JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS
(Suite.)

Delibes, Guiraud, Lalo, Poise, Duprato viennent de disparaître successivement. Il me semble qu’ils emportent avec eux quelque chose d’un art charmant, auquel succès un art pénible comme le temps où nous vivons.

Certains puristes pharisiens affectent le plus grand dédain pour les musiciens qui composent au piano.

Je croyais que, depuis Alceste, il était admis que « le temps ne fait rien à l’affaire ». — Si le temps n’y fait rien, qu’y peut faire tel ou tel procédé de travail ?

Celui-ci a besoin, pour créer son œuvre, de l’isolement de la campagne ; celui-là, de l’excitation sans cesse renouvelée d’un milieu artistique vivace. À l’un, il faut le silence de la nuit, à l’autre, la petite flamme que le café allume dans le cerveau. — En voici qui ruminent une première idée pendant la déambulation, si propice à l’activité de la pensée flottant autour d’un germe de conception. J’en sais qu’une plume de fer dans les doigts glacerait.

Qu’importent telles ou telles habitudes d’esprit, ou même d’outil matériel, si l’œuvre est saine et bonne ?

Le grand argument des Aristarques, est qu’au piano les doigts agissent plus que l’imagination, refaisant les mouvements dont ils sont coutumiers, reproduisant fatalement des formes connues, des harmonies usées, des figures mélodiques banales.

Il est acquis à l’histoire musicale que Schumann composait toujours au piano et ne pouvait s’en passer. C’est ainsi que furent conçus le Carnaval, Kresleriana, Humoreske, les Études symphoniques, les Novellettes, Fantasiestücke, Kinderscenen, et le Lieder, et le Paradis et la Péri, et Faust, en un mot, toute cette œuvre si copieuse, si romantique !

Que ceux qui proscrivent la méthode de travail de Schumann essayent de faire mieux ! Qu’ils trouvent des rythmes plus personnels, des harmonies plus colorées, des accents plus intimement profonds, des mélodies plus savoureuses !

C’est que ceux-là ignorent le plus souvent comment composent les musiciens qui ont la pratique quotidienne du piano et pour qui cet instrument est à la fois un incitant et le rapide véhicule de la pensée.

Les poètes, les romanciers, les philosophes, les critiques, en un mot les écrivains de tous ordre portent en eux la pensée générale d’une œuvre ou d’un fragment d’œuvre. Mais cette pensée, qui les hante, flotte vaguement dans leur imagination.

Les voici, cependant, la plus à la main, à leur table de travail. C’est là que l’idée se dégage peu à peu et se précise. Par une mystérieuse affinité, née d’une heureuse habitude, l’outil de travail a transmis, de la main qui le tient, je ne sais quel fluide au cerveau, et en a fait jaillir l’étincelle. — Supprimez la plume, supprimez le pli fécond de l’habitude où l’imagination se sent à l’aise, et souvent, bien souvent, vous aurez supprimé l’inspiration.

« Mon Dieu », dit M. de Goncourt dans son intéressant Journal, « peut-être deux ou trois années d’aveuglement avant ma mort, ce ne serait pas mauvais cette séparation, ce divorce de ma vision avec la nature colorée qui a été pour moi une maîtresse si captivante. Il me serait peut-être donné de composer un volume, ou plutôt une série de notes, toutes spiritualistes, toutes philosophiques, et écrites dans l’ombre de la pensée. Malheureusement, je crois déjà l’avoir dit, je ne peux pas formuler quelque chose sans que mon écriture soit une façon de dessin d’où sort mon talent d’écrivain. »

Eh ! bien ! ce que l’écriture est à un des écrivains les plus originaux de ce temps, le piano l’est au compositeur.

Un pensée, — que dis-je, souvent moins qu’une pensée, un contour, — une couleur, souvent moins qu’une couleur, une nuance, — une impression, — souvent moins qu’une impression, une vapeur, — sont dans son imagination et l’obsèdent sans qu’il en puisse rien fixer. Il la sent là, tout près de lui, imperceptible, cette poésie de songe, et il ne peut même l’entrevoir. C’est alors qu’il s’assied au piano et, rêvant, il s’abandonne en de vagues préludes. Longtemps sa recherche est vaine. Que de fois le but reste caché comme derrière un brouillard opaque ! Que de fois le cerveau demeure vide, glacé, les doigts sans direction reproduisant machinalement des formules incolores ! Ces jours-là, — hélas, les plus nombreux, — la page reste blanche et le découragement gagne l’artiste !

Mais un jour vient où d’une succession de notes, du choc d’une harmonie ayant je ne sais quelle secrète et féerique corrélation avec l’idée latente, l’intérêt s’éveille brusquement ; la clarté se fait, comme si la fumée d’un nuage s’évanouissait ! Alors l’artiste ne voit plus rien autour de lui ; il est emporté dans un monde surnaturel, il saisit son rêve ! Dans une sorte d’ivresse il le vit, ce rêve, revenant sans cesse, sans jamais se lasser, à ce coin de ciel encore inexploré, qu’il a pu le premier atteindre ! La pensée se répète sous les doigts enfiévrés, passant et repassant sans cesse par le prisme de mille coleurs changeantes.

Le musicien peut courir à présent à sa table de travail ; l’œuvre est née !

Heureux quand, l’enivrement dissipé, il ne reconnaît pas tristement que, si haute et si exquise que soit peut-être la beauté exprimée, elle ne réalise encore que bien imparfaitement celle qu’il a sentie, car jamais, hélas ! jamais l’artiste n’atteint cette perfection d’idéal à laquelle il a aspiré !

La plupart des musiciens qui dénigrent avec ostentation l’usage du piano pour composer, y recourent eux-mêmes quotidiennement.

Je défendais un jour ce procédé de travail à un ami excellent, — X….., de talent solide, qui me soutenait ne l’avoir jamais employé, le tenant en parfaite mésestime.

En disputant sur ce sujet, nous entrâmes dans son cabinet. Un piano était là ; machinalement je l’ouvris, et, grand Dieu ! que vis-je ?…, un clavier maculé d’énormes taches d’encre !

Ce fut mon tour de triompher. Notre homme eut beau se défendre. Il était clair pour moi qu’il ne se contentait même pas, comme la plupart des compositeurs, de noter au piano quelques points de repères d’une très sommaire esquisse, pour lesquels quelques coups de crayons suffisent, mais qu’il y devait chercher et arrêter, en tous ses détails, la forme définitive de ses productions.

En un autre temps, j’avais l’honneur de loger chez moi mon cher et vénéré Maître. Lui aussi blâmait l’usage du piano pour composer. Au cours de nos conversations il revint à diverses reprises sur ce sujet avec la plus parfaite bonne foi, car il était incapable de feindre, et nous épuisâmes l’un et l’autre tous les arguments sans que nos convictions réciproques fussent ébranlées. — À deux jours de là, passant devant sa chambre, je l’entendis s’escrimer sur le piano de ses doigts gourds, mâchant et remâchant sans cesse les mêmes thèmes. — « Qu’est cela ? dis-je en entrant ; je ne reconnais pas ces motifs. » — « C’est, me dit-il simplement, oubliant notre conversation de l’avant-veille, l’andante de mon quatuor auquel je travaille. »

Un autre jour, j’allai faire visite à un des maîtres dont le noble talent honore l’art français, et qui professe hautement et sincèrement le même mépris pour le piano. Comme j’étais sur le palier de son appartement, je l’entendis jouer de cet instrument si décrié, et ayant été immédiatement introduit, je le surpris devant une esquisse au crayon d’une superbe scène qu’il me fit entendre sans plus de façons.

C’est que, au vrai, la plupart des compositeurs procèdent ainsi. Tous certes peuvent écrire n’importe quelle œuvre sans le concours d’aucun instrument. Mais, pour beaucoup, c’est alors précisément que leur production est plus froide et moins personnelle.

Tout le monde sait l’histoire de Beethoven fredonnant obstinément entre ses dents pendant une promenade, — puis, hâtant le pas et, dès sa rentrée au logis, se précipitant au piano où sous ses doigts éclata tumultueusement le finale en germe de l’admirable sonate en fa mineur op. 57.

Meyerbeer avait un piano carré « dont il se servait en même temps pour jouer et pour écrire. »

Pour Halévy le facteur Roller avait fait « un magnifique bureau de travail dont les flancs recélaient un piano ; l’un des tiroirs, en s’ouvrant, montrait un clavier. »

Ambroise Thomas a, ou a eu, un meuble de ce genre ; et beaucoup de nos auteurs français contemporains se servent de ces commodes pianinos que la maison Pleyel a si ingénieusement disposés avec un couvercle-pupitre.

Dans un des fascicules qui ont été publiés à Bayreuth en commémoration des fêtes, on peut voir le très curieux fac-similé de l’épique Marche funèbre de Siegfried (Crépuscule des Dieux) en premier jet. Bien qu’écrite sur trois portées, — ainsi d’ailleurs que plusieurs maîtres, notamment Schumann, ont noté quelques pièces de piano et toutes leurs œuvres pour orgue et piano à pédale, — cette esquisse, tracée par un des plus puissants et des plus polyphoniques manieurs d’orchestre qui existent, diffère peu d’une réduction au piano.

Enfin, si Berlioz ne s’est jamais servi personnellement de cet instrument qu’il ne pratiquait pas, il se servait d’une guitare, ce qui certes ne valait pas mieux. Je garde même la conviction que, si l’auteur de la Damnation de Faust avait eu l’usage du piano, sa vive originalité n’aurait pu en être atténuée, mais sa forme aurait été souvent moins laborieuse, son écriture plus naturellement pure, et son inspiration se serait plus librement épanouie, sans cette gestation pénible, je n’ose dire douloureuse, dont peuvent se rendre compte ceux qui ont eu en mains ses manuscrit originaux.

Ne médisons pas du piano. Il est l’ami, le confident de tous les jours, — heures grises, heures roses. C’est lui qui nous ouvre le facile accès de tous les chefs-d’œuvre. C’est lui qui, en avivant en notre âme l’émotion, fait germer la fleur exquise de l’inspiration.

(À suivre.)

A. Montaux.