Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/30

DIMANCHE 11 SEPTEMBRE.

La question politique. — Ma solution. — Hésitations de l’opinion publique. — L’intérêt et le devoir des princes d’Orléans. — Digression sur le droit divin. — Avantages de l’hérédité monarchique.

Depuis le 4 septembre, la question politique est à l’ordre du jour entre nous, et nous la retournons sous tous les sens dans d’interminables discussions. C’est d’ordinaire entre Fliche, de Metz-Noblat, mes collègues Liégeois, E. Benoist et moi, que s’établissent ces débats contradictoires, auxquels viennent se mêler, de temps à autre, quelques magistrats de nos amis. Voilà bien huit jours que nous sommes aux prises sur ce terrain, et je dois avouer que nous ne sommes pas encore près de nous entendre. Y arriverons-nous jamais ? Qui peut le dire, à moins que la pression des événements ne nous y amène forcément ? Quoi d’étonnant après tout ? La théorie du peuple souverain nous a conduits à celle de l’individu souverain et, en politique comme dans le reste, nous n’avons plus que des opinions qui divisent, au lieu de ces principes qui seuls peuvent rallier et réunir.

Quant à moi, je prends mon parti, et je me décide enfin pour la solution vers laquelle j’inclinais auparavant. Je me dis à moi-même que quand on reconnaît qu’une chose est bonne, il faut y aller tout droit et s’y tenir ferme. C’est ce que j’ai déjà fait jadis une première fois. En 48, en face de la question sociale, j’ai vu que la religion seule pouvait la résoudre, que la religion ne pouvait rentrer dans la société qu’en rentrant dans l’individu, et, avec la grâce de Dieu, je suis revenu à la religion et, je l’espère bien, pour toujours. Aujourd’hui en face de la question politique, je vois que, pour sortir des cascades révolutionnaires, il faut remonter au-dessus de la première chute en revenant à l’hérédité monarchique, et je n’hésite pas à déclarer autour de moi que la meilleure, la seule bonne issue de la crise présente serait le rétablissement de la royauté traditionnelle. Déclaration qui n’est autre chose qu’un acte de raison conforme au principe de notre droit public, à la logique de notre histoire, et qui répond à tous les besoins de la conservation sociale et de notre intérêt politique bien entendu. Cet acte de raison, les événements amèneront peut-être la France à le faire un jour.

Autour de moi, comme dans le public, on hésite et on tâtonne. En ce qui concerne l’Empire, la question semble tranchée sans retour. On sort d’en prendre, on n’en veut plus — du moins on le dit — et l’on ne craint qu’une chose, c’est que les Prussiens ne nous le rendent. Quant à la république, j’en vois qui sont disposés à se laisser faire, et qui deviendraient volontiers des républicains du lendemain, n’étaient les frères et amis qui déjà les inquiètent en rééditant les violences de 93 ; comme si la république pouvait être finalement autre chose que le domaine propre des frères et amis, comme si l’on pouvait espérer qu’ils consentissent à laisser subsister celle où ils ne seraient pas nos maîtres. Aussi la perspective d’une république modérée, où chacun vivrait à l’ombre de sa vigne et de son figuier, s’évanouit à peu près comme un rêve au rude contact de cette inévitable réalité, et c’est encore à la royauté que l’on conclut qu’il faut recourir pour se mettre à l’abri de la menace du jacobinisme, sans risquer de retomber sous le régime césarien.

De là à revenir à la monarchie légitime il n’y a qu’un pas, et ce pas serait bientôt franchi, n’était le fossé de l’orléanisme qui barre le chemin, qui arrête un mouvement encore incertain et faible dans sa direction et qui ne cesserait d’être un obstacle que si les d’Orléans eux-mêmes voulaient bien se donner la peine de le combler, en y jetant la faute de 1830 avec toutes les prétentions de leur passé. S’ils avaient déjà reconnu que leur scission avec le chef de leur race est une erreur au point de vue des principes et des intérêts, s’ils étaient redevenus légitimistes, ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être, pour leur bien comme pour le nôtre, la question politique serait bien simplifiée à l’heure qu’il est et offrirait toutes les chances d’une solution satisfaisante et prochaine. En donnant le signal d’un retour qui rétablirait l’unité dans leur famille, ils prépareraient le rétablissement de l’union dans les esprits, et la nation qui rejette le bonapartisme et qui redoute toujours le républicanisme, sachant qu’il n’y a plus qu’une monarche à choisir, ne se ferait pas prier pour la reprendre.

Elle retrouverait ainsi ce que les révolutions lui ont fait perdre sans pouvoir rien lui donner en échange, à savoir un gouvernement d’antique possession, dont la reconnaissance impliquerait le retour à la notion du droit en politique, une rupture avec le régime humiliant du fait accompli et le rétablissement nécessaire de toutes les conditions d’ordre et de stabilité que nous avons perdues par quatre-vingts ans de révolutions. Quant aux princes d’Orléans, inutile de dire qu’ils n’auraient rien à perdre à cette démarche, qu’on attendait d’eux déjà en 1851, et qu’ils feront demain s’ils sont sages, s’ils sont honnêtes, comme il n’y a pas lieu d’en douter, et s’ils veulent assurer leur salut et le nôtre. Outre l’avantage de reprendre leur ancienne place sur les degrés du trône, ils auraient, par l’extinction naturelle de la branche aînée, la perspective prochaine de redevenir la Maison royale, sans qu’on ait rien, cette fois, à reprocher à leur élévation. Ce sont là des chances qu’il vaut la peine de courir, surtout quand la démarche qu’il s’agit de faire n’est pas seulement un calcul d’intérêt bien entendu, mais qu’elle s’impose aussi comme un impérieux devoir à remplir. Nous attendrons qu’on s’y résolve. Le plus tôt sera le meilleur ; mais en tout cas, il sera toujours temps de le faire, et, sur ce point, je ne cesserai de dire : Mieux vaut tard que jamais[1].

Ce ne sont pas des raisons que l’on oppose à cette solution, qui est mienne, et que je développe sous toutes les formes en la soutenant de toutes mes forces, car il n’y a pas de raison à lui opposer, mais des répugnances, des antipathies et des préjugés. Il y a surtout le préjugé du droit divin, dont on se fait un épouvantail, parce qu’on n’y entend plus rien, et qu’on ne sait pas ce que ce mot signifie. Il faut pourtant s’expliquer à ce sujet, pour faire cesser l’équivoque. Il y a un vrai, il y a un faux droit divin et il importe de savoir les discerner. — Il y a un droit divin au-dessus de tous les rois et de tous les peuples, que tous, peuples et rois, sont tenus de respecter et de mettre en pratique. Ce vrai droit divin, nous l’appellerons, si vous le voulez bien, le décalogue. Au fond, ce droit divin est la base de tout ordre social et politique, la règle de tous les rapports des hommes entre eux et la loi des relations des peuples avec leurs gouvernements. Ce n’est pas impunément qu’on le viole ou qu’on s’en passe, comme nous en faisons en ce moment la triste expérience. Aussi il faut lui rester soumis, et quand on s’en écarte, il faut y revenir. On doit donc, quoi qu’il en coûte, se réconcilier avec l’idée de ce droit divin-là.

Maintenant il y a un faux droit divin que l’homme s’attribue à lui-même pour s’affranchir de toute dépendance, pour ne rien reconnaître au-dessus de soi, et jouir du plaisir ineffable de faire tout ce qu’il veut et tout ce qu’il peut. Ce faux droit divin, c’est celui que revendiquent les rois qui veulent être absolus, les peuples qui se croient souverains, ou plutôt les démagogues qui les poussent à cette sottise pour l’exploiter à leur profit. Au fond, absolutisme des rois et souveraineté des peuples, sans règle, sans lois supérieures, sans décalogue en un mot, ce sont là les deux formes de ce faux droit divin, qui n’est qu’une usurpation de l’homme sur Dieu, par l’affranchissement de toutes les passions et folies humaines, et la négation de toutes les vérités divines et de toutes les lois religieuses. Or, ce prétendu droit divin est détestable, et on ne saurait en avoir trop d’horreur.

Mais le principe d’hérédité dynastique n’a rien de commun avec cette aberration monstrueuse, C’est une institution très-sage, très-bienfaisante qui maintient la paix dans un État en donnant la stabilité au pouvoir, en assurant sa transmission par un ordre régulier et invariable, et en garantissant la société des attentats des ambitions privées qui veulent escalader le pouvoir par l’émeute et l’usurpation. Dans son usage habituel, la royauté héréditaire n’a rien de menaçant pour la liberté des peuples, et, loin d’être la propriété de la dynastie qui la gouverne, une nation sainement monarchique est bien plus fondée à considérer sa dynastie comme un bien qui lui est propre, dont elle a la jouissance et dont elle se sert pour se préserver des troubles et des bouleversements. C’est le garde-fou qui la retient et qui la sauve de tomber dans les abîmes. La révolution, qui pousse toujours aux abîmes, qui est l’abîme même, ne veut pas de cette barrière, et nous empêchera, si elle peut, de la relever. Mais nous mourons de la révolution, et pour en guérir, il faut revenir à ce qu’elle repousse, à la royauté, aussi bien qu’au décalogue.

Au reste, cette royauté ne s’impose pas, elle s’offre à nous, sans violence, ni sans ruse. Nous restons libres de la reprendre ou de la repousser : elle n’appelle pas à son aide les émeutes, ni les coups d’État, ce qui me la fait préférer aux dictatures de carrefour ou de caserne. Quand nous y serons revenus librement, ne sera-t-elle pas aussi bien, et plus que tout autre, un gouvernement de notre choix, puisque ni la surprise, ni la force, n’auront été pour rien dans son retour ? Où serait le mal, si les choses se passaient ainsi ? Et ne comprendriez-vous pas alors que le droit divin est un fantôme dont il est puéril de s’effrayer ?


  1. Ces espérances et ces vœux viennent d’être réalisés, au moment où je commence l’impression de ces souvenirs, par la visite de M. le comte de Paris à Frohsdorf. En venant déclarer à M. le comte de Chambord qu’il le reconnaissait comme le seul représentant du principe monarchique, le comte de Paris a fait un acte de noble et haute politique qui, en dépit de tous les obstacles du dedans et du dehors, aura pour l’avenir de notre patrie les suites les plus fécondes et les plus heureuses. J’en salue à l’avance la réalisation future et je m’incline avec reconnaissance et respect devant le jeune et généreux prince qui a si bien compris et si dignement exécuté ce que l’honneur de son nom et ce que l’intérêt de la France exigeaient de lui.