Journal d’un écrivain/1877/Décembre, III

III

LE POÈTE ET L’HOMME


Tous les journaux ont insisté sur certain « esprit pratique » de Nékrassov, sur ses défauts, ses vices même, ajoutant que, grâce à quelque duplicité, il ne nous laissait qu’une image un peu trouble de lui-même. Certaines publications ont parlé de son amour pour le peuple et des journaux dont souffre l’intelligence russe. Moi je crois que, dans l’avenir, le peuple connaîtra Nékrassov. Il comprendra alors qu’il y a eu un bon noble russe qui s’est attendri sur ses malheurs et qui, aux jours de tristesse, est allé vers lui. L’amour pour le peuple n’a peut-être, en effet, été, chez Nékrassov, qu’une issue à ses douleurs personnelles.

Mais avant de rien dire des douleurs personnelles du poète, je veux expliquer certains côtés de l’homme. Chez Nékrassov, l’homme et le poète sont intimement mêlés l’un à l’autre. Ils ont si bien réagi l’un sur l’autre, qu’en parlant du poète il faut s’occuper du citoyen. Ceux qui lui consacrent des articles ont toujours l’air de vouloir l’excuser. De quoi ? Quel besoin peut-il avoir de notre indulgence ? On prononce à chaque instant cette expression d’ « esprit pratique » ; on veut dire par là, sans doute, qu’il possédait l’art de bien faire ses affaires ; et, en effet, les justifications pleuvent aussitôt. Il a beaucoup souffert dès l’enfance ; adolescent, il a connu encore à Pétersbourg des jours difficiles, abandonné, sans gîte ; il a eu des quantités de chagrins et d’ennuis, et il n’y a pas à s’étonner que l’ « esprit pratique » lui soit venu d’assez bonne heure. D’autres vont plus loin et insinuent que sans cet « esprit pratique » Nékrassov ne fût jamais parvenu à faire paraître sa revue. On semble vouloir laisser à entendre qu’il n’a atteint de bons buts que par des moyens fâcheux — et cela à propos d’un homme comme Nékrassov, qui a su émouvoir tous les cœurs, exciter l’enthousiasme ou l’attendrissement avec ses beaux vers. Tout cela est dit pour l’innocenter, bien entendu ; mais je crois que Nékrassov n’a pas besoin d’être défendu si énergiquement. Ce genre d’excuses a toujours quelque chose d’humiliant pour celui que l’on justifie avec tant d’empressement. On a l’air de dire que ce même poète qui, la nuit, aurait écrit les plus admirables vers émus que l’on puisse imaginer, se hâtera, le matin venu, d’essuyer ses armes pour nous rejouer quelque joli tour avec son « esprit pratique ». Ces beaux vers auront été composés très froidement, et quand on viendra nous demander qui nous venons de conduire au cimetière, nous devrons répondre : « Le représentant le plus éclatant de la doctrine de l’Art pour l’Art. » Eh bien ! non, cela n’est pas vrai ? Nous venons de perdre non pas un froid adepte de l’« Art pour l’Art », mais un vrai poète dont les souffrances populaires déchiraient très réellement le cœur, un martyr de soi-même.

Il vaut mieux expliquer franchement les choses, afin de dégager nettement la personnalité du défunt, telle qu’elle fut.

Il importe qu’il ne demeure plus aucun malentendu à son sujet et qu’on ne puisse plus souiller une noble mémoire.

Personnellement, j’ai assez peu connu la « vie pratique » de Nékrassov ; je n’aborderai donc pas le côté anecdotique de son existence. Je le pourrais, d’ailleurs, que je ne le ferais pas, ayant les plus fortes raisons pour savoir ce que l’on a raconté sur lui mérite tout au plus d’être qualifié de « potins ». Je ferai même plus : ma conviction est que la moitié ou les trois quarts des histoires qui courent sur lui sont de purs mensonges. Un homme aussi en vue que Nékrassov ne pouvait pas manquer d’ennemis. Que peut-il y avoir de vrai dans tout cela ? Sans doute il y a eu quelques moments regrettables dans sa vie — ou alors que signifieraient ces gémissements, ces cris, ces larmes, ces aveux, ces : « je suis tombé ! » cette confession passionnée faite à l’ombre de sa mère ? Il s’est flagellé lui-même jusqu’à la torture.

Voici des vers qui jettent un jour singulier sur l’une de ses préoccupations :

Le vent soufflait, il pleuvait
Quand du gouvernement de Poltawa
J’arrivai dans la Capitale ;
J’avais à la main un long bâton,
Auquel était accroché un sac vide,
J’avais sur le dos une pauvre fourrure de mouton,
Dans ma poche quinze grosch.
Sans argent, sans nom.
J’étais petit de taille et ridicule à voir ;
Mais quarante ans se sont passés,
Et j’ai un million dans ma poche.

Le million ! Est-ce là la démoniaque obsession de Nékrassov ? Eh quoi ! aimait-il tant l’or, le luxe, le plaisir et est-ce pour cela qu’il est tombé dans « l’esprit pratique » ?

Non ce ne fut pas ce démon qui l’obséda. Disons tout d’abord que c’était le démon de la fierté, et non pas celui de l’avarice.

Il éprouvait seulement le besoin de posséder quelque aisance afin de pouvoir vivre à l’écart, mettre un mur entre lui et les autres hommes et ne regarder que de loin leurs luttes perverses.

Je crois que ce besoin exista déjà dans l’enfant de quinze ans, qui se trouva sur le pavé à Pétersbourg après s’être presque enfui de chez son père. Si jeune encore, son âme était blessée ; il ne voulait pas rechercher de protecteurs. Ce n’était peut-être pas encore cette méfiance des hommes qui se glissa pourtant de bonne heure en lui, ce n’était qu’un instinct. « Admettons, se disait-il sans doute, admettons qu’ils ne soient pas aussi méchants et perfides qu’on le raconte ; mais je crois que, sans méchanceté aucune, ils vous perdraient s’il y allait de leur intérêt. » C’est alors que commencèrent les rêves bizarres de Nékrassov. Qui sait si ce vers :

Et j’ai un million dans ma poche,

il ne le composa pas dans la rue, en arrivant à Pétersbourg.

Il ne voulait ne dépendre de personne. J’avoue que ce souci n’était peut-être pas digne de l’âme de Nékrassov, cette âme qui se trouva si facilement un écho en elle pour tout ce qui était beau et saint. Il semble que des hommes comme lui devraient pouvoir se mettre en route pieds nus et mains vides, riches seulement de ce qu’ils portent dans leurs cœurs. Leur idéal ne aurait être l’or ! L’or c’est la brutalité, la violence, le despotisme ! L’or ne devrait être un idéal que pour la foule des faibles, des timides, que Nékrassov lui-même a tant méprisée. Qu’ont-il à faire de l’or, ceux qui chantent comme lui :

Mène-moi au camp de ceux qui périssent
Pour cette grande œuvre d’amour !

Mais le démon de la fierté resta en lui, et il paya sa faiblesse envers l’intrus de souffrances qui durèrent toute sa vie.

Je ne parlerai pas des bonnes œuvres de Nékrassov. Il n’en disait jamais un mot ; mais elles furent néanmoins. Bien des gens commencent à témoigner de l’humanité, de la bonté apitoyée de cette « âme pratique » .

M. Souvorine en a déjà cité quelques traits. On me dira que je veux trop facilement réhabiliter Nékrassov. Non, je ne le réhabilite pas : je cherche à expliquer et crois pouvoir le faire de façon concluante.