Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/04

DU 19 AU 23 JUILLET.

La session de baccalauréat-ès-sciences à Metz, — un temps d’arrêt à Pont-à-Mousson. — Le tumulte de l’hôtel de Metz. — Le conflit des illusions et des appréhensions. — La Cathédrale. — Le maréchal Bazaine. — Fâcheux indices.

En Allemagne, où le système militaire prussien s’est généralisé depuis 1866, la guerre appelle tous les hommes sous les drapeaux, et toutes les fonctions de la vie civile sont suspendues. En France, où la guerre est l’affaire spéciale de l’armée régulière, tout ce qui n’est pas soldat reste chez soi et vaque à ses occupations ordinaires. Or, nous voici à la veille de la session du baccalauréat dans toutes les facultés de l’empire, et personne ne songe à Nancy, pas plus qu’à Strasbourg, je suppose, que les circonstances actuelles doivent faire ajourner ou suspendre cette opération. Il est vrai que Nancy ne touche pas à la frontière, qu’elle n’est pas une place de guerre, et que rien ne s’oppose encore à ce qu’on y poursuive les travaux de la paix. Mais nous avons notre session de baccalauréat-ès-sciences à tenir à Metz, la grande place forte de la Lorraine, où tout retentit du bruit des armes, et où l’idée d’aller ouvrir nos paisibles assises, dans un tumulte pareil, a quelque chose d’effarouchant. « Quoi ! vous allez à Metz, nous dit-on, mais c’est courir au-devant de l’ennemi ! — Il faut faire son devoir, et nous devons marcher. — Vraiment, c’est admirable, vous êtes de vrais Romains. »

En réalité, nous savons bien que nous en reviendrons sains et saufs. Mais nous sommes au début d’une crise extraordinaire, et nous ne nous sentons pas suffisamment raffermis contre toutes les émotions qui nous surexcitent, et qu’entretiennent depuis plusieurs jours, l’agitation de la ville, les cris de la foule, le désordre des bandes de soldats qui nous arrivent, le chant continuel de la Marseillaise, tout enfin jusqu’à l’aspect agité et fiévreux de cette gare d’où nous partons pour Metz dans un trouble que nous avons peine à surmonter. Mais au bout de quelques instants, le grand air, le calme des champs ont bientôt rasséréné nos esprits, et nous continuons la route en plaisantant sur notre courage et les prétendus périls de ce que nous appelons notre campagne de Metz.

Nul incident pendant le trajet. Seulement à Pont-à-Mousson, une foule considérable encombre la gare. La population, qui s’attendait au passage d’un train militaire, y était accourue, comme elle le fait depuis trois jours, pour saluer nos soldats de ses vivats, et leur distribuer des vivres et du vin. J’aperçois sur le quai mon vieil ami M. Grandeau, qui accourt me serrer la main. Il y a bien longtemps que Grandeau me prédit que la politique impériale doit nous attirer tôt ou tard quelque guerre formidable. « Eh bien ! cette guerre, me dit-il, la voilà ! Nous y sommes en plein. Que nous réserve-t-elle ? » Son regard et le ton de ses paroles me faisaient assez comprendre qu’il n’en augurait rien de bon, et que ses inquiétudes s’accordaient avec les miennes. Mais nous nous bornons à nous entendre, sans nous expliquer ; et d’ailleurs, ne faut-il pas toujours s’efforcer de croire qu’il n’arrivera jamais tout ce qu’on redoute ?

Tous les ans la commission d’examen va descendre à l’hôtel de Metz, rue des Clercs. On nous y avait réservé des chambres malgré l’affluence des officiers de tous grades et de toutes armes. J’y ai compté jusqu’à seize généraux à la fois. Dans la même rue, en face, se trouve le grand hôtel de l’Europe, où le maréchal Bazaine a établi son quartier général. Nous voilà donc au centre du mouvement militaire, jouissant à notre aise du spectacle animé qu’il nous offre, et profitant de toute occasion pour entrer en rapport avec ces braves officiers, dont l’entrain, l’allure décidée, les propos assurés, un peu trop peut-être, nous réconfortent et nous remplissent de la confiance qui les anime tous. C’est à table qu’on est heureux d’avoir un militaire pour voisin. Les questions et les réponses se succèdent sans interruption, et l’on s’exalte en propos sans fin sur la supériorité du chassepot, sur la puissance meurtrière de nos mitrailleuses, sur la solidité de nos finances, sur le rôle agressif de notre marine, sur notre avance à l’égard de la Prusse, que nos journaux nous représentent comme prise au dépourvu, et se repentant déjà d’être venue se heurter contre l’épée de la France. Puis quand on s’est bien échauffé par tous ces beaux discours, que l’on va le soir se promener sur l’Esplanade, ou autour de la ville, que l’on contemple cette fière cité de Metz entourée de ses triples remparts et de ses larges fossés, flanquée de ses forts qui nous paraissent formidables, entourée de ces camps improvisés de Chambière, du ban Saint-Martin qui sont déjà presque une armée, alors les illusions et les espérances n’ont plus de bornes, et l’on déclare Metz imprenable, la France invincible, la Prusse mise à la raison, et refoulée dans ses limites.

Pendant la nuit il m’arrive toujours que mes idées prennent une teinte toute différente, et que mes sentiments s’assombrissent. Le ballon se dégonfle pour ainsi dire et les illusions s’en échappent avec un sifflement ironique. Combien de fois réveillé par le bruit d’hommes, de chevaux, d’armes et de voitures qui ne cesse pas un seul instant de nous assourdir, me suis-je senti aussitôt comme mordu au cœur par l’idée de cette guerre qui éclate en ce moment entre la France et la Prusse, guerre à mort dans laquelle l’une ou l’autre doit rester sur le carreau ! Le matin un peu calmé et rafraîchi par ces courts instants de sommeil que l’aube apporte toujours avec elle, je vais dans cette belle Cathédrale de Metz dont la voûte s’élève avec tant d’élan vers le ciel et où il fait si bon de prier. J’y vois toujours quelques jeunes soldats de notre armée suivant pieusement la messe, ou priant avec ferveur devant une image vénérée de la sainte Vierge. Cette vue me fait du bien et dissipe les inquiétudes de la nuit. Mais quelques soldats priant, ce n’est point assez ; j’y voudrais voir notre armée tout entière, car une armée qui sait prier ne s’en bat que mieux, et elle a double chance de vaincre. La prière donne du cœur à ceux qui n’en ont pas et ennoblit la valeur des braves. Les armées les plus redoutables ont toujours été composées de soldats religieux. Ah ! si tous les nôtres en étaient là, nous n’aurions pas tant à nous inquiéter sur l’issue de la lutte qui s’engage.

Au milieu de ces préoccupations, la session devient ce qu’elle peut. Juges et candidats, nous n’avons guères l’esprit à la chose. Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, sous les fenêtres de cette grande salle où se font les épreuves écrites et orales, c’est un défilé continuel de fourgons, de canons, de chevaux et de soldats, c’est un bruit incessant de clairons et de tambours, avec accompagnement continuel et agaçant de cette Marseillaise qui décidément me devient insupportable, parce qu’elle est une œuvre de fanatisme révolutionnaire plutôt que de vrai patriotisme. De plus presque tous nos candidats sont engagés dans l’aventure et vont y prendre part, comme aspirants à Saint-Cyr ou à l’École de médecine militaire de Strasbourg, comme gardes mobiles, comme engagés volontaires et bientôt comme conscrits de 1870. En un pareil moment, il faut laisser dormir les règles, avoir la manche large et en finir le plus tôt possible. Aussi nous adoptons un coefficient de guerre qui accommode l’examen aux circonstances, et nous menons les choses si bon train, MM. Godron, doyen de la Faculté des sciences, Chautard, Forthomme, professeurs de physique et de chimie, et moi leur assesseur pour les lettres, que nous achevons le tout en quatre jours au lieu de six qu’on y aurait mis en temps ordinaire. Un secret instinct, l’instinct du marin qui pressent l’orage, nous disait de rentrer chez nous au plus vite et de brusquer aussi la session de Nancy si nous voulions l’achever. Aussi, partis le mardi 19, nous nous retrouvons le samedi soir à Nancy, auprès des nôtres, qui nous reçoivent comme si nous revenions de la mêlée et qui se rassurent enfin sur les dangers que nous n’avons pas courus.

Un trait de patriotisme que je me reprocherais d’oublier : Ces jours-ci, dans la cour de l’hôtel de Metz, je me suis croisé avec le comte de Brancion, mon ancien condisciple à Louis-le-Grand. Il était suivi d’un garçon de bonne mine, d’une allure décidée et paraissant résolu à bien faire. — « Vous ici, lui dis-je ! Qui vous y amène dans un pareil moment ? — Parbleu ! la résolution d’enrôler mon fils comme volontaire. Il ne sera pas dit que cette guerre se fera sans qu’un Brancion y ait payé de sa personne. Tout ce que je regrette c’est qu’il ne me soit pas possible d’en être moi-même. » — En effet il faut qu’un Brancion soit là. Ils ont l’habitude d’en être depuis ce sire de Brancion que nomme Joinville et qui fut, comme lui, un compagnon de saint Louis, dans la croisade d’Égypte. Il y aura donc un Brancion à l’armée du Rhin. C’est dans la tradition de la famille.

Un dernier mot sur les impressions que j’ai rapportées de Metz. Je tenais à croire que la ville était en parfait état de défense. Mais le président Salmon m’a bien cruellement détrompé. Il m’a dit que les travaux des forts n’étaient pas achevés, et que l’armement n’était pas complet. De mon côté, j’ai fait des remarques alarmantes. Les camps m’ont paru mal approvisionnés. Les chevaux restaient sans litière sur l’herbe desséchée, les soldats attendaient des vivres qui ne venaient pas. Il m’a semblé qu’on s’agitait sans savoir ce que l’on fait et où l’on va. Partout un air de désarroi et de dénuement qui me donnait à réfléchir. Est-ce que, par hasard, nous ne serions pas prêts ? Est-ce que cette déclaration de guerre ne serait qu’un coup de tête ? C’est à faire frémir rien que d’y songer. Non, il est impossible qu’il y ait au monde un gouvernement capable d’une telle folie !