Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/02

SAMEDI, 16 JUILLET.

L’opinion des rues. — La véritable opinion. — Nos adieux à la paix. — Inquiétudes et pressentiments.

Il faut le reconnaître, les Français ne peuvent sentir l’odeur de la poudre, sans qu’elle leur porte sur le cerveau ; on s’exalte, on s’enflamme partout, comme on a fait à la Chambre. Ici, l’opinion publique se met à l’instant sur le pied de guerre. Une vive animation a régné à Nancy hier, dans la soirée et une partie de la nuit. Des centaines de personnes stationnaient ou circulaient sur la place Stanislas, s’entretenant des graves résolutions que le télégraphe venait d’annoncer. Les jeunes gardes mobiles manifestaient leur enthousiasme par des cris répétés de Vive l’Empereur ! Vive la France ! À bas la Prusse ! Ils parcouraient les rues, drapeau en tête, en chantant la Marseillaise et en poussant des clameurs. Il doit en être de même, ou à peu près, par toute la France.

Entendons-nous cependant. Ce que j’appelle ici l’opinion publique, ce n’est pas l’opinion de tout le monde, c’est tout simplement celle qui se manifeste en faisant du tapage dans la rue. Elle n’est représentée que par la jeunesse qu’entraînent toujours l’irréflexion et l’ardeur du sang, et par cette partie de la population qui se plaît à toute espèce de démonstration tumultueuse. Au fond, ce n’est jamais que l’opinion du petit nombre, mais comme elle est celle qui éclate au dehors et qui s’affirme bruyamment, elle finit toujours par prévaloir et par s’imposer à tout le reste.

Toutefois il en coûte à ceux qui ont passé l’âge des aventures, et qui ont atteint celui des pensées sérieuses, de se monter au diapason des jeunes gens de la mobile. S’ils en viennent aussi à s’exécuter et à se laisser entraîner au torrent belliqueux, c’est en se résignant à la nécessité et avec des réserves de bon sens qui rendent tout enthousiasme impossible. Voilà où j’en suis depuis hier, ainsi que quelques bons amis nancéiens qui m’ont adopté pour l’un des leurs depuis dix-sept ans bientôt que je réside dans leur chère Lorraine, et qui m’ont fait dans leur cœur une place que j’espère bien garder toujours, en dépit des événements qui pourraient nous séparer. Donc, avant de prendre notre parti de cette guerre formidable, qui met en cause notre existence, pour ménager une transition entre les douceurs du passé, et le rude régime qui nous menace, nous sommes allés aujourd’hui, quelques amis et moi, en partie de campagne, nous livrer une dernière fois à ces innocents plaisirs de la paix que le sage Dicœopolis des Acharniens d’Aristophane préférait à tous les lauriers de Nicias et de Lamachus.

J’ajoute, pour qu’on ne nous accuse pas d’indifférence et d’égoïsme en un moment si solennel, que cette partie n’a pas été improvisée pour la circonstance, qu’elle était projetée depuis longtemps, qu’elle revient pour nous tous les ans à l’occasion de la saint Henri, fête de notre ami Henri Lepage, qui tous les ans nous réunit, pour boire à sa santé, autour d’une matelotte dont il est à la fois l’amphitryon et le héros, et qu’il nous a semblé qu’il est de notre honneur de ne pas renoncer à notre partie traditionnelle, et de montrer à la Prusse qu’on sait l’attendre de sang-froid et de pied ferme. Bref, nous partons de bon matin, MM. de Bonneval, Edmond Elie, Lepage et moi, bien résolus à faire bonne contenance, et à nous ébattre joyeusement sur les bords verdoyants et boisés de la Meurthe. Alexandre Geny, l’aimable et vénérable M. de Saint-Florent viennent nous rejoindre par le chemin de fer au lieu du rendez-vous. Mais malgré toutes les ressources de gaîté qu’offre une partie de campagne, nous ne pouvons parvenir à dissiper les préoccupations pénibles qui pèsent sur nous. La journée reste lourde et contrainte. Le soir, quand nous regagnons la gare de Champigneulles, il n’y a plus de train de voyageurs. Le service du transport des troupes a commencé. Il nous faut revenir à pied. Nous sentons alors que la campagne est ouverte.