Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/03

DIMANCHE, LUNDI, 18 ET 19 JUILLET.

Encore l’état de l’opinion. — Les optimistes. — Les pessimistes. — Essai de juste-milieu. — Effort pour espérer. — Alarmes instinctives.

Je reprends mon enquête sur l’état de l’opinion, non pas de celle qui continue à nous assourdir de ses manifestations dans les rues et qui fait plus de bruit que de besogne, mais de celle qui se cache au fond des cœurs et qui ne se trahit que dans les confidences des causeries amicales. Après maintes visites et de nombreux tours de promenade avec les habitués de la place Stanislas et de la Pépinière, je puis me croire au courant de la situation de l’esprit public à Nancy.

Sur la question de la guerre, il n’est personne qui n’aimerait mieux qu’elle ne soit pas déclarée ; mais puisqu’elle l’est, on s’y résigne et on tient à ce qu’elle soit faite de bon cœur. Bien peu songent à critiquer la conduite du gouvernement en cette affaire, et à s’associer au reproche de précipitation, si fondé cependant, que lui ont adressé M. Thiers et quelques membres de la Gauche. On regrette que la déclaration de guerre soit à notre charge, mais on met la provocation au compte de la Prusse, et on s’accorde à dire qu’en tout état de cause, il ne serait pas patriotique de désavouer le gouvernement.

Quant à la question des résultats, il y a deux courants très-distincts et même tout à fait opposés. Il y a les optimistes, ou ceux qui se donnent comme tels — car sur ce point, comme en tant d’autres, il faut distinguer entre ce qu’on dit et ce qu’on pense — qui voient tout couleur de rose, qui ne rêvent que victoires et conquêtes, pour qui c’est un jeu de s’emparer de la Prusse rhénane, de traverser l’Allemagne, et d’aller à Berlin dicter une paix qui rabatte la Prusse et qui la ramène au point où elle en était avant Sadowa. En général cette manière de voir, qui se diversifie selon l’humeur et le tempérament de chacun, est celle des magistrats, des fonctionnaires et des militaires en retraite. J’aurais plus d’un nom propre à citer à l’appui de mon dire, mais je m’en abstiens. Les négociants, les industriels, les gens d’affaires, tous ceux qui sont plus dégagés des attaches administratives ou des entraînements de l’esprit de corps, tournent au pessimisme, et n’augurent rien de bon de ce qui se prépare. On en voit même qui broient du noir et qui font les prédictions les plus sinistres. Ils nous annoncent qu’avant peu nous aurons les Prussiens dans nos murs, et que les invasions de 1814 et de 1815 vont recommencer. On se soulève à de tels propos. Mais ces prophètes de malheur allèguent à l’appui de leurs prévisions notre infériorité militaire, qui ne m’est pas prouvée encore et nos dissensions politiques, qui ne sont que trop véritables. Je reconnais avec eux que notre assiette intérieure n’est guères rassurante, que les millions de suffrages dont s’étaie la dynastie napoléonienne ne lui donnent pas la solidité que possède, avec son droit traditionnel, la maison de Hohenzollern, et que les germes de dissolution intestine qui nous travaillent sont de nature à inspirer, dans un tel moment, de sérieuses inquiétudes. Mais je ne puis admettre que nous soyons vaincus sur les champs de bataille. Je compte sur la valeur et l’élan de nos troupes pour compenser ce qu’il y a peut-être d’infériorité dans notre organisation et dans nos forces ; et j’attends de la guerre elle-même la cessation, ou du moins le correctif de tous nos maux du dedans. Bref, de tout ce que je vois et j’entends, j’essaie de me former une opinion moyenne qui soit à égale distance des naïves illusions des uns, des tristes pressentiments des autres. Il me semble que cela est plus conforme à la réalité d’une situation, grave sans doute, mais dont il faut espérer, avec l’aide de Dieu, que nous saurons nous tirer avec avantage.

Et cependant, l’avouerai-je, malgré tous mes efforts pour faire bonne contenance devant autrui et avec moi-même, je ne me sens pas rassuré, et je suis obsédé de l’appréhension de quelque chose de fâcheux. Si je me trompe, la plupart de ceux que je vois en sont là. Fasse le Ciel que ces pressentiments ne se réalisent pas, et que l’événement donne le démenti à nos secrètes alarmes !