Journal de Marie Bashkirtseff/1/À la mémoire de Marie Bashkirtseff

G. Charpentier et Cie (Tome premierp. 1-3).

À LA MÉMOIRE DE MARIE BASHKIRTSEFF

(APRÈS LA LECTURE DE SON JOURNAL)


La mort n’est qu’un vain mot. La substance éternelle
De ceux que nous pleurons flotte éparse dans l’air ;
Son, couleur ou parfum, une forme nouvelle
Évoque à chaque instant l’être qui nous est cher.

Entre les hauts talus d’une châtaigneraie,
Ce matin, deux enfants se tenant par la main,
Et plus loin une fille assise sous la haie,
L’œil tourné vers la fuite ombreuse du chemin ;

Le ciel d’azur, la mer aux couleurs d’améthyste,
Les champs silencieux et la plage en émoi ;
Tout, ô Marie, ardente et merveilleuse artiste,
M’a rappelé ton œuvre et reparlé de toi.

Ton altière raison, ta grâce ensorcelante,
Ton esprit, sur lesquels un nimbe de beauté
Brillait comme la fleur au sommet de la plante,
Tout cela reste entier, par la mort respecté.


Non, non, toi qui trempais aux sources de la Vie
Ta lèvre impatiente avec tant de candeur,
Le néant ne t’a pas aveuglément ravie
À ce monde, qui fut le souci de ton cœur.

Tu promenais partout ta hautaine espérance
Dans un rêve brûlant de gloire et d’action,
Et tour à tour Paris, Naples, Rome et Florence
Chauffaient à leur foyer ta jeune ambition.

Le rude froissement des passions humaines
Te meurtrissait le cœur jusqu’à l’ensanglanter,
Tu n’en sentais pas moins bouillonner dans tes veines
Un désir obstiné de vivre et de lutter.

Un jour tu t’arrêtas, non pas craintive ou lasse,
Mais afin d’incarner dans la réalité,
Par delà ce qui meurt, par delà ce qui passe,
Tes beaux rêves d’art pur et de sincérité.

Et tu créas ton œuvre, — humaine, simple et vraie,
Ayant ce naturel qui seul peut nous toucher,
Belle de la beauté des roses de la haie
Et de la source vive au sortir du rocher.

Le monde saluait déjà ta jeune étoile,
Et, tandis que ta gloire et ton nom célébrés
Montaient, l’Ange de mort t’emporta sous son voile
Dans le linceul soyeux de tes cheveux dorés.

Ta forme a disparu, mais ton âme d’artiste,
Tes tableaux imprégnés de la splendeur du Beau,

Le plus grand, le meilleur de toi-même subsiste ;
Il demeure avec nous en dépit du tombeau.

Non, la mort n’est qu’un mot. Je te sens si vivante,
En lisant ces feuillets où se posa ta main,
Qu’il me semble te voir, dans la grâce mouvante
De tes longs vêtements, passer sur le chemin…

Tu m’apparais de gloire et de clarté vêtue.
— Au travers de ton œuvre, ainsi dans l’avenir
Les foules te verront, blanche et pure statue,
Te dresser, radieuse, au fond du souvenir.


André Theuriet.


Saint-Énogat, septembre 1885