Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/31

LUNDI 12, MARDI 13 SEPTEMBRE.

Le Conseil municipal prisonnier de guerre. — Brutalité d’un soldat prussien. — Nos prisonniers à la gare. — Le second mois de l’invasion. — Aggravation de souffrances. — Espérance et déception.

Lundi 12 septembre. — Voici un fait qui prouve combien l’administration prussienne est roide avec la municipalité, malgré les formes qu’elle affecte dans ses relations avec elle. — Hier, le gouverneur a exigé du Conseil le paiement immédiat d’une somme de 35 000 francs, qui serait due par la ville, en vertu d’arrangements pris entre elle et le Prince royal au sujet du matériel de la Manutention des tabacs. Il serait trop long d’exposer la chose en détail. Je ne la connais pas bien exactement et les conseillers eux-mêmes diffèrent d’opinion sur cette affaire. Il ne s’agit que de raconter l’acte violent auquel elle a donné lieu.

Hier donc, le Conseil municipal s’était réuni à 2 heures pour délibérer sur cette exigence, qui a tout le caractère d’une exaction. Sur les 3 heures, l’Hôtel-de-Ville est cerné par un cordon de soldats, l’arme au bras, la baïonnette au fusil, un officier se présente à l’entrée de la salle et déclare aux Conseillers qu’ils sont prisonniers de guerre, et qu’il faut qu’ils paient la somme requise pour recouvrer leur liberté. On lui répond qu’on discute l’affaire et qu’on prépare des observations de nature à l’éclaircir. — « Il ne s’agit plus de discuter, répond l’officier, j’ai des ordres, il faut que je les exécute, vous êtes mes prisonniers. » — On lui objecte que ses ordres sont contradictoires, qu’en retenant les Conseillers prisonniers dans cette salle, il les met dans l’impossibilité de donner la somme qu’on exige. L’officier hésite et ne sait que dire, visiblement embarrassé de l’ordre qu’il a à remplir. Alors M. Fabvier se lève, va droit à lui, à la porte où il est resté, et lui dit d’un ton ferme : — « Monsieur, nous sommes des gens d’honneur, nous valons bien des militaires. Or, vous laissez ceux-ci prisonniers sur parole. Traitez-nous de même. C’est la seule manière, pour vous et pour nous, de sortir d’embarras. » — Après s’être consulté avec son second, l’officier tire sa montre : — « Je vous laisse deux heures, dit-il ; cela suffit pour vous mettre en règle. Vous pouvez sortir dès à présent, mais à 5 heures ¾, il faut être ici de retour pour m’apporter la somme ou vous reconstituer prisonniers. » — Les Conseillers sortirent, réunirent les 35 000 francs et les apportèrent à l’heure dite.

Autre fait qui date encore d’hier, et qui, dans son genre, est tout aussi déplorable. Cette fois, c’est une brutalité d’un soldat à signaler, ce qui est assez rare, à Nancy du moins, plus rare que les exactions de l’autorité, l’Allemand valant mieux individuellement que le pouvoir qui le mène. Hier, un cavalier prussien, passant rue de la Hache, fut atteint par une petite pierre lancée par un gamin de la ville. Il se retourne, s’en prend à un jeune homme qui se trouvait près de lui, l’apostrophe dans sa langue, et s’échauffant dans sa colère, tire son sabre, lui balafre la figure et le laisse dans un état déplorable. On dit que le blessé est commis ou homme de peine chez M. Levy-Bing et que, s’il n’est pas mort, il n’en vaut guères mieux. Quant au soldat, a-t-il été pris ? passera-t-il en jugement ? Je ne sais. La discipline prussienne, très-sévère quand il s’agit de faits de vol ou d’insubordination, se relâche pour les actes de violence où le soldat peut alléguer qu’il n’a fait que repousser une provocation et se défendre. Aussi l’on n’a qu’à se bien tenir dans la rue pour ne pas se trouver engagé, malgré soi, dans quelque mauvaise affaire.

On voit descendre, par la rue Stanislas, des gens dont le visage bouleversé, les yeux rouges et humides de larmes dénotent qu’ils éprouvent une profonde affliction. L’un d’eux que j’interroge : — «  Ah, Monsieur ! me répond-il, nous venons de la gare au moment où passait un train de nos prisonniers de Sedan. Ils sont entassés dans des wagons, dont beaucoup sont découverts, à peine vêtus, grelottant de froid, mourant de faim. On leur jette des pains vers lesquels ils tendent des mains avides. On leur passe des bouteilles de vin au bout d’une perche. Ils remercient en pleurant et la foule les salue et les acclame en pleurant aussi. Quelques-uns reconnaissent des parents, des amis, et les larmes redoublent ; c’est un spectacle qui vous navre et que je n’oublierai jamais. » — Or, c’est la même chose pour tous les convois. Voilà quatre jours que ce passage a commencé et il n’est pas près de finir.

Mardi 13 septembre. — Plus nous allons, plus nous sentons s’accroître notre tristesse et notre accablement. On s’imaginait d’abord que la guerre finirait d’un seul coup, comme la querelle de la Prusse et de l’Autriche à Sadowa. Or, nous avons eu notre Sadowa, et pire encore, et la guerre ne se termine pas. On la prolonge au milieu d’indicibles souffrances sans que l’on puisse se résoudre à la paix, sans qu’on ose espérer la victoire. Car avec quoi pouvons-nous combattre ? Nous n’avons plus d’armée en campagne : on compte sur la résistance de Strasbourg, de Metz et bientôt de Paris qui va être investi. Mais est-ce que des villes assiégées peuvent se défendre sans des armées qui les délivrent ? et comment faire des armées ? Cela ne s’improvise plus de nos jours, et surtout dans le désordre où nous sommes. Un gouvernement ferme pourrait nous contraindre à subir les sacrifices d’une paix nécessaire, mais celui que nous avons ne peut durer que par des concessions à l’amour-propre national, il va donc continuer la guerre qui est sa raison d’être, et il contraindra la Prusse, qui voudrait bien en finir, à nous démolir tout-à-fait.

Quant à nous, nos souffrances s’aggravent de plus en plus. Nous avions d’abord compté les jours, puis les semaines, et maintenant ce sont les mois qui se succèdent les uns aux autres. Depuis hier, nous entrons dans le second mois de notre captivité, et bon nombre d’habitants sont à bout de ressources. Les réquisitions se multiplient et s’étendent. L’armée prussienne de Metz, qui ne trouve plus à vivre dans le désert qu’elle a fait, s’adresse à nous pour son ravitaillement. Hier, Nancy a été requis de pourvoir à l’entretien de la table du prince Frédéric-Charles, un service de quarante couverts tous les jours, et d’organiser un transport régulier à cet effet. D’un autre côté, la surveillance de l’autorité prussienne devient de plus en plus défiante et ombrageuse. Un de ses premiers actes avait été de supprimer la conscription dans la province. Les derniers appels, adressés aux jeunes gens, les poussent à s’enfuir pour aller offrir leurs bras à la patrie. Informé de ces départs, qui se font avec l’éclat et le tapage que nous mettons à toute chose, le gouverneur retire à la municipalité le droit d’accorder des sauf-conduits, sous prétexte qu’elle en use pour favoriser la sortie de nos conscrits et de nos mobiles. Enfin les réclamations présentées au sujet de l’impôt unique ont été repoussées, et il faut trouver les 91 000 francs du premier douzième.

Cependant, dans l’après-midi, il se répand un bruit qui réjouit les cœurs, en nous rendant l’espérance de voir bientôt finir tous nos maux. On annonce que la paix est conclue, à des conditions plus douces qu’on n’avait osé l’espérer. C’est M. Lemachois qui m’en donne la nouvelle, sans la garantir absolument il est vrai, mais comme il y croit, et qu’il est rédacteur du Journal de la Meurthe, je l’accepte pour une caution suffisante, et, mettant de côté ma défiance habituelle, je me laisse persuader à demi que nous sommes réconciliés avec l’Allemagne, sans cession de territoire, et moyennant une simple indemnité de guerre d’un milliard et demi. — Le soir, le canard de la paix s’envolait, comme l’avaient fait naguère tous les canards de la victoire, et nous retombions, désabusés, dans la sombre réalité de notre triste situation.