Journal d’un écrivain/1881/Janvier, III


III


GUÉRISSONS LES RACINES


Selon mon habitude, je commence par la fin, mais j’arriverai ainsi à vous dire plus tôt toute ma pensée. Jamais je n’ai pu manœuvrer tout doucement, approcher à petit pas et ne présenter mon idée, qu’après des préparations savantes. J’ai peut-être tort, car certaines conclusions trop vite données, sans preuves préventives, peuvent parfois étonner, embarrasser, et même paraître comiques. J’ai donc peur que le lecteur ne soit choqué ou ne se mette à rire quand je vais lui asséner l’axiome que voici :

« Pour obtenir de bonnes finances dans un pays qui a passé par quelques secousses, il ne fut pas trop songer au mal présent et évident, mais bien aller aux racines du mal, même si le procédé est beaucoup plus long. »

J’entends d’ici les railleries : « Pas fort, votre axiome ! Personne n’ignore qu’un arbre dont les racines sont pourries ne donnera jamais de fruits. »

Permettez-moi de vous dire toute mon idée. Je sais bien que même si j’écris un volume entier pour l’expliquer, elle ne sera jamais complètement claire. Pourtant je veux essayer de me faire comprendre.

Il est certain que tout le monde sait qu’avant tout il faut guérir les racines. Tous les ministres des finances y ont pensé, le ministre actuel comme les autres. Il a déjà attaqué le mal aux racines de l’arbre en abolissant l’impôt sur le sel. On attend encore beaucoup d’importantes réformes du même genre. On a déjà employé quantité de remèdes pour la guérison des racines. On a nommé des commissions chargées d’étudier la situation de paysans russes. Les commissions ont nommé des sous-commissions qui ont dressé d’abondantes statistiques, et tout cela a marché on ne peut mieux. Entendons-nous. On ne peut mieux au point de vue administratif. Mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. On ne s’est servi que de palliatifs. Les choses n’iront convenablement que le jour où nous voudrons bien oublier pour quelque temps les besoins momentanés de notre budget, nos dettes criardes, le déficit, la baisse du rouble et même cette impossible banqueroute que nous prédisent nos amis de l’étranger. Voilà ce que j’appelle attaquer le mal aux racines. Oublions tout l’actuel, allons plus au fond des choses, toujours plus au fond. Ce qui est actuel se guérira pendant ce temps-là. Bon ! je comprends que ce que je dis paraisse absurde, et j’ai justement commencé par une absurdité pour être plus facilement compris. J’ai exagéré. Mettons qu’il ne faille oublier qu’à moitié les difficultés présentes. Toutefois je répéterai que notre attention doit surtout se concentrer sur le fond de la question ; nous n’avons jamais regardé qu’à la surface. Je serai encore plus coulant. N’oublions pas que le vingtième de nos préoccupations actuelles. Mais chaque année oublions-en encore un vingtième, jusqu’à ce que nous en soyons arrivés, disons aux trois quarts de l’oubli total. La proportion ne signifie rien. Le principe seul importe.

Je sais bien qu’il restera cette question : « Qu’allons-nous faire avec les difficultés actuelles ? Il est impossible de n’en pas tenir compte. » Mais je ne dis pas : N’en tenons aucun compte, on ne peut pas faire que ce qui existe n’existe plus ; et pourtant… il y aurait peut-être des moyens… Comme je vous le disais plus haut, si chaque année nous privions d’un vingtième de notre attention les difficultés présentes pour reporter ce vingtième d’attention sur des maux plus cachés mais plus graves, ma proposition ne semblerait pas si fantaisiste. Voyons ! comment pourrais-je me faire un peu entendre ? Supposez, par exemple, que Pétersbourg consente, à la suite d’un miracle, à atténuer son dédain pour le reste de la Russie, nous aurions peut-être déjà quelque chose pour guérir les racines. Pétersbourg est arrivé à se croire toute la Russie, suivant en cela l’exemple de Paris qui se croit toute la France ; mais Pétersbourg ne ressemble pas du tout à Paris ! Paris s’est arrangé depuis des siècles pour absorber tout le reste de la France au point de vue social et politique. Retirez Paris à la France que restera-t-il ? Une expression géographique ; rien de plus ! Mais Pétersbourg n’est pas toute la Russie. Pour une énorme majorité du peuple russe Pétersbourg n’existe qu’en tant que résidence du Tzar. Or notre intelligence pétersbourgeoise, nous le savons, s’éloigne de plus en plus, de génération en génération, de la compréhension de la Russie, justement parce que, s’étant confiné dans son marais finnois, elle change de plus en plus d’opinion sur le pays. Mais jetez un coup d’œil hors de Pétersbourg et vous verrez l’océan des terres russes s’étendre à l’infini, énorme et insondable. Et les fils de Pétersbourg renient l’océan du peuple russe, le considèrent comme une chose stagnante et inconsciente. La Russie « est grande, mais bête » dit le proverbe. Elle n’est bonne qu’à nous entretenir. En revanche nous lui apprenons l’ordre et la raison d’état.

C’est en dansant dans les salons, dont ils polissent ainsi les parquets, que se forment les futurs fils de la patrie, et ces « rats savants », comme les a surnommé Ivan Alexandrovitch Clestakov, étudient leur pays dans les chancelleries, où certainement ils apprennent quelque chose, mais non pas à connaître la Russie. Ils y apprennent même parfois des choses très singulières qu’ils veulent imposer à la Russie. Pendant ce temps, l’Océan russe vit de sa vie spéciale, qui ressemble de moins en moins à celle de Pétersbourg. Ne dites ps que cette vie est inconsciente, comme le croient non seulement les Pétersbourgeois, mais aussi quelques Russes pourtant mieux informés. Si l’on savait combien cette appréciation est injuste et combien le peuple fait de progrès conscients rien que pendant le règne actuel ! Oui, la conscience publique croît et se fortifise, et le peuple s’explique déjà bien plus de choses qu’on ne le croit à Pétersbourg. Mais ceux-là seuls le voient qui savent regarder. Pour éviter de grands malentendus futurs, comme il serait désirable, je le répète, que Pétersbourg atténuât un peu son dédain pour le reste de la Russie ! Combien cela aiderait à la guérison des racines !

Mais, va-t-on m’objecter, tout cela c’est du vieux radotage slavophile ; et puis qu’est-ce que vous nous racontez avec votre guérison des racines ? Vous ne l’avez pas encore expliqué. Vous avez raison. Commençons par les racines.