Journal d’un écrivain/1877/Octobre, II

II

UN GENTLEMAN RESTE GENTLEMAN JUSQU’AU BOUT


Une des manies de nos gentlemen russes, c’est la manie de représenter, le besoin de mener un grand train de vie. Je laisse encore Hartung en dehors du débat, pour l’instant. Je ne parle qu’en général des membres de notre classe intelligente, auxquels pourrait arriver la même chose qu’à Hartung.

Un homme quelconque, sans grande situation personnelle, pénètre subitement dans la haute société. Sans autre fortune que ses relations, il veut posséder une voiture, un logement où il soit possible de vivre, des domestiques, etc. Peut-être est-ce dans l’intention de « faire son chemin » ; mais le plus souvent, il n’agit que par esprit d’imitation. Tout le monde vit comme cela. Pourquoi vivrais-je autrement ? Il se fait un nouveau code de l’honneur, où la vraie dignité n’a rien à voir. Un autre trait de notre homme intelligent russe, c’est sa mollesse, sa facilité à se laisser aller à toutes les compromissions. Il y a un tas d’exploiteurs, de boursiers, de tripoteurs qui sont des gens répugnants, mais fermes, mais ils sont peu nombreux. La société russe honnête se distingue par son besoin de faire toutes sortes de concessions, d’être toujours d’accord avec tout le monde. Cette expression « tout le monde », à une extrême importance pour un Russe, qui aime toujours à « être d’accord avec l’opinion générale ». Puis ce même Russe a un talent tout particulier pour s’entraîner lui-même à faire une sottise. Il n’aura peut-être aucune envie d’aller chez Zanftleben et de devenir son exécuteur testamentaire, mais il se convaincra lui-même qu’il ne saurait faire autrement. Eh bien quoi ! allons-y !

Dans cette sphère des Russes intelligents on trouvera des gens extrêmement sympathiques, mais malheureusement affligés de ces manies de « gentlemen » auxquelles je faisais tout à l’heure allusion. Beaucoup d’entre eux sont d’une naïveté touchante. Leur ignorance des affaires leur donne quelque chose d’attendrissant, mais ils ont un terrible sentiment de l’honneur. S’ils perdent ce qu’ils appellent l’honneur, ils se brûleront la cervelle comme Hartung, mais ils ignorent le chiffre de leurs dettes. Ce ne sont pas toujours des noceurs ; il y a parmi eux d’excellents maris et d’excellents pères, mais ils dissiperont leur argent aussi bien que des noceurs. Certains d’entre eux commencent la vie avec des bribes de fortunes provenant de la vente de terres héréditaires ; ces sommes disparaissent avant la fin de leur jeunesse. Après cela, ils se marient, trouvent un emploi de fonctionnaire quelconque. Mais les dettes augmentent sans interruption. Notre gentleman les paiera parce qu’il est un gentleman, mais ce sera en en contractant de nouvelles. Je suis sûr que, s’il faisait son examen de conscience, il verrait très bien qu’il est honnête, qu’il ne veut en rien faire tort à personne. Et pourtant il lui arrivera d’emprunter dix roubles à la bonne de ses enfants, dix roubles qu’elle aura amassés kopek par kopek. Maintenant, qu’y a-t-il de mal à cela ? La vieille bonne a parfois longtemps vécu chez lui : elle est presque une intime de la famille. Elle a honte de lui reparler de ces dix roubles. Si l’on avait, à temps, rappelé à notre gentleman sa dette de dix roubles, il en eût été plus tourmenté que d’une dette de dix mille. Malheureusement, il ne pourra plus en parler qu’aux anges (car il ira sûrement en paradis). La vieille bonne le regrettera et dira de lui : « Dieu le voit. C’était un bien brave homme, le meilleur des maîtres ! »

Mais si cet homme excellent pouvait revenir sur terre et se réincarner en un « gentleman » paierait-il sa dette à la vieille bonne ? Oui ou non ?

Il n’est pas toujours emprunteur notre gentleman. Son très noble ami Ivan Petrovitch le prie de signer pour six mille roubles de lettres de change.

— Je les mettrai, dit-il, à la Banque ; je les escompterai, et voici, mon très cher ami, des contre-lettres de change pour six mille roubles.

Inutile de réfléchir. Le gentleman signe les lettres de change. Il continue à rencontrer souvent au cercle Ivan Petrovitch. Tous deux en gens « comme il faut » ont oublié les lettres de change ; mais au bout de six mois les six mille roubles sont réclamés au gentleman. C’est alors qu’il a recours aux gens comme Zanftleben et qu’il fait des billets à cent pour cent.

Croyez bien qu’en ces suppositions je ne prétends aucunement raconter la vie du général Hartung que je n’ai jamais connu, mais je prétends qu’au personnage que j’esquisse, il pourrait arriver exactement tout ce qui est arrivé au général Hartung, tout, jusqu’au suicide inclusivement. Voilà pourquoi il me paraît, que dans cette affaire, il n’y a rien à reprocher au tribunal. La faute en est à la fatalité ; c’est une tragédie. Jusqu’au dernier moment, le général se considéra comme innocent et laissa la fameuse lettre !

Mais, me dira-t-on, comment admettre qu’un croyant puisse mentir dans un pareil moment ? Il est certain qu’il n’a rien volé. Vous ne voulez pas qu’il ait été assez inconscient pour ignorer s’il avait volé ou non. Le vol est une action matérielle, une action qui s’accomplit avec les mains. C’est tout simplement cette question : A-t-il rempli sa poche, oui ou on ? Il doit bien savoir s’il ne l’a pas remplie.

— Parfaitement juste. Mais voici ce qui peut être arrivé, ce qui est sûrement arrivé. Il n’a parlé que de lui-même quand il a écrit : « Je n’ai pas volé, je n’ai pas pensé à voler. » Les autres ont pu voler !

— C’est impossible. S’il avait permis aux autres de filouter et s’était tu, il aurait été un filou comme les autres. Le général Hartung ne pouvait pas ne pas comprendre que c’était la même chose.

Je répondrai : d’abord on peut douter qu’il ait connu le vol ; ensuite il est possible que le général Hartung veuille dire : « Moi je n’ai rien pris et les autres ont volé contre ma volonté. Je suis un homme faible, mais je ne suis pas un filou ; j’ai même opposé une résistance aux filouteries des autres. » Il est allé vers Dieu, sachant qu’il n’était pas coupable d’un vol accompli malgré lui. Mais il avait trop de cœur pour supporter qu’on pût le croire voleur, lui aussi. Puis, si sa lettre n’est pas explicite, c’est qu’il n’eût su, lui « gentleman », dénoncer les filous, surtout au moment où il « pardonnait à ses ennemis ».

Peut-être même ne se sentait-il coupable d’aucune faiblesse. Il pouvait y avoir eu dans toute l’histoire un tel enchevêtrement de circonstances qu’il ne s’y reconnaissait plus. Du reste les débats ont établi qu’il ne comprenait absolument rien aux affaires.

Une force aveugle semble l’avoir choisi lui seul comme victime expiatoire des vices de la société à laquelle il appartenait. Il y a, peut-être, dix mille Hartung dans ce monde-là, mais seul Hartung a péri. On comprend que l’horrible fin de cet homme, après tout honnête, ait excité la plus vive émotion dans les milieux fréquentés par les dix mille individus en question. Cette tragédie a pu être un avertissement pour ceux qui vivaient comme Hartung.