Heugel (no 37p. 4-5).

JOURNAL D’UN MUSICIEN


FRAGMENTS
(Suite.)

La génération présente, qui voit les artistes d’aujourd’hui affecter des allures très simples, adopter une tenue correcte et conserver une parfaite dignité de vie privée, ne peut se douter de ce que furent les bohèmes d’autrefois.

Je me rappelle avoir entendu, presque enfant, un pianiste français résidant à Munich, — dont je veux oublier le nom, — et qui avait, avec un talent classique et sobre, une rare érudition. Il donna un concert, dont le programme résumait l’histoire du piano, depuis les premiers clavecinistes de toutes les écoles (en y comprenant les Anglais), jusqu’à Schubert et Schumann. L’auditoire de cette matinée — une élite, — fut ravi.

Le même soir, notre homme employait le produit du concert à faire bruyamment la fête avec une dulcinée de rencontre, et dans la nuit les sergents de ville le ramassaient dans un ruisseau où, complètement ivre, il était affalé, et mangeait gloutonnement des huîtres.

Vers le même temps j’ai connu un violoniste italien, plein de talent, qui visitait la Péninsule, le Levant et le midi de la France. Au retour d’un voyage en Égypte, il ne quittait plus le fez rouge et de grandes bottes à éperons dorés. C’est dans cet accoutrement qu’il préparait ses concerts. À Marseille il fut accueilli à bras ouverts par le courtier Nathan[1], qui adorait l’art et les artistes, et logea longtemps dans sa fastueuse villa du Prado la toute charmante Marie Cabel. Nathan s’éprit du talent de notre virtuose, peut-être à cause de sa bizarrerie débraillée, et le patronna de tout son cœur.

Un matin, sachant son protégé gourmand, il commanda à son intention un déjeuner copieux et raffiné.

Les deux convives en étaient à peine au premier service, qu’ils se prirent de querelle. Nathan, peu endurant, se leva brusquement, prit son chapeau et sans plus sonner mot, planta là son homme. « Qu’avez-vous fait alors ? » demanda-t-on à l’Italien qui contait sa mésaventure.

« Mon Dieu ! » répondit-il, je suis resté et j’ai mangé les deux déjeuners ! »

Le Beau peut être exprimé de façons très diverses. Il n’y a pas de bon et de mauvais système ; il n’y a que des auteurs avec ou sans génie.

Un trait qui peint bien le caractère français.

Chaque année, à l’époque des concours du Conservatoire, un jury est constitué avec les personnalités les plus qualifiées de l’art musical et dramatique. On peut dire qu’autour de cette table sont groupées les autorités les plus indiscutables qui honorent l’art français et portent au loin son renom. Cependant, chaque année les concours ont le même épilogue.

Il n’y a pas dans la presse de débutants inexpérimenté, de journaliste ignorant les premières notions des arts dont il s’agit, de reporter superficiel, qui ne blâment aigrement les décisions du jury, en le prenant de très haut avec lui, et en réclamant impérieusement des réformes ! Oh ! ces réformes ! quelle plat-form de toutes les médiocrités rageuses, de toutes les banales outrecuidances !

Les mœurs sont telles que les critiques les plus sérieusement compétents et les plus chevronnés s’associent à ce débordement de coups de sifflets, sans penser aux difficultés que crée cette opposition, à l’esprit d’indiscipline qu’elle engendre, aux puérils et dangereux amours-propres qu’elle surexcite.

On n’a, dans notre pays, ni le sentiment des supériorités ni le respect des hiérarchies.

En art, ce n’est que ridicule.

Mais lorsque ce travers de notre caractère s’applique à des décisions d’où peut dépendre la grandeur, sinon le salut de la patrie, il peut attirer les plus graves périls.

Avec son jeu extraordinairement fougueux et emporté, Rubinstein transformait tout ce qu’il interprétait, et donnait dans des œuvres relativement simples l’impression qu’il soulevait des montagnes.

Planté m’a conté avoir fait un long et charmant séjour en Russie, accueilli d’exquise façon par la cour et l’aristocratie, choyé par les artistes. Il voyait très souvent Rubinstein, qui l’aimait et se plaisait à lui faire exécuter ses œuvres.

Un jour, Rubinstein lui fit entendre une nouvelle production — une tarentelle, je crois, — qu’il affectionnait comme on affectionne toujours un dernier né. Il la rendit de telle façon que lorsqu’il demanda à Planté de la répandre dans ses concerts, celui-ci se récria modestement, tant elle lui avait paru hérissée de difficultés et inabordable avec quelque sécurité dans une audition publique. Mais voilà que quelque temps après, Planté ayant mis la main en Allemagne sur cette tarentelle, qui venait d’être gravée, fut très surpris de la trouver presque facile. Étant retourné en Russie, il la joua à son tour à Rubinstein qui, touché et ravi, l’embrassa avec effusion.

Sous les doigts de l’élégant pianiste français, cette pièce revêtait un caractère tout différent et semblait aisée.

Singuliers effets d’optique, qui laissent aux interprètes une noble part de création, et leur permettent de rajeunir sans cesse les œuvres auxquelles ils s’attachent, en leur imprimant un cachet personnel.

Oh ! ce retour de courant idéaliste, qui aura sans doute son influence sur la musique, je le salue avec joie comme un royaliste, à l’ardent loyalisme, saluerait le retour de son roi après un long exil !

Dans vingt ans, la mythologie scandinave, le Walhall, les Vierges guerrières, et toutes les ferblanteries épiques paraîtront aussi démodés que le paraissent aujourd’hui la mythologie grecque, l’Olympe, et les gloires de carton d’où descendaient les dieux empanachés de Quinault, de Lulli, de Rameau et de Gluck. Les chefs-d’œuvre de Wagner ne seront pas plus diminués que le furent jadis ceux de Gluck, par exemple. Mais il y aura un retour à une conception plus humaine, à l’expression de passions plus proches des nôtres, en un mot, à un drame lyrique dont l’affabulation nous touchera davantage.

Et X, Y, Z seront aussi déchus que le sont Salieri ou Sacchini, imitateurs de Gluck.

Un morceau de piano doigté est déjà à moitié su. Je ne comprends pas que toutes les publications pour cet instrument ne soient pas doigtées.

Il ne convient cependant pas toujours de s’astreindre rigoureusement aux indications de ce genre, car il en va de la main comme de la voix. Chacun doit suivre et seconder ses aptitudes naturelles. Une main maigre et très grande est disposée à d’autres flexions qu’une main petite et grasse.

Chose singulière ! il semble qu’en général, l’une a plus de puissance et de facilité, l’autre plus de netteté et de fini.

La musique n’a pas encore eu son Fromentin — peintre d’une rare distinction, d’un sens pittoresque captivant — écrivain admirable qui a su traduire dans une langue étonnement pure, précise, en même temps que mélodieuse, les sensations que donne son art.

Que de pensées exactes, exquises aussi, communes à toutes les œuvres de l’esprit, je relève dans ses Maîtres d’autrefois, celle-ci par exemple :

« Il y a dans la vie des grands artistes de ces œuvres prédestinées non pas les plus vastes, ni toujours les plus savantes, quelquefois les plus humbles, qui, par une conjonction fortuite de tous les dons de l’artiste, ont exprimé, comme à leur insu, la plus pure essence de leur génie. »

Dans un siècle ou deux, les musiciens étudieront et admireront les Maîtres Chanteurs de Wagner, comme nous admirons la Passion ou la Messe en si mineur de J.-S. Bach. Dans aucune de ses œuvres Wagner ne s’est montré plus varié, plus puissant, plus coloré, et n’a adopté une forme plus adéquate à son génie polyphonique.


  1. M. Nathan était le frère de Mme Nathan-Treillet, qui a longtemps chanté à l’Opéra, avec son maître Duprez. Elle tenait avec talent l’emploi des falcons.