Journal d’un écrivain/1877/Février, II

II


L’ACTUALITÉ


Telle est leur conversation ; et voyez à quel point elle est actuelle. Et combien de traits caractéristiques et purement russe ! — D’abord ce genre de pensées était tout nouveau en Europe, il y a quarante ans ; Saint-Simon et Fourier étaient encore peu connus ; chez nous il n’y avait qu’une cinquantaine d’hommes qui fussent au courant de ces idées. Et voici que tout à coup des gentilshommes terriens causent de ces questions, la nuit, dans une grange, avec une certaine compétence, pour en venir à condamner tout nouveau régime social. Il est vrai que ce sont des gentilshommes de la très haute société, qui ont péroré au Club Anglais, qui lisent les revues… Mais le seul fait que l’utopie socialiste devient un sujet de conversation entre des hommes qui sont loin d’être des professeurs et des spécialistes, entre un Oblonsky et un Lévine, est un symptôme très curieux de l’état d’esprit actuel en Russie. Le second trait caractéristique est le suivant : celui des deux interlocuteurs qui inclinerait jusqu’à un certain point vers les nouvelles idées, qui semblerait s’intéresser plus que l’autre au prolétaire, est un homme qui ne donnerait pas un sou pour améliorer le sort du travailleur, qui, au contraire, dépouillerait ce dernier, le cas échéant. Remarquez que les Stiva, les Stépane Arkadievitch sont toujours les premiers à consentir à des concessions. Celui-ci a tout déserté, a condamné l’ordre chrétien, la famille, et cela ne lui a rien coûté. Il y a encore une phrase remarquable dans cet entretien : « De deux choses l’une : ou tu reconnais que l’organisation sociale est juste et tu défends les droits, ou tu avoues comme moi que tu jouis d’un privilège et que tu en jouis avec plaisir. » Ce qui se passe ne regarde pas Stiva ; il reconnaît qu’il agit mal, mais il continuera ses petits errements pour son plaisir. Il est tranquille parce qu’il a encore de l’argent ; quand il n’en aura plus, il se fera valet de cœur. Ça c’est malheureusement très russe. Notre maxime à la mode est : Après moi le déluge !

Ce qu’il y a de plus intéressant là-dedans, c’est qu’auprès d’Oblonsky, nous trouvons un autre type de l’aristocratie russe tout aussi répandu que le type Stiva. Celui-ci représente une certaine forme de notre cynisme. Les représentants de ce type vous diront tout comme lui : L’essentiel pour moi, c’est de ne pas me sentir coupable. Ils sont cyniques mais honnêtes, leur conscience avant tout. Du reste, ce même homme, plus tard, quand il aura pu décider du juste et de l’injuste, deviendra semblable au « Vlas » de Nékrassov qui distribue sa fortune dans une crise d’attendrissement.


« Et s’en alla recueillir des aumônes pour achever la construction du temple de Dieu… »


Si Lévine ne va pas ramasser des offrandes pour achever de construire le temple, il fera certainement quelque chose d’analogue, et avec la même ferveur. Les hommes de cette catégorie ont, malgré tout, en eux, un énorme besoin de vérité. Oh ! leur intolérance est aussi grande ! Mais je tiens à dire qu’ils sont bien plus attirés par le vrai que par les phrases. Ils sont de plus en plus nombreux chez nous depuis vingt ans. Ils appartiennent à toutes nos classes sociales, à tous nos partis : on en trouve parmi les nobles et les prolétaires, les ecclésiastiques et les incroyants, les riches et les pauvres, les savants et les ignorants, les vieillards et les fillettes, les Slavophiles et les Occidentaux.

On me dira peut-être que j’exagère follement, qu’il n’y a pas chez nous tant de gens lancés à la recherche de l’honnêteté. Je déclare, cependant, que ces gens existent à côté des corrompus et des jouisseurs ; que ce sont eux qui sont l’avenir de la Russie ; qu’il est impossible dès à présent de ne pas les voir à l’œuvre.

L’artiste, en rapprochant l’égoïste Stiva, cet échantillon d’une espèce destinée à disparaître, de l’homme nouveau Lévine, a comme symbolisé la société russe. Ce que l’auteur a parfaitement compris aussi, c’est que ces questions sont neuves en Russie, et qu’en les abordant, les deux gentilshommes paient leur tribut à l’Europe. Lévine confond un peu, d’abord, la solution chrétienne avec le « droit historique ».

Pour être plus clair, imaginez un peu le tableau suivant :

Debout, pensif, après sa conversation avec Stiva qui l’a plus troublé qu’il n’a voulu le dire, Lévine songe douloureusement à résoudre honnêtement la question qui le préoccupe : « Oui, pense-t-il tout haut, encore indécis, Oblonsky avait raison hier : nous mangeons, nous buvons, nous allons à la chasse, nous ne travaillons jamais, tandis que le pauvre peine toujours. Pourquoi cela ? Oui, Stiva est dans le vrai : je dois partager mon bien entre les pauvres et travailler avec eux. »

Près de Lévine se trouve un pauvre qui lui dit : « C’est en effet ton devoir de nous donner tes biens et d’aller travailler. » Lévine ne se trompera pas, et le pauvre dira la vérité, si nous considérons la question au point de vue le plus élevé. Mais il s’agit de bien poser cette question, sinon tout ne sera que gâchis dans nos cervelles russes. En Europe, la vie et la pratique ont amené un commencement de solution, absurde il est vrai, mais qui n’établit, du moins, plus de confusion entre le point de vue moral et le droit historique. Je voudrais rendre ma pensée encore un peu plus claire en employant le moins de mots possible.