Journal d’un écrivain/1877/Décembre, IV

IV

UN TÉMOIN EN FAVEUR DE NÉKRASSOV


Hamlet s’étonnait de voir les larmes de l’acteur qui, en déclamait son rôle, pleurait une « certaine » Hécube. Que lui importe cette Hécube ? demandait le prince. La question suivante peut se poser : Notre Nékrassov était-il, lui aussi, un acteur ? Était-il capable de pleurer ce dont il se priva lui-même, d’exprimer sa douleur en des vers d’une beauté immortelle et de se consoler le lendemain rien qu’en se délectant de la beauté de ses vers ? Envisageait-il ses admirables vers comme un moyen d’acquérir de l’argent et de la gloire ? L’angoisse du poète, au contraire, ne demeurait-elle pas aussi complète après s’être exprimée, peut-être même aggravée par ce qu’il y avait de vivant et de poignant dans sa poésie ? Il retombait à ses égarement, soit, mais acceptait-il d’un cœur paisible sa déchéance ? Ses gémissements et ses cris poétiques ne sortaient-ils pas plutôt de son repentir ? Ne voyait-il pas clairement ce qui lui coûtait le démon qui était en lui et de quel prix il payait ce qu’il recevait de cet ennemi ? Pouvait-il momentanément se réconcilier avec ce démon quand il voulait justifier son « esprit pratique » en en causant avec ses amis, ou même cette réconciliation n’était-elle pas complète et durable ? Ou plutôt ne souffrait-il pas plus encore après ces conversations et ne ressentait-il pas u redoublement de remords ? Comment résoudre ces questions ? Je crois qu’il ne nous resterait qu’à le blâmer de ne pas s’être donné la mort, puisqu’il n’était pas de force à vaincre ses passions. Mais de quel droit nous érigerions-nous en juges ? Cela serait assez ridicule !

Toutefois le poète qui a écrit :

Tu peux ne pas être poète,
Mais tu dois être citoyen,

a comme reconnu aux hommes le droit de le juger, en tant que citoyen. Et cependant nous aurions honte de le juger. Comment vivons-nous nous même ? Seulement, voilà : nous ne parlons pas de nous tout haut au public ; nous cachons notre ignominie et nous en accommodons en notre for intérieur. Telles actions font pleurer Nékrassov, qui nous ne troubleraient même pas une minute. Nous ne connaissons ses chutes que par ses propres vers. S’il n’avait pas parler lui-même, tout ce que l’on raconte sur son « esprit pratique » n’eût jamais été su. Il faut bien dire que pour un homme si « pratique », il n’était guère malin d’aller publier ses repentirs. Ne serait-ce pas une preuve de son manque absolu d’« esprit pratique » ? En tout cas, il y a un témoin qui peut déposer en faveur de Nékrassov, et ce témoin est le peuple qui témoigne pour lui. Pourquoi donc un « homme pratique » irait-il s’emballer pour le peuple ? Les autres essayent de faire un métier lucratif ; lui se serait contenté de pleurer sur le peuple ! Ce n’était qu’un caprice. Mais qu’est-ce qu’un caprice qui dure toute la vie d’un homme ? Il se faisait des rentes avec ses attendrissements sur le peuple ? Je crois qu’il est impossible de simuler l’amour ardent que traduisent les vers de Nékrassov. Dans tous les moments pénibles de sa vie il se tourna vers le peuple ; il l’aimait de toute son angoisse et de toute sa douleur. Comprenez cela, et tout Nékrassov vous devient clair, aussi bien l’homme que le poète. En mettant son talent au service des pauvres gens, il lui semblait expier un peu. L’essentiel est que ses sympathies ne sont pas aller à ce qu’aimaient et vénéraient les hommes de son entourage. Elles allaient aux affligés, aux souffrants, aux humiliées. Quand il était pris de dégoût pour la vie qu’il menait, il partait pour son village natal, se prosternait sur les dalles de sa pauvres église et trouvait la guérison de tous ses maux. Il n’aurait pas choisi ce genre de consolation s’il n’y avait pas cru. S’il n’a rien trouvé dans sa vie de plus digne d’amour que le peuple, c’est qu’il avait compris que la vérité est dans le peuple, que c’est en lui qu’elle se conserve. Si ce n’était pas tout à fait consciemment qu’il s’agissait alors, si ses opinions habituelles ne reflétaient pas ses sentiments, du moins ces sentiments demeuraient dans son cœur. Dans le moujik vicieux, dont l’image humiliée et humiliante le tourmentait alors, il voyait quelque chose de vrai et de saint qu’il ne pouvait ne pas admirer, ne pas comprendre de tout son cœur. C’est pour cela que je l’ai mis au rang de ceux qui ont reconnu la vérité populaire. C’était là qu’il trouvait la consolation que ne lui apportaient ni les raisonnements subtiles, ni les paradoxes, ni les justifications « pratiques ». S’il n’avait pas eu cela, il aurait souffert sans interruption toute sa vie. Quels juges pouvons-nous être si nous pensons cela ? quels accusateurs ?

Nékrassov est un type russe historique, un de ces grands exemples de dualisme d’âme qui se rencontrèrent surtout à notre triste époque. Mais cet homme est resté dans nos cœurs. Ses élans de poète ont été souvent si sincères et si spontanés ! Sa sympathie pour le peuple est si subitement franche qu’elle lui assure une place très haute parmi les poètes. Quant à l’homme, son amour des humbles l’acquitte, s’il a besoin d’être acquitté.