Journal d’un écrivain/1877/Février, I

FÉVRIER




I


L’UNE DES PLUS IMPORTANTES QUESTIONS MODERNES


Il y a plus d’un an déjà que je publie ce Carnet d’un Écrivain, et mes lecteurs ont dû remarquer le soin que je prends de parler le moins possible des phénomènes courants de la littérature russe, si ce n’est quand je suis atteint d’une sorte d’enthousiasme dithyrambique. J’ai l’air de me détacher des choses littéraires, mais combien mensongère est cette attitude ! Écrivain, je m’intéresse plus que n’importe qui à tout ce qui se publie ; mais, précisément, je suis écrivain, et si j’ai le malheur d’exprimer une opinion médiocrement louangeuse, on attribuera ma façon de voir à la jalousie et à l’intérêt personnel.

Pourtant, je vais tâcher, aujourd’hui, de m’affranchir de mes scrupules. Je ne parlerai pas, d’ailleurs, tout à fait en critique littéraire. Je viens de lire une chose tellement caractéristique, tellement sérieuse, tellement grave que je ne puis plus garder le silence. Dans l’œuvre d’un écrivain artiste au suprême degré, du bellelettriste par excellence, j’ai trouvé trois ou quatre pages d’une véritable actualité, d’une importance capitale pour nos actuelles questions russes, politiques ou sociales… Je parle de quelques pages d’Anna Karénina, du comte Léon Tolstoï. De ce roman, pour commencer, je ne dirai qu’un mot. Je me suis mis à le lire, comme tout le monde, il y a déjà fort longtemps. Au début il m’a plu extrêmement ; plus tard, quelques détails d’un grand intérêt continuaient à me captiver, de sorte que je ne pouvais me détacher de ma lecture, mais l’ensemble me plaisait moins. Il me semblait que j’avais déjà lu tout cela, et sous une forme plus fraîche, dans l’Enfance et l’Adolescence et dans la Guerre et la Paix, du même auteur. C’est toujours bien que le sujet se soit modifie, bien entendu, l’histoire d’une famille russe de la noblesse. Les personnages et surtout Vronsky ne peuvent parler entre eux que de chevaux. Comme représentants d’une classe, ils sont intéressants, mais deviennent monotones à la longue. Il me semblait, par exemple, que l’amour de cet « étalon en uniforme », comme l’appelle un de mes amis, aurait dû être présente uniquement sous la forme ironique. Dès que cela cessait d’être comique, cela devenait foncièrement ennuyeux, surtout quand l’auteur essayait de nous peindre sérieusement le cœur de son personnage. Mais, brusquement, toutes mes objections sont tombées. La scène où son héroïne est en danger de mort (elle se remet parfaitement, du reste, par la suite), m’a fait comprendre l’un des buts essentiels de l’auteur. Au milieu de la vie niaise et mesquine que mènent ces désœuvrés éclate une vérité de la vie éternelle, et tout en est éclairé. Ces êtres insignifiants, vains et menteurs, deviennent brusquement des hommes, des vrais hommes, par le seul effet d’une loi naturelle, de la loi de la mort. Leurs yeux se dessillent et ils voient la vérité. Les derniers sont devenus les premiers et les premiers (Vronsky) comprennent et s’humilient ; une fois humiliés, ils deviennent incomparablement meilleurs, plus nobles. Le lecteur sent que toutes nos émotions, les petites, les honteuses, comme celles que nous considérons comme sublimes, ne sont que des apparences menteuses qui s’évanouissent devant la vérité vitale. Nous voyons que c’est cela que le grand romancier a voulu nous démontrer, en entreprenant son œuvre. Il n’était que trop nécessaire de rappeler aux lecteurs russes cet axiome éternel ; plusieurs, chez nous, commençaient à l’oublier. En nous forçant à nous souvenir, l’auteur a fait une bonne action, et dans aucun passage de son livre il ne s’est montré un plus grandiose et plus prestigieux artiste.

Puis le roman traine encore ; mais, à mon grand étonnement, j’ai trouvé dans la sixième partie de l’ouvrage une scène vraiment « actuelle », une scène nullement parasitaire, nullement voulue, faite exprès, mais sortie du fond même du roman, de son « fond artistique ». Néanmoins, je répète que je fus étonné car je ne croyais pas que l’auteur dût mener ses héros aussi loin dans leur évolution. Il est vrai que le roman eût été incomplet sans cela ; il eût peint un coin de vie, mais en omettant l’essentiel, le plus grave… Mais je me lance dans la critique, malgré mon intention formelle… Je ne voulais pourtant que vous montrer une scène très importante à cause des deux personnages qui y jouent un rôle et du point de vue auquel l’auteur se place pour voir ces deux personnages.

Ils sont tous deux nobles, nobles de vieille souche, propriétaires terriens depuis des siècles, anciens possesseurs de serfs, car l’auteur les prend après l’émancipation. Après cette émancipation que deviendra la vie sociale des gentilshommes russes ? L’auteur a, en partie, résolu la question car les deux types qu’il a choisis sont représentants de deux catégories bien tranchées de nobles ruses. L’un d’eux, Stiva Oblonsky, est un épicurien égoïste qui vit à Moscou, un membre du Club Anglais de cette ville. On considère généralement les hommes de cette catégorie comme d’innocents et aimables viveurs qui ne gênent personne, comme des gens d’esprit qui savent vivre pour leur plaisir. — Ils ont parfois une famille nombreuse et sont aimables avec leur femme et leurs enfants, mais pensent très peu à eux. Ils ont un goût très vif pour les femmes légères, tout au moins pour celles qui sont décoratives et à la mode. Ils sont peu instruits, mais aiment ce qui est beau, l’Art et le reste, et ont l’habitude de causer de tout.

Depuis l’émancipation des paysans, ce noble a tout de suite vu où il allait : il a su évaluer, supputer, et a conclu qu’il lui resterait toujours d’assez fortes bribes d’opulence. Après lui, le déluge ! Du sort de sa femme et de ses enfants, il n’a cure. Grâce à ses débris de fortune et à ses relations, le sort d’un cœur lui est épargné. Mais que sa fortune disparaisse complètement, et il se mettra la chaîne au cou. Autrefois, pour payer ses dettes de jeu ou rémunérer ses maîtresses, il lui est arrivé de vendre de ses paysans. Mais de tels souvenirs ne l’ont jamais gêné. Il a tout oublié. Quoiqu’il soit un aristocrate, il ne compte plus sa noblesse pour rien depuis l’émancipation. Parmi les hommes il ne connaît que celui dont il a besoin, le fonctionnaire influent ou le ploutocrate. Le banquier et le constructeur de chemins de fer sont devenus des puissances et, tout de suite, il est allé à eux.

Sa causerie avec Lévine, son parent et son ami, a même commencé par des reproches de ce dernier à ce sujet. Lévine est aussi un propriétaire rural mais d’un type tout différent : il vit sur son domaine et le fait valoir lui-même. Oblonsky ne fait que rire de ce qu’il considère comme des divagations. La causerie a lieu à la chasse par une nuit d’été. Les chasseur sont entrés pour se reposer dans une grange du paysans et sont étendus sur de la paille. Oblonsky croit démontrer à Lévine que son mépris pour les spéculateurs industriels, pour leurs intrigues et leurs gains trop rapides, provient de sots préjugés ; que ces gens d’argent sont des hommes comme les autres, qu’ils travaillent comme tout le monde et montrent la vraie voie à suivre.

— Mais leurs bénéfices sont hors de proportion avec leur dépense de travail, dit Lévine.

— Et qui fixera les proportions ? répond Oblonsky.

— Je reçois un traitement plus fort que le chef de bureau que j’ai sous mes ordres, et il connaît mieux les affaires que moi… — Et ce que tu touches pour ton travail dans ton exploitation agricole ? — Quand tu as cinq mille roubles de gain, le paysan met-il plus de cinquante roubles dans sa poche ? Tu te trouves vis-à-vis de lui dans la même situation que moi vis-à-vis de mon chef de bureau. Est-ce plus honnête ?

— Permets, réplique Lévine, je sens bien que c’est injuste, mais…

— Oui, tu le sens, mais tu ne lui donneras pas la propriété, interrompit Stépane Arkadievitch, taquinant Lévine.

— Je ne la donne pas parce que personne ne me demande cela, que si je voulais restituer je ne saurais qui m’adresser.

— Donne-la à ce paysan-là : il ne refusera pas.

— Mais comment vais-je m’y prendre ?

— Je n’en sais rien, mais tu es convaincu que tu n’es pas dans ton droit ?

— Voilà ! C’est que je ne suis pas du tout convaincu de ce que tu dis, je sais au contraire, que je n’ai pas le droit de donner, que j’ai des devoirs envers la terre et envers la famille.

— Permets ; si tu crois qu’il y a là une injustice, tu dois agir conformément à ta conscience.

— J’agis mais négativement : je ne cherche pas à augmenter encore ma part au détriment de la sienne…

— Tu es paradoxal… mon cher ; de deux choses l’une : ou tu reconnais que l’organisation sociale actuelle est juste et tu défends tes droits, ou tu avoues comme moi que tu jouis d’un privilège et que tu en jouis avec plaisir.

— Si c’était un privilège injuste… je ne saurais pas en jouir avec plaisir. L’essentiel pour moi, c’est de ne pas me sentir coupable…