Heugel (no 34p. 4-5).

JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS

(Suite.)

… Je veux bien vite répondre à votre lettre, et vous donner un mot d’explication sur cette appréciation qui vous a déplu. – Vous voilà contrarié parce que j’ai appelé votre cher Delibes l’héritier d’Herold et d’Auber. Il faut, j’en conviens, un vrai courage pour louer l’un et l’autre en ce temps. Ce courage pourtant, je l’ai, et, laissez-moi vous le dire bien franchement, quand vous vous récriez, affirmant qu’ « il y a dans Lakmé tout le contraire du Domino noir et d’Haydée », c’est vous, malgré votre sens si fin de notre art, – qui vous trompez !

Non, Lakmé n’est pas « tout le contraire » du Domino Noir et d’Haydée ; si nous rencontrons quelque chose de plus ici que là, c’est que ce quelque chose est dû à la différence des temps.

C’est presque un lieu commun de dire que tout artiste, si personnel qu’il soit, subit l’influence de l’air ambiant. Si Auber était notre contemporain, à coup sûr, écrirait-il à peu près comme Delibes. – L’œuvre d’Ambroise Thomas, – assez heureux pour être et avoir été le confrère de l’un et de l’autre – offre un curieux exemple de ce que peut amener de modifications dans la manière d’un auteur cette influence. Si dissemblables pourtant que soient, en apparence, le Caïd, le Songe d’une nuit d’été, et Mignon ou Hamlet (aussi dissemblables qu’Haydée et Lakmé) une observation attentive y reconnaîtra le même tempérament, je dis plus, la même main ; elle l’y reconnaîtra mieux encore, lorsque, les générations successives amenant de nouveaux courants dans l’art musical, la manière de Mignon et d’Hamlet se sera fanée, et que toute l’œuvre de Thomas, sans rien perdre de sa valeur, se sera uniformisée sous la patine du temps.

Il faut toujours faire la part de cet apport contingent du moment et des milieux, pour juger sainement une œuvre d’art.

Dans Lakmé, la parenté d’esprit entre Auber et Delibes se trahit quelquefois d’une façon matérielle.

Le duo des deux femmes, au 1er acte, n’est-il pas un peu cousin de « C’est la fête au Lido » de cette Haydée avec laquelle vous repoussez énergiquement tout parallèle ? – La répétition de la phrase dans la coulisse, la poétique ritournelle confiée aux cors et chargée d’harmonies pénétrantes, voilà ce qui est du temps présent ! – La scène du Marché ne descend-elle pas, elle aussi, en ligne directe de celle de la Muette, sauf la construction de la phrase mélodique qui eût été considérée comme une hérésie en 1828, la rapidité des modulations successives et certains détails d’orchestre, notamment l’appel réitéré des timbales qui sont bien aussi du temps présent. Mais l’esprit général du morceau, son alerte vivacité et jusqu’à sa tonalité, sont les mêmes. – Et le quintetto du 1er acte ?

J’entends : — Vous me parlez couleur et sentiment.

À quoi je répondes que, — dans la mode de leur temps, — Herold et Aubert avaient l’un et l’autre.

Il y a bien de la couleur, et de la meilleure, dans le dernier acte du Pré aux Clercs (revoir le morne dessin d’alto, dont l’accord est baissé, pendant que passe mystérieusement la barque portant le corps de Comminges) et c’est devenu un cliché banal de dire que la Muette évoque la vision ensoleillée de Naples, avec ses mœurs dévotieuses et turbulentes. Cette Muette, qui avait enchanté sa jeunesse, Wagner n’a jamais pu complètement l’oublier ni la mépriser !

Quant au sentiment, personne, que je sache, ne l’a contesté encore à l’auteur de cette touchante cantilène : « Souvenir du jeune âge », qui a acquis la popularité sans la payer de la vulgarité ; — et j’en trouve bien aussi un peu dans l’air du Sommeil.

D’ailleurs, ne peut-on être de la même famille sans avoir même cœur et même visage ? J’admet volontiers que Delibes ait plus de sens du pittoresque[1], par exemple, que l’auteur de la Part du Diable.

Mais si celui-ci, comme celui-là, me tire quelques larmes, ce seront des larmes douces comme celles que je pourrais verser à « la Souris » ou à « l’Abbé Constantin ». – Et qu’on ne se récrie pas. « N’écrit pas l’Abbé Constantin qui veut », – disait naguère M. Ganderax, – « ceux qui en douteraient n’ont qu’à essayer » – N’est pas non plus Auber qui veut.

Ainsi qu’Auber, qu’Herold, que tous les talents du même ordre, Delibes a la grâce l’esprit, le souci constant de la forme, la mesure, le goût. C’est un charmeur ! Et en effet, quand on parle de ses œuvres, c’est toujours ce qualificatif de charmant qui vient sous la plume ou à la bouche !

Si je ne rencontre pas chez lui ce que je rencontre dans certains passages de l’Arlésienne ou de Carmen, ce je ne sais quoi de souffreteux, « qui me fait mal à la poitrine » comme la bise provençale dont parlait Mme de Sévigné, où est le malheur ? et pourquoi m’en plaindrais-je ?

C’est cette grâce toujours aimable qui fait la personnalité de Delibes ; c’est par là qu’il est lui et point un autre, et qu’il a continué les traditions d’Herold et d’Auber.

Savez-vous ce que je ferais si j’étais directeur de l’Opéra ? – Je demanderais à Delibes d’écrire sa Muette….. et il me l’écrirait !…

C’était en 1870, peu avant l’investissement de Paris. Un de nos compositeurs les plus connus, dont les gracieuses mélodies sont presque populaires, quitta la ville et gagna la province. – Un ami l’avait accompagné à la gare. Notre homme s’installa commodément dans le wagon, casa en bonne place ses menus bagages, puis, comme le train s’ébranlait, tendit le bras hors de la portière, et, serrant la main de celui qu’il laissait : J’espère bien, s’écria-t-il, que les Parisiens vont énergiquement se défendre !

C’est inouï à quel point les Maîtres se jugent mal entre eux ; c’est sans doute que cherchant à atteindre le beau sous un certain aspect et par certains moyens qui leur sont particuliers, ils ne conçoivent pas qu’on le puisse réaliser autrement.

Ingres écrit quelque part, en parlant de Rubens, qu’il pourrait bien être venu au monde pour détruire la peinture.

Il demande qu’on enlève du Louvre le tableau de la Méduse et ces deux grands dragons « ses acolytes, « pour qu’ils ne corrompent plus le goût du public. »

Il s’insurge contre « les Byrons et les Goethe de toute espèce, qui dans les lettres et les arts pervertissent, corrompent et découragent le cœur de l’homme… que d’autres les vantent si bon leur semble », – ajoute-t-il, – « moi je les maudis ! »

Voltaire écrivait à Bettinelli : « Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre !… »

Beethoven estimait qu’Euryanthe n’était qu’une accumulation de septièmes diminuées. – Weber, de son côté, – que Schubert aussi décriait, – médisait des plus admirables symphonies de Beethoven – Wagner a jugé Mendelssohn vide et futile. – Schumann a dessiné une croix mortuaire au dessus d’un article sur le Prophète, qui se terminait par ces mots : Ci-gît le Prophète, et éprouvait pour toute l’œuvre de Meyerbeer une insurmontable aversion. Berlioz a fait contre Wagner une âpre déclaration de principes, et a signalé comme absolument inintelligible la géniale introduction de Tristan et Iseult, si logique en ses développements.

Et que sont encore ses appréciations, à côté de celles que j’ai entendues de compositeurs sur leurs collègues, vivants ou morts !

Mais celles-ci sont seulement des paroles qui volent, et je les veux oublier !

On connaît ce personnage des Faux Bonhommes qui loue les gens à bouche que veux-tu, pour se reprendre par un : « Seulement…. » derrière lequel il entasse les plus vilaines calomnies.

Toutes les fois que j’entends Péponnet commencer le panégyrique de quelqu’un, je me dis : « Bon ! le voici qui va lâcher son : Seulement, »… et le retour fréquent de cet effet prévu gâte mon plaisir.

Il en est ainsi pour certains leitmotive. – Je les vois venir, et j’en suis las !

La chapelle d’Agreneff vaut d’être écoutée.

Le programme comprend certains chants populaires russes (notamment celui des bateliers du Volga), d’un tour et d’un accent très particuliers. Il y a vraiment une profonde et très dolente mélancolie dans l’âme de ce peuple qui vit dans une nature froide et triste.

La compagnie d’Agreneff compte quelques voix de basses d’une étendue exceptionnelle, comme nous n’en possédons pas en France. Il y a là des gaillards qui font ronfler comme des pédales d’orgue des et des ut au-dessous des lignes.

En lisant ces volumes de Mélodies, que leurs auteurs ont enflés de rognures de leurs autres œuvres, sur lesquelles on a rajusté une poésie quelconque, je songe à ces boîtes de jouets que le marchand grossit et tasse avec des morceaux de papier.

De l’influence des milieux sur l’effet. — Cet été, me trouvant dans le Tyrol, j’allai, le 15 août, entendre la messe dans un petit village près Toblach, perdu dans la montagne. Comme c’était la fête de l’endroit, l’unique nef était comble ; les fidèles, accourus de tous les environs, débordaient au dehors, les hommes en veste de drap, avec le chapeau orné de fleurs ou de plumes, les femmes avec le corsage bariolé, le petit chapeau rond, la jupe de couleur sombre, ample, courte et ballante. Jusque dans l’humble cimetière qui entoure l’église, tous demeuraient debout en des attitudes recueillies, priant au milieu des tombes, sous le grand ciel ensoleillé.

Il y avait messe en musique ; un chœur rustique, un orchestre où se coudoyaient sans doute le bourrelier, le forgeron, le maître d’école, le boulanger, l’aubergiste, que sais-je ? — l’orgue, un violon, un violoncelle, une contrebasse, une flûte, un cor, un cornet à piston et des timbales.

La composition, due peut-être à quelque obscur Kapellmeister, mort ignoré dans son hameau, était de la plus naïve simplicité, l’organiste peu exercé ; les instruments à cordes n’étaient pas toujours très justes, non plus que les voix d’enfants et de paysans adultes qui complétaient l’ensemble. La flûte seule, avait, avec un peu d’expérience, un certain velouté ; le cor tentait timidement quelques sons ouverts, et les timbales, soutenues par la trompette, produisaient leurs roulements avec une bruyante satisfaction, toutes les fois que le texte liturgique comportait des accents de triomphe.

Certes cet ensemble n’était pas pour séduire une oreille exercée.

Pourtant le lieu était si magnifiquement pittoresque, la foi de ces robustes montagnards si manifeste sur leurs francs visages, l’effort de ces artistes d’occasion si convaincu, que de ces supplications et de ces hosannas se dégageait je ne sais quoi de vibrant dont l’impression était irrésistible.

Ah ! la sincérité dans l’art ! j’ai entendu souvent, à Paris et ailleurs, de superbes pages de musique religieuse supérieurement interprétées ; je n’en ai jamais entendu qui m’aient plus profondément touchée que la modeste messe en musique de Aufkirchen.

Wormser écrit l’Enfant prodigue, Widor Jeanne d’Arc. — Après la pantomime, l’art équestre. — Il y a là un signe des temps ; la musique marche vers des voies nouvelles. — Il n’y a pas d’art plus merveilleusement souple, et dont l’emploi puisse être plus varié !

Il y aurait une bien intéressante étude à faire sur les œuvres de valeur qui n’ont point réussi au théâtre. On commencerait par les plus puissantes….. Euryanthe, par exemple, la magique Euryanthe ! — Et on raconterait tout ce qu’ont de charme, d’esprit, de grâce, de douce émotion, certaines pages de ces opéras oubliés ou inconnus….. Les Saisons de Massé, fraîche églogue qui devança Mireille, Valentine d’Aubigny, d’Halévy, la Petite Fadette de Semet, Erostrate de Reyer, Djamileh de Bizet, Pedro de Zalamea de Godard….. et tant d’autres dans le présent et dans le passé, dont je n’oserais presque, par respect humain, évoquer les noms ! — Pauvres fleurs fanées, dont bien peu ont respiré la pénétrante odeur.

Assisté à une représentation de Fra Diavolo, au théâtre de l’Argentina, à Rome. Je pense, — comme jadis à Munich, après le Domino noir, et à Paris, après Lohengrin, — qu’il faut entendre la musique italienne rendue par des Italiens, la musique française par des Français, et la musique allemande par des Allemands. Dans le cas contraire, il en est de l’interprétation comme du poème ; c’est une traduction.

(À suivre.)

A. Montaux.

  1. Ce sens-là, nos pères l’avaient beaucoup moins que nous.