


Dimanche 4 janvier. — Comme il est doux de se réveiller naturellement ! Mon réveil n’a pas sonné et j’ouvre les yeux de moi-même ; c’est comme lorsqu’on est en bateau, on s’oublie, et lorsqu’on se réveille on est arrivé.


Vendredi 9 janvier. — En rentrant de promenade, je me disais que je ne serais pas comme les autres, qui sont sérieuses comparativement et réservées. Je ne comprenais pas comment ce sérieux vient ? comment de l’enfance on passe à l’état de jeune fille ! Je me demandais : Comment cela vient-il ? Peu à peu ou en un jour ? Ce qui mûrit, développe ou change, c’est un malheur ou l’amour. Si j’étais un bel esprit, je dirais que c’est synonyme ; mais je ne le dis pas, car, l’amour, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde. Je me compare à une eau qui est gelée au fond et ne s’agite qu’à la surface, car rien ne m’intéresse et ne m’amuse dans mon FOND.

11 janvier. — Je brûle d’impatience pour que demain soir arrive, 12 janvier, la veille du nouvel an russe, pour faire la bonne aventure devant une glace.

La tante Marie nous raconte des choses saisissantes : elle-même faisait la bonne aventure devant le miroir, elle vit son mari et plusieurs choses qui ne sont pas encore accomplies. Elle dit aussi qu’on voit des horreurs et des frayeurs. J’étais si animée et agitée que je ne peux rien manger, J’ai résolu de faire la bonne aventure !…

À onze heures et demie du soir, je m’enferme : j’arrange les glaces et m’y voilà ! enfin !… Pendant longtemps, je ne voyais rien, puis, peu à peu, je distinguai quelques petites figures, mais pas plus grandes que 10 ou 12 centimètres. Je vis une multitude de têtes seulement, coiffées de la manière la plus bizarre du monde : toques, perruques, bonnets démesurés, tout cela tourné ; puis je distingue une femme, qui me ressemble, en blanc, un fichu sur la tête, le coude appuyé sur une table ; le menton sur les mains, mais légèrement, les yeux levés ; puis elle se dissipe. Je vois un plancher d’église en marbre blanc et noir, et au milieu un groupe costumé, plusieurs assis ou debout ; je n’ai pas bien compris. Il m’a semblé voir sur la gauche plusieurs hommes, comme dans un brouillard, un homme en habit, et une fiancée ; mais les figures étaient invisibles.

Au centre encore, un homme dont je ne puis voir la figure. Ce qui dominait, ce sont les têtes coiffées, et puis je suppose, moi, toutes sortes de costumes qui changeaient à chaque instant. Les scènes étaient très brillantes. Tout à fait au commencement, les garnitures du miroir, réfléchies sans fin, me parurent un instant comme un cercueil ; mais je m’aperçus de l’erreur. Il faut savoir que j’étais un peu agitée ; je pensais à chaque minute que je verrais quelque chose d’affreux. Demain, je raconterai cela à tous, car c’est étrange ; j’aurais sans doute vu mieux, mais j’ai remué le miroir et les yeux. J’ai commencé la nouvelle année en rencontrant ces costumes et coiffures indéfiniment étranges et fantastiques.

Vive l’année 1874 en Russie et adieu à 1873 !


Jeudi 24 juin. — Tout cet hiver, je ne pouvais pousser un son ; j’étais au désespoir, je croyais avoir perdu la voix, et je me taisais et je rougissais quand on m’en parlait ; maintenant elle revient, ma voix, mon trésor, ma fortune ! Je la reçois les larmes aux yeux, et je me prosterne devant Dieu !… Je ne disais rien, mais j’étais cruellement chagrinée, je n’osais en parler, et j’ai prié Dieu et il m’a entendue !… Quel bonheur ! quel plaisir que de bien chanter ! on se croit toute-puissante, on se croit reine ! on est heureuse ! heureuse de son propre mérite. Ce n’est pas l’orgueil que donne l’or, ni le titre. On est plus qu’une femme, on se sent immortelle. On se détache de la terre, on monte au ciel ! Et tout ce monde qui est suspendu à vos lèvres, qui écoute votre chant comme une voix divine, qui est électrisé, enthousiasmé, ravi !… Vous les dominez tous !… Après la véritable royauté, c’est celle que l’on doit chercher. La royauté de la beauté ne vient qu’ensuite, car elle n’est pas toute-puissante sur tout le monde ; mais le chant enlève l’homme de la terre ; il plane dans un nuage pareil à celui dans lequel Vénus apparut à Énée !

. . . . . . . . . . . . . . .


Nice 4 juillet. — Nous allons à l’église de Saint-Pierre, les demoiselles seules. J’ai bien prié, agenouillée et le menton appuyé sur ma main très blanche et fine ; mais, me souvenant où j’étais, je cachais les mains et m’arrangeais de façon à m’enlaidir en guise de pénitence. Je suis de l’humeur d’hier, j’ai mis la robe et le chapeau de ma tante. En sortant de l’église, nous voyons A… passer en voiture et ôter son misérable chapeau niçois.

Dans mes dispositions, je ne peux rentrer chez moi ; je mène ma compagnie au couvent qui est en face de l’église et qui communique par une porte de derrière avec la maison habitée par les Sapogenikoff. Nous entrons dans le couvent, apportant sur nos ailes tant de joie et de folie que l’air sanctifié est remué, et les sœurs calmes, blanches, sont égayées et montrent derrière les portes des faces curieuses. Nous voyons la mère supérieure à travers sa double grille ; elle est depuis quarante ans au couvent… Misère ! De là, nous montons au parloir des pensionnaires, et je fais danser la sœur Thérèse. Elle veut me convertir et me vante le couvent, et moi, je veux aussi la convertir et lui vante le monde.

Nous sommes jusqu’au cou dans la religion catholique. Eh bien, je comprends la passion qu’on peut avoir pour les églises et couvents.


Mardi 6 juillet. — Rien ne se perd dans ce monde. Si on cesse d’aimer l’un, on porte immédiatement cette affection sur l’autre, même sans le savoir, et quand on n’aime personne, on se trompe. Si on n’aime pas un homme, c’est un chien ou un meuble, et avec la même force, seulement sous une autre forme. Si j’aimais, je voudrais être aimée comme j’aimerais, je ne souffrirais rien, pas même un mot dit par un autre. Un pareil amour est introuvable. Aussi n’aimerai-je jamais, car personne ne m’aimera comme je sais aimer.


14 juillet. — On a parlé du latin, du lycée, des examens ; cela me donne une furieuse envie d’étudier, et quand Brunet vient, je ne le fais pas attendre, je lui demande des renseignements sur les examens. Il m’en donne de tels, qu’après un an de préparation, je me sens capable de me présenter pour le baccalauréat ès sciences. Nous en parlerons.

Je travaille le latin depuis février de cette année, nous sommes en juillet. En cinq mois, j’ai fait, au dire de Brunet, ce qu’on fait au lycée en trois ans. C’est prodigieux ! Jamais je ne me pardonnerai d’avoir perdu cette année, ce sera un chagrin immense, je ne l’oublierai jamais !…


15 juillet. — Hier au soir, j’ai dit à la lune, après avoir quitté les Sapogenikoff : « Lune, ô belle lune, fais-moi voir celui que j’épouserai de mon vivant. »

Après, il ne faut plus prononcer une parole, et l’on dit que l’on voit en rêve celui qu’on épousera.

Ce sont des bêtises. J’ai vu S. et A., deux impossibilités !

Je suis de mauvaise humeur, je manque tout, rien ne me réussit. Je serai punie pour mon orgueil et mon arrogance stupide. Lisez cela, bonnes gens, et apprenez ! Ce journal est le plus utile et le plus instructif de tous les écrits qui ont été, sont ou seront. C’est une femme avec toutes ses pensées et ses espérances, déceptions, vilenies, beautés, chagrins, joies. Je ne suis pas encore une femme entière, mais je le serai. On pourra me suivre de l’enfance jusqu’à la mort. Car la vie d’une personne, une vie entière, sans aucun déguisement ni mensonge, est toujours chose grande et intéressante.


Vendredi 16 juillet. — En raison des transmigrations de l’amour, tout ce que je contiens en ce moment est concentré sur Victor, un de mes chiens. Je déjeune, et lui en face de moi, sa bonne grosse tête sur la table. Aimons les chiens, n’aimons que les chiens ! Les hommes et les chats sont des êtres indignes. Et pourtant, c’est sale un chien, cela vous regarde manger avec des yeux avides, cela s’attache pour le manger. Cependant, je ne nourris jamais mes chiens, et ils m’aiment. Et Prater qui m’a abandonnée par jalousie pour Victor et a passé à maman !… Et les hommes, est-ce que ça ne demande pas à être nourri, est-ce que ce n’est pas vorace et mercenaire ?

J’évite ma fatalité, je n’irai pas en Russie, ne voulant pour rien au monde manquer le centenaire de Michel-Ange. La Russie sera aussi bien l’année prochaine, mais pour le centenaire il faudra vivre encore cent ans, lequel espoir je n’ai pas… Et puis, si je ne vais pas en Russie, c’est que Dieu le veut ainsi. Tout ce qui se fait se fait pour le mieux, dit un proverbe russe. On n’évite pas sa destinée, dit encore un autre proverbe.

Je vais encore dire à la lune : « Lune, ô belle lune, fais-moi voir en dormant celui que j’épouserai de mon vivant. »


Samedi 17 juillet. — On dit qu’en Russie, il y a un tas de faquins qui veulent la Commune, c’est une horreur. Tout diviser et avoir tout en commun. Et leur maudite secte est si répandue que les journaux font des appels désespérés à la société. Est-ce que les pères de famille ne mettront pas un terme à cette infection ? Ils veulent tout anéantir. Plus de civilisation, plus d’art, plus de belles et grandes choses. Simplement les moyens matériels pour subsister. Le travail aussi en commun, personne n’aura le droit de s’élever par quelque mérite que ce soit au-dessus des autres. On veut anéantir les Universités, l’enseignement supérieur, pour réduire la Russie en une espèce de caricature de Lacédémone. J’espère que Dieu et l’empereur les confondront. Je prierai Dieu de préserver mon pays de ces bêtes féroces. — D… paraît frappé de tout ce que je dis et s’étonne de trouver en moi une telle fièvre de la vie. Nous parlons de nos meubles, il manque de tomber à la renverse à la description de ma chambre. « Mais c’est un temple, un conte des Mille et une Nuits ! s’écrie-t-il ; mais on doit y entrer à genoux. C’est prodigieux, unique, remarquable. » Il veut débrouiller mon caractère, me demande si j’effeuille des marguerites. — « Oui, très souvent, pour savoir si le dîner sera bon. — Mais comment, une chambre si poétique, si féerique, et à côté de cela demander à une marguerite si le chef a réussi un dîner ? oh ! mais non, c’est incroyable ! » — Ce qui l’amuse, c’est que j’assure avoir deux cœurs. Je me plaisais à le faire crier et s’étonner pour une multitude de contrastes. Je montais au ciel et sans transition aucune je retombais sur la terre, ainsi de suite : je m’exhibe comme une personne qui veut vivre et s’amuser et ne soupçonne pas la possibilité d’aimer. Et lui s’étonne, dit qu’il a peur de moi, que c’est prodigieux, surnaturel, affreux !…

Ce que j’aime le mieux quand il n’y a personne pour qui être, c’est la solitude.

Mes cheveux, noués à la Psyché, sont plus roux que jamais. Robe de laine de ce blanc particulier, seyant et gracieux ; un fichu de dentelle autour du cou. J’ai l’air d’un de ces portraits du premier Empire ; pour compléter le tableau, il me faudrait être sous un arbre et tenir un livre à la main. J’aime la solitude devant une glace pour admirer mes mains si blanches, si fines, et à peine roses à l’intérieur.

C’est peut-être bête de se louer tellement ; mais les gens qui écrivent décrivent toujours leur héroïne, et je suis mon héroïne à moi. Et il serait ridicule de m’humilier et m’abaisser par une fausse modestie. On s’abaisse en parole quand on est sûr d’être relevée ; mais en écrit, chacun pensera que je dis vrai, et on me croira laide et bête ; ce serait absurde !

Heureusement ou malheureusement, je m’estime un tel trésor que personne n’en est digne, et ceux qui osent lever les yeux sur ce trésor, sont regardés par moi comme à peine dignes de pitié. Je m’estime une divinité et ne conçois pas qu’un homme comme G… puisse avoir l’idée de me plaire. À peine pourrais-je traiter d’égal un roi. Je crois que c’est très bien. Je regarde les hommes d’une telle hauteur, que je suis charmante pour eux, car il ne sied pas de mépriser ceux qui sont si bas. Je les regarde comme un lièvre regarderait une souris.


Jeudi 29 juillet. — Nous devions partir aujourd’hui, j’ai subi tous les ennuis qui accompagnent un départ. On se fâche, on court, on oublie, on se rappelle, on crie ; je suis toute déferrée, et voilà qu’on parle de rester jusqu’à samedi.

Mon oncle Étienne voudrait remettre. Il n’a le courage de rien. C’est un caractère !

Il devait quitter la Russie au commencement d’avril et n’est parti qu’en juillet. C’est impatientant, nous restons. En voyant que je suis contrariée et que je dis que je ne partirai plus, chacun plie devant moi, et je fais la capricieuse.


Lundi 2 août. — Après une journée de magasiniers, de couturiers et de modistes, de promenade et de coquetterie, je passe un peignoir et lis mon bon ami Plutarque.

J’ai une imagination gigantesque ; je rêve les galanteries des siècles passés et, sans m’en douter, je suis la plus romanesque des femmes, et que c’est malsain !

Je me pardonne très facilement l’adoration pour le duc, car je le trouve digne de moi sous tous les rapports.


Mardi 17 août. — J’ai rêvé de la Fronde ; je venais d’entrer au service d’Anne d’Autriche, elle se défiait de moi, et je la conduisais au milieu du peuple mutiné, en criant : Vive la Reine ! et le peuple criait après moi : Vive la Reine !


Mercredi 18 août. — Nous passons la journée à m’admirer, maman m’admire, la princesse G. m’admire ; elle dit continuellement que je ressemble à maman ou à sa fille ; or, c’est le plus grand compliment qu’on puisse faire. On ne pense de personne mieux que de soi. C’est que, vraiment, je suis jolie. À Venise, dans la grande salle du Palazzo Ducal, la peinture du plafond par Paul Véronèse représente Venise sous les traits d’une femme grande, blonde, fraîche ; je rappelle cette peinture. Mes portraits photographiques ne pourront jamais bien me représenter, la couleur manque, et ma fraîcheur, ma blancheur sans pareilles sont ma principale beauté. Mais qu’on me mette de mauvaise humeur, qu’on me mécontente en quelque chose, que je me fatigue, adieu ma beauté ! rien de plus fragile que moi. Quand je suis heureuse, tranquille, alors seulement je suis adorable.

Quand je suis fatiguée ou fâchée, je ne suis pas belle, je suis plutôt laide. Je m’épanouis au bonheur comme les fleurs au soleil. On me verra, on a le temps, Dieu merci ! Je ne fais que commencer à devenir ce que je serai à vingt ans.

Je suis comme Agar dans le désert, j’attends et je désire une âme vivante.


Paris. Mardi 24 août. — J’espère entrer dans le monde, dans ce monde que j’appelle à grands cris et à deux genoux, car c’est ma vie, mon bonheur. Je commence à vivre et à tâcher de réaliser mes rêves de devenir célèbre : je suis déjà connue par bien des gens. Je me regarde dans la glace et je me vois jolie. Je suis jolie, que me faut-il de plus ? Ne puis-je pas tout avec cela ? Mon Dieu, en me donnant ce peu de beauté (je dis peu par modestie), c’est encore trop venant de vous, ô mon Dieu ! Je me sens belle, il me semble que tout me réussira. Tout me sourit et je suis heureuse, heureuse, heureuse !

Le bruit de Paris, cet hôtel grand comme une ville, toujours marchant, parlant, lisant, fumant, regardant, m’étourdissent. J’aime Paris et mon cœur bat. Je veux plus vite vivre, plus vite, vite… (« Je n’ai jamais vu une telle fièvre de la vie, dit D… en me regardant. ») C’est vrai, je crains que ce désir de vivre à la vapeur ne soit le présage d’une existence courte. Qui sait ? Allons, voilà que je deviens mélancolique… Non ; je ne veux pas de mélancolie…


Dimanche 6 septembre. — Au Bois, il y a tant de Niçois qu’un moment il m’a semblé être à Nice. Nice est si beau en septembre ! Je me souviens de l’année dernière, mes promenades matinales avec mes chiens, ce ciel si pur, cette mer argentée. Ici, il n’y a ni matin, ni soir. Le matin, on balaye ; le soir, ces innombrables lanternes m’agacent. Je me perds ici, je ne sais distinguer le levant du couchant. Tandis que là-bas on est si bien ! On est comme dans un nid, entouré par ces montagnes, ni trop hautes ni trop arides. On est de trois côtés protégé comme par un manteau gracieux et commode et, devant soi, on a une fenêtre immense, un horizon infini, toujours le même et toujours nouveau. J’aime Nice ; Nice, c’est ma patrie ; Nice m’a fait grandir, Nice m’a donné la santé, les fraîches couleurs. C’est si beau ! On se lève avec le jour et on voit paraître le soleil, la-bas, à gauche, derrière les montagnes qui se détachent en vigueur sur le ciel bleu argent, si vaporeux et doux qu’on étouffe de joie. Vers midi, il est en face de moi ; il fait chaud, mais l’air n’est pas chaud, il y a cette incomparable brise qui rafraîchit toujours. Tout semble endormi. Il n’y a pas une âme sur la Promenade, sauf deux ou trois Niçois assoupis sur les bancs. Alors je respire, j’admire. Le soir, encore le ciel, la mer, les montagnes. Mais le soir, c’est tout noir ou gros bleu. Et quand la lune luit, ce chemin immense dans la mer, qui semble être un poisson aux écailles de diamant, et quand je suis à ma fenêtre avec une glace devant et deux bougies, tranquille, seule, je ne demande rien et je me prosterne devant Dieu ! Oh ! non, on ne comprendra pas ce que je veux dire. On ne comprendra pas, parce que l’on n’a pas éprouvé. Non, ce n’est pas cela ; c’est que je suis désespérée toutes les fois que je veux faire comprendre ce que je sens !!… C’est comme dans un cauchemar quand on n’a pas la force de crier !

D’ailleurs, jamais aucun écrit ne donnera la moindre idée de la vie réelle. Comment expliquer cette fraîcheur, ces parfums de souvenir ? On peut inventer, on peut créer, mais on ne peut pas copier… On a beau sentir en écrivant, il n’en résulte que des mots communs : bois, montagne, ciel, lune ; tout le monde dit la même chose. Et d’ailleurs, pourquoi tout cela, qu’importe aux autres ? Les autres ne comprendront jamais, puisque ce ne sont pas eux, mais moi ; moi seule, je comprends, je me souviens. Et puis, les hommes ne valent pas la peine qu’on prendrait pour leur faire comprendre tout cela. Chacun sent comme moi, pour soi. Je voudrais arriver à voir les autres sentir comme moi, pour moi ; c’est impossible, il leur faudrait être moi.

Ma fille, ma fille, laisse cela tranquille, tu te perds dans des subtilités. Tu deviendras folle, si tu t’acharnes après cela, comme jadis après ton fond… Il y a tant de gens d’esprit ! Eh bien, non ! je voulais dire que c’est à eux de démêler… Eh bien, non ! Ils savent créer, mais démêler, non, non, cent mille fois non ! Dans tout cela, ce qui est très clair, c’est que j’ai le mal du pays de Nice.


Lundi 6 septembre. — Dans cet abattement et dans cette douleur affreuse de tous les instants, je ne maudis pas la vie, au contraire, je l’aime et je la trouve bonne. Le croira-t-on ? je trouve tout bon et agréable, jusqu’aux être chagrine et triste. Je regarde tout cela comme autant de divertissement et j’aime la vie malgré tout. Je veux vivre. Ce serai cruel de me faire mourir quand je suis si accommodante. Je pleure, je me plains, et en même temps cela me plaît ; non, pas cela… Je ne sais comment dire… Enfin tout dans la vie me plaît, je trouve tout agréable. Et tout en demandant le bonheur, je me trouve heureuse d’être misérable. Ce n’est plus moi qui me trouve ainsi ; mon corps pleure et crie ; mais quelque chose dans moi, qui est au-dessus de moi, se réjouit de tout. Ce n’est pas que je préfère les larmes à la joie, mais, loin de maudire la vie dans les moments désespérés, je la bénis et me dis : Je suis malheureuse, je me plains, mais je trouve la vie si belle que tout me paraît beau et heureux et que je veux vivre ! Apparemment ce quelqu’un qui est au-dessus de moi et qui se réjouissait de tant pleurer est sorti ce soir, car je me sens bien malheureuse !

Je n’ai encore fait de mal à personne, et on m’a déjà offensée, calomniée, humiliée ! Comment puis-je aimer les hommes ! je les déteste, mais Dieu ne permet pas la haine. Mais Dieu m’abandonne, mais Dieu m’éprouve. Eh bien, s’il m’éprouve, il doit cesser l’épreuve. Il voit comment je prends la chose ; il voit que je ne cache pas ma douleur sous une lâche hypocrisie, comme ce coquin de Job, qui, en minaudant devant Notre-Seigneur, en a fait sa dupe.

Une chose me chagrine par-dessus tout, c’est, non pas la chute de tous mes plans, mais le regret que me cause cette suite de mésaventures. Non pas pour moi — je ne sais si on me comprendra — mais parce que je suis peinée de voir s’accumuler des taches sur une robe blanche qu’on voulait conserver propre.

À chaque petit chagrin, mon cœur se serre, non pas pour moi, mais de pitié, car chaque chagrin est comme une goutte d’encre tombant dans un verre d’eau, il ne s’efface jamais et ajoute à ses prédécesseurs, rend le verre d’eau claire gris, noir et sale. On a beau ajouter de l’eau après, le fond crasseux reste toujours. Mon cœur se serre parce que c’est chaque fois une tache ineffaçable sur ma vie, dans mon âme. N’est-ce pas ? on sent une tristesse profonde en face d’une chose irréparable, quelque insignifiante qu’elle soit.


Jeudi 9 septembre. — Nous sommes à Marseille, l’argent n’est pas arrivé. Ma tante, pour ne pas me faire attendre, est sortie pour engager ses diamants. Je me sens plus près de Nice, de ma ville, car, quoi que je dise, c’est ma ville. Je ne serai tranquille qu’à Florence avec tous mes chiffons. J’ai fait brosser ma robe et mon chapeau, et attends ma tante pour aller faire un tour dans la ville.

J’ai acheté un roman dans je ne sais plus quelle gare, mais il était si mal écrit, que, de peur de gâter mon style déjà si mauvais, je l’ai jeté par la fenêtre et je reviens à Hérodote que je vais lire à l’instant.

Ah ! le beau résultat ! Pauvre tante ! je me prosterne devant elle. Dans quels lieux a-t-elle été ? Quelles gens elle a vus ! Et tout cela pour moi ! N’osant demander au cocher où se trouvait le Mont-de-Piété, elle lui demanda où l’on conserve les diamants. Nous avons ri ensemble de cet endroit où l’on conserve les diamants. À une heure nous quittons cette ville qui sent si mauvais.

Depuis Antibes, je m’égosille à chanter des chansons niçoises, au grand ébahissement des employés des gares. Plus nous approchions, plus mon impatience croissait.

La voilà, cette Méditerranée après laquelle je soupirais ! Ces arbres noirs ! Et il fait justement un clair de lune qui illumine ce chemin dans la mer.

Calme parfait ; ni roulement de voiture ni mouvement perpétuel de ces hommes qui me paraissaient des petits bonshommes, de ma fenêtre du Grand-Hôtel. Calme, silence, obscurité mal éclairée par la lune qui se cache ; à peine quelques lanternes qui courent les unes après les autres.

J’entre dans ma chambre, dans mon cabinet de toilette ; j’ouvre la fenêtre pour voir le château, toujours le même, et l’heure sonnait, je ne sais plus quelle heure, et mon cœur s’est serré !

Ah ! je puis bien nommer cette année : l’année des soupirs ! Je suis un peu fatiguée, mais j’aime Nice !… j’aime Nice !


Vendredi 10 septembre (Voyage à Florence). — Les moustiques m’ont réveillée dix fois la nuit ; mais je me réveille un peu pâle, et à mon aise. Ah ! les Anglais savent bien ce qu’ils entendent par Home. Quelle qu’elle soit, la maison est l’endroit le plus agréable ; ça ne tient ni au confortable ni à la richesse, car voyez notre maison, tout est sens dessus dessous, à peine les meubles nécessaires, désordre, désolation, et pourtant j’y suis bien : c’est que je suis chez moi, à moi, à moi !…

Je ne pense pas même à mes robes, je trouve tout bien. O Nice, je ne pensais jamais la revoir avec de tels transports ! et si on m’avait entendue jurer et la maudire depuis Marseille, on dirait que je la déteste. C’est mon habitude de mal parler des gens et des choses que j’aime.

Je marche silencieuse et blanche comme une ombre, en recueillant mes souvenirs épars par toute la Promenade. Nice, pour moi, c’est la Promenade des Anglais. Chaque maison, chaque arbre, chaque poteau de télégraphe est un souvenir bon ou mauvais, amoureux ou commun. Il me semble que je reviens de Spa, d’Ostende, de Londres. Tout est pareil. Il y a même cette odeur de bois qui est particulière aux meubles neufs.

Je monte chez moi, je fais une délicieuse coiffure Empire et mets ma robe blanche. La robe du portrait. C’est une grande robe comme les statues, avec les manches que je retrousse au-dessus du coude, décolletée devant rondement, un peu derrière, de façon à laisser voir la naissance du cou, avec une large valenciennes retombante. Le vêtement flottant et serré à la taille par un ruban et sous la poitrine aussi par deux rubans cousus et noués devant par un simple nœud. Pas de gants, pas de bijoux. Je suis enchantée de moi. Sous cette laine blanche, mes bras blancs, oh ! mais blancs !… je suis jolie, je suis animée. Oh ! suis-je vraiment à Nice ?


Dimanche 12 septembre. — Le soir à Florence. La ville me paraît médiocre, mais l’animation est grande. À tous les coins de rue on vend les melons d’eau par monceaux. Ces melons d’eau si rouges et si frais me tentèrent beaucoup. Notre fenêtre donne sur la place et sur l’Arno. Je me fais apporter un programme des fêtes ; le premier jour était aujourd’hui. Je croyais que mon cousin Victor-Emmanuel saurait profiter de l’occasion si belle qui lui est offerte : le centenaire de Michel Angelo Buonarroti ! Sous ton règne, faquin !!! et tu ne convoques pas tous les souverains, et tu ne leur donnes pas des fêtes comme on n’en a jamais vu ! Et tu ne fais pas tapage !!! O roi, ton fils, ton petit-fils et leurs fils régneront et n’auront pas cette occasion, ô grosse masse de chair ! O roi sans ambition, sans amour-propre ! Il y a bien des congrès de toutes sortes, des concerts, des illuminations, un bal au Casino, l’ex-palais Borghèse… mais pas un roi !… Rien comme j’aime ! rien comme je veux !…


Lundi 13 septembre. — Voyons, que je rassemble un peu mes idées. Plus j’ai à raconter, moins j’écris… C’est que je suis impatientée, énervée, quand j’ai beaucoup à dire.

Nous parcourons toute la ville en landau et en toilette. Oh ! que j’aime ces maisons sombres, ces portiques, ces colonnes, cette architecture massive, grandiose  ! Soyez honteux, architectes français, russes, anglais, cachez-vous sous terre ! Palais de pacotille de Paris, enfoncez-vous, croulez sous terre. Pas le Louvre, il est « incritiquable », mais le reste. Jamais on n’atteindra à cette magnificence superbe des Italiens. J’ouvris de grands yeux en voyant les pierres immenses du Palazzo Pitti !… La ville est sale, presque en guenilles, mais combien de beautés il y a ! Ô cité de Dante, des Médicis, de Savonarole ! que tu es pleine de superbes souvenirs pour ceux qui pensent, qui sentent, qui savent ! Que de chefs-d’œuvre ! que de ruines ! O faquin de roi, oh ! si j’étais reine !…

J’adore la peinture, la sculpture, l’art enfin partout où il se trouve. Je pourrais passer des journées entières dans ces galeries ; mais ma tante est souffrante, elle a peine à me suivre, et je me sacrifie. D’ailleurs, la vie est devant moi, j’aurai le temps de revoir.

Au Palazzo Pitti, je ne trouve pas un costume à copier, mais quelle beauté, quelle peinture !…

Faut-il le dire ? c’est que je n’ose pas… On criera : Haro ! haro ! — Allons, en confidence !. Eh bien, la « Vierge à la chaise » de Raphaël ne me plaît pas. La figure de la Vierge est pâle, le teint n’est pas naturel, l'expression est plutôt d’une femme de chambre que de la sainte Vierge, mère de Jésus… Oh ! mais, il y a une « Madeleine » du Titien qui m’a ravie. Seulement — il y a toujours un seulement — elle a des poignets trop gros et des mains trop grasses : de belles mains d’une femme de cinquante ans. II y a des choses de Rubens, de Van Dyck, ravissantes. Le « Mensonge » par Salvator Rosa est très naturel, très bien. Je ne juge pas en connaisseur ; ce qui ressemble le plus à la nature me plaît le plus. La peinture n’a-t-elle pas pour but d’imiter la nature ?

J’aime beaucoup la grasse et fraîche figure de la femme de Paolo Véronèse, peinte par lui. J’aime le genre de ses figures. J’adore Titien, Van Dyck ; mais ce pauvre Raphaël !… Pourvu que personne ne sache ce que j’écris ! on me prendrait pour une bête. Je ne critique pas Raphaël, je ne le comprends pas ; avec le temps, sans doute je comprendrai ses beautés. Cependant le portrait du pape Léon… je ne sais plus combien… X, je crois, est admirable.

Une « Vierge avec l’enfant Jésus » de Murillo, a attiré mon attention ; c’est frais, c’est naturel.

À ma grande satisfaction, j’ai trouvé la galerie des tableaux plus petite que je ne pensais. C’est assassinant, ces galeries sans fin, ce labyrinthe plus terrible que celui de Crète.

J’ai passé deux heures dans le palais, je ne me suis pas assise un instant et je ne suis pas fatiguée !… C’est que les choses que j’aime ne me fatiguent pas. Tant qu’il y a tableaux et surtout statues à voir, je suis de fer. Ah ! si on me faisait marcher dans les magasins du Louvre ou du Bon Marché, même chez Worth, alors je pleurerais au bout de trois quarts d’heure.

Aucun voyage ne m’a aussi satisfaite que celui-ci, je trouve enfin des choses dignes d’être vues. J’adore ces sombres palais Strozzi. Et j’adore ces portes immenses, ces cours superbes, ces galeries, ces colonnades. C’est majestueux, c’est grand, c’est beau !… Ah ! le monde dégénère ; on a envie de crouler sous terre en comparant les constructions modernes à ces pierres gigantesques entassées les unes sur les autres et montant jusqu’au ciel. On passe sous des ponts qui réunissent des palais à une hauteur prodigieuse…

Ô ma fille, ménage tes expressions ; que diras-tu de Rome ?