Journal d’un écrivain/1877/Octobre, III

III

LE MENSONGE EST NÉCESSAIRE POUR LA VÉRITÉ


Je veux bien vous communiquer une impression qui m’est venue, bien qu’elle soit peut-être un peu naïve : c’est au sujet de notre tribunal. On considère aujourd’hui un tribunal où siègent des jurés comme la perfection idéale. On vous dira d’ailleurs : « Inventez mieux si vous pouvez ! » Admettons donc qu’on ne puisse rien imaginer de mieux… Et cependant, entre en scène Monsieur le Procureur. Supposons-le l’homme le meilleur, le plus instruit, le plus consciencieux, le plus chrétien du monde. Eh bien, cet homme exquis commencera par se féliciter, en quelque sorte, que tel crime ait été commis parce qu’il était vraiment temps que tel ou tel misérable reçût son châtiment. « Si vous saviez, Messieurs les jurés, la canaille que ça fait ! » Il n’a pas dit canaille, bien entendu, mis c’est tout comme. Dans un style plus poli, il l’a présenté comme pire que la plus crapuleuse canaille. D’un ton navré, il raconte que la mère de l’accusé était absolument pareille à son rejeton ; celui-ci n’a pu faire autrement que de voler ; son milieu le voulait. Il a tout accomplit avec la plus consciente préméditation. Rappelez-vous cet incendie qui a éclaté dans la rue voisine juste à la minute de la perpétration du crime, et qui a détourné l’attention des portiers et du quartier.

— « Oh ! loin de moi la pensée d’accuser positivement le prévenu d’avoir mis le feu, mais vous avouerez, Messieurs les jurés, qu’il y a là une bien étrange coïncidence… Ce voleur, cet assassin (car il aurait certainement assassiné quelqu’un, si le logement n’avait été désert), vous le condamnerez, oui vous condamnerez cet incendiaire notoire ; vous donnerez ainsi aux ménagères la faculté de s’éloigner un instant de leurs logis pour aller faire leurs achats ; et les propriétaires n’auront plus à trembler pour leurs immeubles, assurés ou non. Et qu’ai-je besoin de vous exposer tout cela. Regardez-le, le bandit, mais regardez-le ! Sa figure ne le dénonce-t-elle pas tout de suite, sa figure de voleur, d’assassin, d’incendiaire ! Je regrette seulement qu’il n’ait pas perpétré dix vols, dix assassinats et dix incendies de plus, car alors la société eût été obligée de sortir de son coupable sommeil, de se défendre enfin ! »

Nous n’ignorons pas que le Procureur parle de façon beaucoup plus noble. Nous faisons de la parodie, bonne pour les petits journaux comiques. Mais supposons que nous soyons en présence d’une affaire qui relève un tant soit peu de la psychologie. (Nous savons que tout les procureurs sont terriblement fort en psychologie…) eh bien, ce sera encore la même chose !… Le Procureur en viendra toujours à déplorer qu’au lieu d’un seul empoisonnement (par exemple) il n’y en ait pas eu dix, cent, cinq cents parce que les cœurs de la foule frémiraient enfin et que a société se lèverait comme un seul homme, etc.

On va m’objecter que le Procureur est un fonctionnaire qui doit agir selon les nécessités de son emploi ; son rôle est d’exagérer l’accusation. Cela ne fait de mal à personne, au contraire, c’est utile. Il y a là l’avocat dont la tâche est précisément de réfuter le Procureur. Il lui sera permis de prouver avec politesse que ce procureur est un parfait et inepte imbécile et un gredin puisque c’est lui-même qui a mis le feu à la troisième avenue de l’ile Basile ; la preuve c’est que le Procureur se trouvait justement ce jour-là sans ladite ile Basile pour fêter l’anniversaire de naissance du général Mikhailow, homme excellent et tout ce qu’il y a de plus noble… Si ce Procureur n’avait pas lui-même incendié l’immeuble par haine pour son propriétaire, le marchand Ivan Borodaty, il ne lui serait pas venu à la tête l’idée stupide d’accuser le prévenu.

Souvenez-vous aussi qu’il est permis aux avocats, par les règles de leur art, de faire d’immenses gestes, de verser des larmes, de grincer des dents, de s’arracher les cheveux et même de tomber évanouis quand leurs nobles cœurs ne sont plus de force à supporter une accablante injustice. Il n’est aucunement loisible au Procureur d’en faire autant, si noble que soit son cœur ; il serait déplorable de voir s’étaler raide un personnage revêtu d’un uniforme officiel. Ce n’est pas l’usage.

Je me permets encore de caricaturer quelque peu ce qui se passe en réalité avec une impressionnante noblesse, mais je ne me soucie que de l’essence des choses ; j’arrive au même résultat qu’en employant le langage le plus noble.

— Eh bien, me dira-t-on, procureur et avocat sont dans leur rôle. Il faut un peu d’exagération de part et d’autre. Le juré est parfois un homme pas trop affiné, occupé de sa boutique, de son négoce ; il est distrait au besoin et pas toujours de force à apprécier sainement les choses. Il est nécessaire de l’impressionner. Aussi là-bas, dans la chambre des délibérations, nos jurés, dès leur entrés, savent-ils déjà à peu près ce qu’il convient de faire ; ils accomplissent leur fonction presque mécaniquement. C’est pour cela qu’une attaque acharnées et une défense également acharnée sont de mise. La violence de l’attaque peut servir l’accusé. On ne peut donc rien inventer de mieux. Avec cela, la Justice est entouré de publicité. La foule afflue dans la salle d’audiences ; est-ce simplement pour le spectacle ? Non, elle veut être édifiée et sort de là avec les impressions les plus salutaires.

Cependant tous les assistants ont vu qu’il y avait dans tout cela quelque chose d’insincère. Non pas, certes, dans la conduite du tribunal ou dans la rédaction de la sentence. Mais ces habitudes dramatiques empruntées aux tribunaux européens se sont trop enracinées chez les représentants de la défense et de l’accusation.

Je rentre chez moi après ces débats et me mets à penser. Mais, me dis-je, je connais personnellement Ivan Christophorovitch, le procureur. C’est un très brave homme d’un grand esprit, et pourtant il a menti et sait qu’il a menti. C’était une affaire de deux mois de prison, et il l’a traité comme une affaire de déportation. Que ses exagérations aient servi à rendre tout plus clair, je le veux bien, mais il n’en est pas moins vrai qu’il a menti consciemment. Il a ainsi nui de son plein gré à l’accusé, étant donné surtout que la défense était médiocre. C’est l’amour-propre d’Ivan Christophorovitch qui est entré en jeu, aux dépens d’un malheureux prévenu. Est-ce excusable de la part d’un homme aussi humain, aussi hautement civilisé ?

Nous admettons que de tout cela sorte enfin la vérité, mais c’est par une voie tortueuse. La foule, qui est accourue là comme au spectacle, s’écriera à la sortie : « Comme ce procureur (ou comme cet avocat) ment bien ! » C’est donc le goût du mensonge cynique qui s’infiltre dans le public. On n’a plus soif de vérité, mais de talent. Le sentiment humain s’atrophie, et l’avocat n’y remédiera pas par ses évanouissements feints.

Je sais que ce ne sont là que vaines récriminations de ma part. Pourtant ces assises et ces jurys sont des institutions purement européennes. N’est-il pas possible d’espérer que des modifications apportées par l’esprit russe enlèveront à ces audiences ce qu’elles ont de trop mensongèrement théâtral. Alors tout sera vrai et sincère. Il n’y faut pas compter pour l’instant. Défenseurs et accusateurs continueront encore longtemps à se faire remarquer par leurs détestables manies. Les uns cherchent l’argent ; les autres une carrière brillante. Mais un jour, peut-être, le procureur aura le droit de défendre l’accusé, si bien que, si la défense proteste contre ce que l’on aura dû laisser subsister de l’accusation, les jurés ne le croiront plus, tout simplement. Je crois que cette nouvelle méthode mènera plus vite à la vérité que l’ancien système, qui consiste à outrer l’accusation et la défense.

Peut-être tout finira-t-il par apparaître dans ses proportions exactes. On n’ira plus au tribunal comme au théâtre, mais pour y chercher une leçon de morale. Ah ! les avocats auront de moins beaux honoraires !

Mais cette utopie ne deviendra une réalité que quand nous aurons des ailes, quand nous seront des anges.

Trop tard ! Il n’y aura plus de tribunaux !