Journal de Marie Bashkirtseff/1/1875

G. Charpentier et Cie (Tome premierp. 75-86).
◄  1874
1876  ►


1875


Nice.Jeudi 30 septembre. — Je descends dans mon laboratoire et, ô horreur ! toutes mes fioles, tous mes ballons, tous mes sels, tous mes cristaux, tous mes acides, tous mes tubes sont débouchés et entassés dans une sale caisse avec le plus grand désordre. Je me mets en fureur, m’assieds par terre et commence de finir de briser les choses qui l’étaient à moitié. Quant à ce qui est intact, je ne le touche pas, je ne m’oublie jamais.

— Ah ! vous avez cru que Marie est partie, donc elle est morte ! On peut tout casser, tout disperser ! criais-je en brisant toujours.

Ma tante au commencement se taisait, puis :

— Est-ce que c’est une jeune fille ? c’est un monstre, une horreur !

Au milieu de ma colère, je ne puis m’empêcher de sourire. Car cette affaire est tout à l’extérieur, elle n’est pas dans mon fond, et, en ce moment, j’ai le bonheur de toucher mon fond, donc je suis parfaitement tranquille et je regarde tout cela comme si cela concernait une autre que moi.


Vendredi 1er octobre. — Dieu ne fait pas ce que je le prie de faire, je me résigne (pas du tout, j’attends). Oh ! que c’est ennuyeux d’attendre et de ne pouvoir rien faire qu’attendre ! Tout cela abîme la femme : les contrariétés, les résistances des choses d’alentour.

« Si l’homme après sa naissance et dans ses premiers mouvements n’éprouvait pas de résistance dans le contact des choses d’alentour, il arriverait à ne pas se distinguer d’avec le monde extérieur, à croire que ce monde fait partie de lui-même, de son corps ; à mesure qu’il y atteindrait de son geste ou de son pas, il arriverait à se persuader que le tout n’est qu’une dépendance et une extension de son être personnel, il dirait avec confiance : L’Univers, c’est moi. »

Vous avez bien raison de dire que c’est trop bien fait pour être de moi, aussi ne chercherai-je pas à vous le faire accroire. C’est un philosophe qui l’a dit et je le répète. Eh bien, c’est comme cela que j’avais rêvé de vivre, mais le contact des choses d’alentour m’a fait des bleus, ce dont je suis excessivement fâchée.

Toutes les personnes qui me plaisaient, j’ai osé les comparer avec le duc. C’est étrange, eh bien, à toutes les occasions il me revient tout entier et j’en remercie Dieu, car il est ma lumière. Oh ! quelle différence ! comme je me souviens !… Tout mon bonheur consistait à l’apercevoir, je restais sur la terrasse, je le voyais passer quelquefois et je revenais folle à la maison. Je me jetais dans les bras de Colignon, je cachais ma figure sur sa poitrine, elle me laissait faire et puis doucement me faisait lever et me conduisait à la leçon, tout étourdie encore, ivre de bonheur !

Oh ! que je comprends bien cette expression ivre de bonheur, car je l’étais. Je ne le regardais pas comme un semblable, je n’ai jamais, sérieusement pensé à le connaître. Le voir… le voir encore… et voilà tout ce que je demandais !… Je l’aime encore et je l’aimerai toujours !…

Qu’il est bon de parler de lui !… Comme ce souvenir est pur !… En y pensant, je sors de cette fange niçoise, je m’élève, je l’aime.

Quand je pense à cela, je ne puis beaucoup écrire, je pense, j’aime et c’est tout.

Les désordres dans la maison sont un grand chagrin pour moi ; les détails du service, les chambres sans meubles, cet air de dévastation, de misère me fendent le cœur ! Mon Dieu, prenez-moi en pitié et aidez-moi à arranger cela. Je suis seule. Pour ma tante, tout lui est égal : que la maison croule, que le jardin dessèche… Je ne parle même pas des détails… Et moi, ces détails mal soignés m’énervent, me gâtent le caractère. Quand tout est beau, confortable et riche autour de moi, je suis bonne, gaie, et bien. Mais la désolation et le vide me font désolée et vide de tout, L’hirondelle s’arrange son nid, le lion sa fosse, comment l’homme, si supérieur aux animaux, ne veut-il rien faire ?

Si je dis : si supérieur, ça ne veut pas dire que je l’estime, non. Je méprise profondément le genre humain et par conviction. Je n’attends rien de bon de lui. Il n’y a pas ce que je cherche et espère : — une âme bonne et parfaite. — Ceux qui sont bons sont bêtes, et ceux qui ont de l’esprit sont ou rusés, ou trop occupés de leur esprit pour être bons. De plus, chaque créature est essentiellement égoïste. Or cherchez-moi de la bonté chez un égoïste. L’intérêt, la ruse, l’intrigue, l’envie !  ! Bienheureux ceux qui ont de l’ambition, c’est une noble passion ; par vanité et par ambition on tâche de paraître bon devant les autres et par moments, et c’est mieux que de ne l’être jamais.

Eh bien, ma fille, avez-vous épuisé toute votre science ? — Pour le moment oui. Au moins ainsi j’aurai moins de déceptions !… Aucune lâcheté ne me chagrinera, aucune vilaine action ne me surprendra. Il arrivera sans doute un jour où je penserai avoir trouvé un homme, mais ce jour-là je me tromperai laidement. Je prévois bien ce jour. Je serai aveuglée, je dis cela maintenant que je vois clair… mais à ce compte, pourquoi vivre ? puisque tout est vilenie et scélératesse dans ce monde ?… Pourquoi ? Parce que je comprends que c’est ainsi, moi. Parce que, quoi qu’on dise, la vie est une fort belle chose. Et parce que, sans trop approfondir, on peut vivre heureusement. Ne compter ni sur l’amitié ni sur la reconnaissance, ni sur la fidélité, ni sur l’honnêteté ; s’élever bravement au-dessus des misères humaines et s’arrêter entre elles et Dieu. Prendre tout ce qu’on peut de la vie et vivement ; ne pas faire de mal à ses semblables, ne pas laisser échapper un instant de plaisir, s’arranger une vie commode, bruyante et magnifique ; s’élever absolument et autant que possible au-dessus des autres ; être puissant ! Oui, puissant ! puissant ! Par n’importe quoi !… Alors on est craint ou respecté. Alors on est fort, et c’est le comble de la félicité humaine, parce qu’alors les semblables sont muselés, ou par lâcheté ou par autre chose, et ne vous mordent pas.

N’est-il pas étrange de m’entendre raisonner de la sorte ? Oui, mais ces raisonnements chez un jeune chien comme moi sont une nouvelle preuve de ce que vaut le monde… Il faut qu’il soit bien imbibé de saleté et de méchanceté pour qu’en si peu de temps il m’ait tellement attristée. J’ai quinze ans seulement.


Et cela prouve la divine miséricorde de Dieu, car lorsque je serai complètement initiée aux laideurs de ce monde, je verrai qu’il n’y a que Lui tout en haut dans le ciel, moi tout en bas sur la terre. Cette conviction me donnera une plus grande force. Je ne toucher ai aux choses vulgaires que pour m’élever et je serai heureuse quand je ne prendrai pas à cœur les petitesses autour desquelles les hommes tournent, combattent, se mangent et se déchirent, comme des chiens affamés.

Voilà bien des mots ! Et où vais-je m’élever ? Et comment ? Oh ! des visions !…

Je m’élève mentalement, toujours mentalement, mon âme est grande, je suis capable d’immenses choses, mais à quoi tout cela me sert-il ? puisque je vis dans un coin sombre, ignorée de tous !

Tenez, voilà que je regrette mes fichus semblables ! Mais je ne les ai jamais dédaignés, je les cherche au contraire ; sans eux, il n’y a rien en ce monde. Seulement, seulement je les estime ce qu’ils valent et je veux m’en servir.

La multitude, c’est tout. Que m’importent quelques êtres supérieurs, il me faut tout le monde, il me faut de l’éclat, du bruit.

Quand je pense que… Revenons au mot éternellement ennuyeux et nécessaire… Attendons !… Ah ! si l’on savait combien il me coûte d’attendre ! Mais j’aime la vie, j’aime les ennuis comme les joies. J’aime Dieu et j’aime son monde avec toutes ses vilenies, et malgré toutes ses vilenies, et peut-être même à cause de toutes ses vilenies.

Il fait très bon encore, l’air est doux, la lune est claire, les arbres sont noirs, Nice est belle ; je ne préférerais pas la plus belle vue du monde à celle que j’ai de ma fenêtre. Il fait beau, mais il fait triste, triste, triste.

Je lirai encore un peu, puis j’irai continuer mon roman cérébral.

Pourquoi ne peut-on jamais parler sans exagérer ? Mes réflexions noires seraient justes, si elles étaient un peu plus calmes ; leur forme violente leur ôte de leur naturel.

Il y a de froides âmes, il y a de belles actions et il y a des cœurs honnêtes, mais par élans et si rarement qu’on ne peut les confondre avec tout le monde.

On dira peut-être que j’ai ces idées parce que je suis contrariée par quelque chose ; mais non, j’ai mes contrariétés habituelles et rien de particulier. Ne cherchez pas autre chose que ce qu’il y a dans ce journal, je suis scrupuleuse et ne passe jamais sous silence ni une pensée ni un doute. Je me reproduis aussi fidèlement que me le permet mon pauvre esprit. Et si on ne me croit pas, si on cherche à voir au delà ou en dedans de ce que je dis, tant pis ! On ne verra rien, car il n’y a rien.


Samedi 9 octobre. — Si j’étais née princesse de Bourbon comme Madame de Longueville, si j’avais pour serviteurs des comtes ; pour parents et amis, des rois ; si, dès les premiers pas dans la vie, je n’avais rencontré que des têtes baissées, que des courtisans empressés, si je n’avais blasons, et dormi que sous des dais royaux, si j’avais toute une suite d’aïeux, les uns plus glorieux, plus fiers que les autres ; si j’avais tout cela, il me semble que je ne serais ni plus fière, ni plus arrogante que je ne suis.

Ô mon Dieu, combien je vous bénis ! Ces idées qui me viennent de vous, me retiendront dans le droit chemin et ne me feront pas un instant quitter des yeux l’étoile lumineuse vers laquelle je marche ?

Je crois qu’en ce moment je ne marche pas du tout. Mais je marcherai, et pour si peu on ne dérange pas une aussi belle phrase…

Ah ! je suis lasse de mon obscurité ! Je dessèche d’inaction, je moisis dans les ténèbres. Le soleil, le soleil, le soleil !…

De quel côté me viendra-t-il ? Quand ? où ? comment ? Je ne veux rien savoir, pourvu qu’il vienne !

Dans mes moments de folie de grandeur, tous les objets me semblent indignes d’être touchés, ma plume se refuse à écrire le nom de tous les jours. Je regarde avec un dédain surnaturel tout ce qui m’entoure et puis je me dis, en soupirant : Allons, du courage, ce temps n’est qu’un passage qui me conduit où je serai bien.

Vendredi 15 octobre. — J’oublie ! Ma tante est allée acheter des fruits devant l’église Saint-Reparate, dans la ville de Nice.

Les femmes tout de suite ont fait cercle autour de moi. J’ai chanté à demi-voix ie Rossigno che volà. Cela les a enthousiasmées et les plus vieilles se mirent à danser ; j’ai dit ce que je sais en niçois. En un mot, triomphe populaire. La marchande de pommes me fit la révérence en s’écriant : Che bella regina !

Je ne sais pourquoi les gens du commun m’aiment et, moi-même, je me sens bien entre eux, je me crois reine, je leur parle avec bienveillance et m’en vais après une petite ovation comme aujourd’hui. Si j’étais reine, le peuple m’adorerait.


Lundi 27 décembre. — J’ai fait un drôle de rêve. Je volais très haut au-dessus de la terre, une lyre à la main dont les cordes se défaisaient à chaque instant, et je ne parvenais à en tirer aucun accord. — Je m’élevais toujours, je voyais des horizons immenses, des nuages bleus, jaunes, rouges, mélangés, dorés, argentés, déchirés, étranges, puis tout devenait gris, puis de nouveau éblouissant ; et je m’élevais toujours jusqu’à ce qu’enfin j’arrivais à une si grande hauteur que c’était effrayant ; mais je n’avais pas peur, les nuages semblaient gelés, grisâtres et brillants comme du plomb. Tout devint vague, j’avais ma lyre à la main toujours avec ses cordes mal tendues, et au loin sous mes pieds était une boule rougeâtre, la terre.

Toute ma vie est dans ce journal, mes plus calmes moments sont ceux où j’écris. Ceux-là sont peut-être mes seuls moments calmes.

Si je meurs bientôt, je brûlerai tout, mais si je meurs vieille, on lira ce journal. Je crois qu’il n’y a pas encore de photographie, si je puis m’exprimer ainsi, de toute une existence de femme, de toutes ses pensées, de tout, de tout. Ce sera curieux.

Si je meurs jeune, bientôt, et si par malheur ce journal n’est pas brûlé, on dira : Pauvre enfant ! elle a aimé, et tout son désespoir vient de là !

Qu’on le dise, je ne veux pas prouver le contraire, car plus je dirai, moins on me croira.

Qu’y a-t-il de plus stupide, de plus lâche, de plus vil que le genre humain ? Rien ! rien ! Le genre humain a été créé pour la perdition du… Bon, j’allais dire pour la perdition du genre humain.

Il est trois heures du matin, et, comme dit ma tante, en veillant je ne gagnerai rien.

Ah ! je suis impatiente. Mon temps viendra, je veux bien le croire, mais quelque chose me dit qu’il ne viendra jamais, que je passerai toute ma vie à attendre… toujours attendre. Et attendre… attendre !…

Je suis fâchée et je n’ai pas pleuré, je ne me suis pas couchée par terre. Je suis calme. C’est mauvais signe ; il vaut mieux être furieuse.


Mardi 28 décembre. — J’ai froid, ma bouche brûle. Je sais bien que c’est indigne d’un esprit fort, de s’abandonner à un vil chagrin, de se ronger les doigts pour les dédains d’une ville comme Nice ; mais secouer la tête, sourire avec mépris et ne plus y penser serait trop fort. Pleurer et rager me fait plus de plaisir.

Je suis arrivée à un tel énervement que chaque morceau de musique qui n’est pas un galop me fait pleurer. Dans chaque opéra je me retrouve, les paroles les plus ordinaires me frappent au cœur.

Un pareil état ferait honneur à une femme de trente ans. Mais à quinze ans avoir des nerfs, pleurer comme une bête à chaque stupide phrase sentimentale !

Tout à l’heure encore je suis tombée à genoux en sanglotant et en implorant Dieu, les bras étendus et les yeux fixés devant moi, tout comme si Dieu était là, dans ma chambre !

Il paraît que Dieu ne m’entend pas ; pourtant je crie assez fort. Je crois que je dis des impertinences au bon Dieu.

En ce moment je suis si désespérée, si malheureuse que je ne désire rien ! Si toute la société ennemie de Nice venait s’agenouiller devant moi, je ne bougerais pas !

Si ! si ! je lui donnerais un coup de pied ! Car enfin qu’est-ce que nous leur avons fait ?

Mon Dieu, est-ce que toute ma vie sera ainsi ?!

Lundi, il y aura un tir aux pigeons ; je ne m’en inquiète seulement pas. Et avant ?

Je voudrais posséder le talent de tous les auteurs réunis pour pouvoir donner une juste idée de mon profond désespoir, de mon amour-propre blessé, de tous mes désirs contrariés.

Il suffit que je désire pour que rien n’arrive !…

Trouverai-je jamais un chien de la rue, affamé et battu par tous les gamins, un cheval qui depuis le matin jusqu’au soir traîne des poids énormes, un âne de moulin, un rat d’église, un professeur de mathématiques sans leçons, un prêtre destitué, un… diable quelconque assez écrasé, assez misérable, assez triste, assez humilié, assez abattu, pour le comparer à moi ?

Ce qu’il y a d’affreux chez moi, c’est que les humiliations passées ne glissent pas sur mon cœur, mais laissent leur trace hideuse !

Jamais vous ne comprendrez ma situation ; jamais vous ne vous rendrez compte de mon existence. Vous rirez… riez, riez ! Mais peut-être se trouvera-t-il quelqu’un qui pleurera, Dieu, ayez pitié de moi, entendez ma voix ; je vous jure que je crois en vous.

Une vie comme ma vie, avec un caractère comme mon caractère !!!

Je n’ai même pas les amusements de mon âge ! Je n’ai même pas ce que chaque Américaine aux jupes retroussées a ; je ne danse même pas !…


Mercredi 29 décembre. — Mon Dieu, si vous me faites vivre comme j’aime, je vous promets, mon Dieu, si vous me prenez en pitié, je vous promets d’aller depuis Kharkoff jusqu’à Kieff à pied, comme les pèlerins. Si en outre vous satisfaites mon ambition et si vous me rendez tout à fait heureuse, je vous promets d’aller à Jérusalem et de faire le dixième du chemin à pied.

N’est-ce pas un péché de faire ce que je fais ? Des saints ont fait des vœux, oui, mais j’ai l’air de faire des conditions. Non, Dieu voit que mon intention est bonne, et, si je fais mal, il me pardonnera, car je désire bien faire.

Mon Dieu, pardonnez-moi et prenez-moi en pitié, faites que j’accomplisse mes promesses !

Sainte Marie, c’est peut-être bête, mais il me semble que, comme femme, vous êtes plus clémente, plus indulgente, prenez-moi sous votre protection, et je jure de consacrer un dixième de mon revenu à toutes sortes de bonnes œuvres… Si je fais mal, c’est sans le vouloir. Pardon !