Journal d’un écrivain/1881/Janvier, IV


IV


LE PEUPLE


Ce qu’il faut guérir tout d’abord c’est le peuple russe lui-même, successivement comparé à un océan et à des racines. Je parle du petit peuple, des ouvriers et des paysans, la « force payante », les mains calleuses, — l’Océan.

Comment pourrais-je ignorer tout ce que fait pour lui le gouvernement actuel, qui a débuté par l’émancipation des serfs ? Oui, le gouvernement se soucie de ses besoins, de son instruction, il le soigne, il lui fait même grâce à l’occasion des impôts non payés. Qui ne le sait ? Mais ce n’est pas de cela que je veux parler tout d’abord. Je ne songe qu’à la guérison morale de cette immense racine sur quoi tout s’appuie.

Oui, le peuple est malade moralement, non de façon mortelle, mais la maladie est grave. Il est difficile de lui donner un nom. Pourrait-on l’appeler « la soif de vérité non satisfaite ? » Le peuple cherche sans relâche la vérité et le chemin qui y conduit, mais il ne trouve pas toujours. Je voudrais me borner à parler ici du côté financier de la maladie. Depuis la libération des serfs un grand besoin de vérité apparut chez le peuple, mais un besoin de pleine, d’entière vérité, de résurrection civique. On réclama une « parole nouvelle », de nouveaux sentiments se manifestèrent. Le peuple avait espéré de ces grands changements un état de choses qui ne vint pas.

L’ivrognerie fit de grands ravages dans ses rangs et ce jusqu’à aujourd’hui, mais le peuple n’a pas perdu son désir de vérité nouvelle, de vérité complète, tout en continuant à se saouler d’eau-de-vie. Jamais il n’a été plus exposé à certaines influences. C’est toujours la suite de la recherche de la vérité et de l’inquiétude que cette recherche fait naître. Le peuple est plus que jamais inquiet « moralement ». Je suis sûr que, si la propagande nihiliste n’a produit plus d’effet sur lui, c’est bien grâce à la sottise et à la maladresse de ses zélateurs. Avec le moindre savoir-faire ils se seraient glissés où ils auraient voulu. Ô certes, il faut soigner le peuple ! Et l’inquiétude n’est pas seulement chez le peuple, elle est en haut aussi. Mais chez nos paysans les promesses des nihilistes ont quand même ébranlé certains esprits. Dernièrement on lut dans les églises un mandement dans lequel il était dit que ces promesses ne se réaliseraient pas. Ce fut justement alors que les paysans commencèrent à y croire. J’en sais une preuve. Des moujiks voulaient acheter de la terre d’un propriétaire voisin. On s’était mis d’accord sur le prix, mais après cette lecture, les moujiks ne voulurent plus acheter :

— Puisque nous pourrons, dirent-ils, avoir la terre sans donner d’argent !

Ils rient sous cape et attendent l’occasion. Ce ne sont là que des symptômes légers mais qui indiquent une disposition à croire aux premières promesses venues. Cela témoigne de l’état d’inquiétude du peuple. Et voici la plus grave. Le peuple chez nous est uni et on le laisse à ses propres inspirations ; il n’a pas de directeurs moraux. Il y a bien les « zemstvos » ; mais ils sont composés de gens d’une « classe supérieure ». Il y a aussi la justice, mais elle est rendue par des « supérieurs ». On raconte à ce sujet mille anecdotes que je ne rapporterai pas. Aujourd’hui un paysan regarde autour de lui et constate que, seuls, les exploiteurs et les usuriers peuvent vivre, qu’on ne travaille que pour eux. « Eh bien, se dit-il, moi aussi je deviendrai usurier. » Un autre se contentera de devenir un ivrogne, non parce que la pauvreté lui pèse, mais parce que l’injustice le dégoûte. Que faire contre cela ? C’est le sort, le fatum. On a compté que le peuple a maintenant environ vingt supérieurs de plus qu’autrefois, des gens qui s’occupent de ses affaires et les tiennent en tutelle. Il avait déjà assez de supérieurs, voici qu’on lui en impose vingt de plus. Il ne lui reste guère plus de liberté qu’à une mouche tombée dans une assiette pleine de mélasse. Mais le pis de tout, c’est qu’avec toutes ces entraves, le peuple n’a pas de vrais conseillers moraux. Il n’a plus que Dieu et le Tzar. Il y a chez nous beaucoup d’hommes intelligents, mais ils ne comprennent pas le peuple russe. Et pourquoi notre société n’a-t-elle plus d’énergie ? Parce qu’elle ne s’appuie pas sur le peuple et que le peuple n’est pas avec elle moralement. Vous, les aristocrates, vous vous êtes civilisés en deux siècles, mais vous vous êtes éloignés du peuple. Vous affirmerez en vain que c’est vous qui vous êtes occupé de lui, qui le défendez dans vos écrits. Certes, vous faites tout cela, mais le peuple est persuadé que ce n’est pas de lui que vous vous inquiétez, mais bien de quelque autre population imaginaire qui ne lui ressemble pas. Il croit aussi que vous le méprisez et vous ne vous apercevez pas vous-même du mépris que vous avez pour lui tant ce sentiment, reste des temps d’esclavage est instinctif chez vous. Et ce mépris à commencer dès que le peuple, asservi par vous, a été entravé dans ses efforts vers la civilisation. Il nous est devenu presque impossible de nous rallier au peuple. Et ici je répète mes paroles d’autrefois : Le peuple russe est avant tout orthodoxe, vit de l’idée orthodoxe, même quand il ne la comprend pas, ou plutôt ne sait pas expliquer sa croyance. Toutes ses autres idées lui viennent de là, même les mauvaises, les criminelles. Il veut que tout s’y rapporte. J’ai déjà fait rire de moi quand j’ai soutenu cette thèse. Nos russes éclairés n’admettent pas tant de force de principe chez le peuple, qu’ils nous montrent vautre dans le péché, dans la boue. Mais ne sont-ils pas coupables de son abaissement, eux qui l’ont opprimé ? Ils nous étalent des superstitions, insistent sur son peu de zèle extérieur religieux et s’imaginent même parfois que le peuple est athée. Toute leur erreur provient de ce qu’ils ne savent comprendre l’idée que le peuple se fait de l’Église. Je ne parle pas du clergé ou des rites, mais bien des rêves vaguement socialistes que le paysan mêle à ses conceptions religieuses ; le mot « socialiste » semble inconciliable avec les principes de l’Église ; mais je ne m’en sers que pour mieux me faire comprendre, si étrange que cela puisse paraître. J’entends par là les espoirs de fraternité d’union universelle humaine en l’amour du Christ, espoirs auxquels le peuple ne veut pas renoncer. Si l’union rêvée n’existe pas encore, si l’Église nouvelle n’est pas encore fondée, une Église qui se contentera pas de prières, mais commandera l’action, vit déjà dans le cœur de nos paysans russes. Le socialisme du peuple russe ne réside ni dans les théories communistes, ni dans des formules en quelque sorte mécaniques, mais bien dans l’union universelle de tous les hommes au nom du Christ. Le voilà le socialisme russe et nos européanisés en rient ! Il y a donc dans le peuple beaucoup d’autres « idées » que l’aristocratie n’admettra jamais et considérera comme absolument tartares. Je n’en parlerai pas ici, bien qu’elles soient plus sérieuses que l’on ne s’imagine. Mais j’en reviens à l’orthodoxie. Qui ne comprend pas la foi et le but du peuple ne comprendra jamais ce peuple, je puis dire ne l’aimera jamais. Comme le peuple ne veut devenir tel que le voudraient voir nos sages, il y a plus d’une chose à craindre dan l’avenir. Jamais, le peuple n’accueillera un Russe européanisé comme l’un des siens : « Aime ce que je regarde comme saint, dira-t-il, vénère ce que je vénère et alors tu seras un frère, bien que tu t’habilles autrement que moi, bien que tu sois un » monsieur « et que tu ne saches pas toujours trop bien t’exprimer en russe. » Car notre paysan a aussi quelques idées larges. Non, le peuple russe n’est pas une masse inerte où une machine à payer des impôts, comme vous tentez de le démontrer. Je veux dire simplement que les obstacles qui nous séparent de lui sont grands, que le peuple vit très uni, à part de nous ; si l’on excepte son Tzar, auquel il a voué une foi inébranlable, il ne recherche l’appui de personne. Pourtant de quelles forces ne disposerions-nous pas si les classes intelligentes s’alliaient avec le peuple ! Il ne s’agit que d’alliance morale. Ah ! messieurs des Finances, vos budgets ne ressembleraient plus alors à ceux d’aujourd’hui. Des « rivières de lait » couleraient dans l’Empire et tout ce que vous souhaitez vainement s’accomplirait bien vite.

… « Oui, mais comment faire ? Est-ce vraiment notre civilisation européenne qui nous en empêche ? » Notre civilisation ? Je ne sais. À vrai dire, nous n’en avons pas qui nous soit propre, jusqu’à présent… Si nous en avions une véritable, une à nous, il n’y aurait aucune division entre nous et le peuple, car le peuple aurait adopté cette civilisation. Mais nous nous sommes comme envolés de chez nous et avons perdu tout contact avec la population demeurée purement russe. Comment partis si loin pourrions-nous la guérir ? Comment faire pour que l’esprit du peuple reprenne sa tranquillité ? Les capitaux vont où il y a tranquillité morale ; s’il n’y a pas de tranquillité morale les capitaux se cachent ou deviennent improductifs. Comment faire pour que notre peuple sache bien que la vérité n’est jamais bannie de la terre russe ? …

… Je ne veux pas entrer dans trop de détails. Pour dire tout il faudrait trop de volumes ; l’univers ne les contiendrait pas. Mais si le peuple voit la vérité de notre côté, il viendra sûrement à nous et ce sera un énorme pas de fait. Je le répète encore une fois. Tout le malheur vient de ce que les classes supérieures et cultivées se sont brusquement séparées du peuple russe. Comment réconcilier les nuées et l’Océan afin que le calme renaisse ?